Exposition

Folie et raison – à propos d’« Histoire(s) de René L. » au Mucem

Journaliste

Quand un concept foucaldien – l’hétérotopie – rencontre un individu ordinaire – René L. : à partir de dessins d’un schizophrène retrouvés par hasard dans un ancien asile, Philippe Artières et Béatrice Didier ont conçu au Mucem une exposition-enquête, révélant une mémoire parallèle du second vingtième siècle. Comme un lien secret entre l’imaginaire d’un fou et l’esprit général de son temps.

Avec sa thèse Folie et déraison, histoire de la folie à l’âge classique, soutenue en 1961, Michel Foucault a fait entrer « les malades comme acteurs de l’histoire », attentif qu’il était à leurs visages et à leurs discours. Poursuivant ses recherches sur les institutions disciplinaires accueillant ces « anormaux », le philosophe s’intéressa aussi aux espaces d’enfermement, notamment dans une conférence, « Des espaces autres », prononcée le 14 mars 1967 et publiée en 1984. Il distinguait ainsi deux grands types d’espaces : les « utopies », soit des emplacements sans lieu réel, et les « hétérotopies », soit des lieux concrets, dessinés dans l’institution même de la société, pensés comme des contre-emplacements qui ont « le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces qui sont en eux-mêmes incompatibles ». Des lieux construits à l’intérieur d’une société, mais qui obéissent à d’autres règles.

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C’est précisément à la hauteur de cette double réflexion sur la folie et sur l’hétérotopie que se mesure l’exposition au Mucem, Histoire(s) de René L. Hétérotopies contrariées, hantée par le spectre de Michel Foucault. Conçue par Béatrice Didier, co-directrice du Point du Jour, centre d’art de Cherbourg, et par l’historien Philippe Artières, spécialiste, entre autres, de l’œuvre du philosophe[1], cette exposition procède autant d’un long travail de connaissances accumulées sur Foucault que d’une attention flottante aux hasards du monde sensible. Comme si les concepts percutaient naturellement les formes, comme si les traces des vies réelles vibraient dans les récits théoriques.

Car c’est en fouillant dans des tas de papiers « à jeter » dans un bâtiment asilaire de la Manche en voie de destruction (la fondation Bon-Sauveur à Picauville) que Philippe Artières et Béatrice Didier sont tombés par hasard sur plusieurs rouleaux de papiers contenant une cinquantaine de dessins au crayon, minutieusement colorés. Des dessins aux traits naïfs, voire enfantins, mais appliqués et quasi obsessionnels dans la répétition de quelques motifs, qui suscitèrent la curiosité des deux historiens fureteurs. Ses dessins semblaient révéler l’expérience d’une vie marquée, comme au fer rouge, par l’idée de l’espace autre (l’asile, la colonie, les bateaux, les immeubles…). « Qu’étaient ces dessins ? », se demandèrent-ils alors. « Le produit d’un atelier thérapeutique ? Des œuvres d’art brut ? Des archives ? Des signes énigmatiques laissés par un individu se prénommant René – chacun des dessins était signé ».

Pour René, le navire incarne tout à la fois le monde de l’enfance et celui d’une forme de liberté, une hétérotopie heureuse, un espace refuge, qui échappe à l’enfermement.

C’est à partir de ces questions inaugurales, portant sur la nature et le statut de ces dessins, que les deux « commissaires » (d’exposition, pas de police, quoique…) se sont lancés dans une « enquête », visant moins à identifier le profil et la vie secrète de ce René qu’à saisir, au-delà de lui, ce que ses dessins fascinants racontaient de son temps, des idées et des lieux qu’ils consignaient. Que pouvait-on apprendre de ce René L, né en 1920 en Algérie, où ses grands-parents alsaciens avaient exilé en 1871 suite à la défaite ? Que pouvait-on comprendre des pulsions créatrices de la part de ce schizophrène qui, de Blida à Picauville, dans la Manche, où il fut rapatrié en 1963, passa toute sa vie dans des établissements psychiatriques, jusqu’à sa mort en 1993 ? C’est donc bien pour résoudre une énigme que l’exposition a été montée, pièce après pièce : une expo-enquête, fonctionnant par association d’idées, s’attachant à des traces, dont l’accumulation hétéroclite dessine un certain état du monde mental et social.

Ce que l’historien Carlo Ginzburg appelait le « paradigme indiciaire » sert ici de fil directeur à une exploration conceptuelle et sensuelle, nourrie autant par l’histoire de la philosophie que par celle de la vie ordinaire, par l’histoire de la littérature que par celle de l’architecture. Philippe Artières précise qu’il s’est agi de « partir à la recherche de René L., non dans les archives de l’État civil ou des institutions psychiatriques, mais dans l’Histoire, la grande ». Suivre à la trace René L, c’est non seulement l’inventer (dans la mesure où l’on sait peu de choses de sa folie), mais c’est aussi « explorer une autre mémoire de notre présent », en assumant « le risque » d’un métarécit qui déborde le cadre d’une biographie singulière pour la tirer vers quelque chose de l’ordre du symptôme, vaguement déréglé, d’une histoire collective.

Beaucoup de ses dessins, réalisés au début des années 1980, représentent des plans de villes et de maisons (il imagine même une ville olympique, qu’il avait prévu d’envoyer au président de la République François Mitterrand), mais aussi de bateaux. Le navire est d’ailleurs pour Foucault l’hétérotopie par excellence, rappelle Artières : « Les civilisations sans bateaux sont comme les enfants dont les parents n’auraient pas un grand lit sur lequel on puisse jouer. Leurs rêves alors se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure et la hideur des polices la beauté ensoleillée des corsaires », écrivait le philosophe. Pour René, le navire incarne tout à la fois le monde de l’enfance et celui d’une forme de liberté, une hétérotopie heureuse, un espace refuge, qui échappe à l’enfermement. « Et sans doute René L. contemple-t-il de longues heures les bateaux qui passent au loin quand il séjourne, l’été, sur les plages de la Manche », suggèrent les commissaires.

« Ce que nous avons imaginé en regardant la cinquantaine de dessins que René avait produit, c’est ce qu’il a perçu de l’histoire dont il a été contemporain, celle de la colonisation, celle de la psychiatrie et sa réforme à partir des années 60, mais aussi celle de l’architecture de la reconstruction, le Havre d’Auguste Perret ou encore un événement aussi médiatique que l’arrivée du paquebot France dans les années 60 ou les Jeux Olympiques de Grenoble en 1968 », soulignent les commissaires. « Ce qui nous a frappés, c’est qu’avec René, soudain, des liens inédits entre des événements nous sont apparus. En suivant son parcours, en effet, une mémoire parallèle du second vingtième siècle se donne à voir avec un ensemble d’acteurs très divers : soignants, militaires, sportifs, architectes, marins, artistes… ».

Les empêchements de René (son enfermement, ses rêves) sont aussi ceux que portent souvent en elles les hétérotopies, concrètes mais déceptives, à l’inverse des utopies, conceptuelles mais roboratives.

Quatre tables de travail centrales déplient ainsi les mondes de René : la colonie, l’asile, l’habitat collectif, et des « espaces autres » (le navire, le village olympique et les expositions coloniales). Un second cercle de tables présente des œuvres et manuscrits des figures tutélaires qui, selon Artières et Didier, ont inconsciemment façonné les mondes de René L : Michel Foucault, donc, mais aussi Frantz Fanon, pour son travail à la croisée de la psychiatrie et du colonialisme, Le Corbusier pour son travail sur l’habitat collectif, et Georges Perec, dont les thèmes de la disparition, des souvenirs et de l’infra-ordinaire, en font un frère possible. Au fil du parcours entre tables, des œuvres s’imposent au regard, comme le signe d’une affinité entre les affects de René et les représentations artistiques : un Nu de Fernand Léger, une sculpture d’un athlète par Germaine Richier, une demeure d’Étienne-Martin, une cage de Sol LeWitt, Modular Cube (1966-1968), en forme de parallélépipède simple et évidé.

Dans le miroir que renvoient les dessins de René L, affichés sur les quatre murs de l’espace d’exposition sous la forme d’une longue frise, c’est autant le visage d’une époque que celle d’un schizophrène enfermé qui se reflète. Le pari réussi de l’exposition est de se tenir à la confluence de ces deux niveaux. « Il ne s’agissait pas d’imposer des liens de causalité, de figer une chronologie », expliquent les commissaires, mais de donner à voir des objets très différents : un manuscrit de Michel Foucault, des extraits de films, des cartes postales, des sculptures, des photographies de presse, des maquettes de bâtiments et de bateaux, des dessins d’enfants…

« Il y a un désir très fort de déhiérarchiser les objets présentés pour donner à voir des mondes. Notre souci est aussi de faire partager cette expérience de recherche, sa fragilité, ses limites », expliquent-ils. La scénographie, proposée par l’agence Freaks, s’ajuste à cette idée circulaire, généalogique et affinitaire. Plutôt que des vitrines, ce sont des tables qui s’offrent au regard du visiteur, conscient qu’il traverse une exposition écrite, pensée en cercles et en lignes parallèles. « C’est pour accompagner cette subjectivité et pour éviter que le propos ne souffre d’une mise en espace trop autoritaire que nous avons proposé de répondre à l’hétérotopie par un dispositif scénographique évoquant la forme et la spatialité de l’île », soulignent ainsi les scénographes. Le visiteur erre d’une hétérotopie à une autre, comme il passerait d’une île à l’autre dans les Keys en Floride.

L’édifice aventureux et audacieux de l’exposition invite ainsi à des explorations successives et entremêlées de quelques grandes séquences historiques du XXème siècle, sans que chaque partie ne soit forcément dépendante d’une autre, sinon par l’imaginaire délié de René, témoin déroutant et lucide du XXème siècle. Un temps historique marqué par des tremblements (de terre, de guerre) et par des formes répétées de désenchantement, à l’image de tout ce qui échoua dans le traitement institutionnel de la folie, dans le destin tragique de l’épopée coloniale, ou dans les déceptions de l’habitat collectif… Si les histoires de René L. sont des histoires d’hétérotopies « contrariées », c’est non seulement parce que René en fut le témoin avisé et affligé, mais aussi parce que, peut-être, beaucoup d’hétérotopies portent en elles le principe obligé de leur échec. Les empêchements de René (son enfermement, ses rêves) sont aussi ceux que portent souvent en elles les hétérotopies, concrètes mais déceptives, à l’inverse des utopies, conceptuelles mais roboratives.

De l’hétérotopie coloniale (l’Algérie de son enfance, un espace pensé comme un espace vide à bâtir) à celle de l’asile (Joinville-Blida, le Bon-Sauveur dans la Manche), de l’hétérotopie du navire (qui transporte les colons vers l’Algérie, mais aussi celle du paquebot France qui à partir des années 1960 devient un mythe de la modernité) à celle des logements collectifs (ceux rêvés par Le Corbusier pour Nemours et Alger, ceux réalisés par Fernand Pouillon et Auguste Perret), jusqu’à celle des Jeux Olympiques de Grenoble en 1968, le parcours, court mais dense, est fait de correspondances secrètes et constantes. Si ces correspondances sont tissées par René L. lui-même, tant il est traversé dans sa vie et dans son imaginaire par les motifs de ces hétérotopies, Philippe Artières et Béatrice Didier jouent à les étendre et à les retendre, à puiser en elles des outils de réflexion et d’émotion, inspirés à part égale des idées et des formes. Leur singulier geste curatorial tire sa beauté particulière de cette façon de relier l’histoire de la folie à l’histoire de nos folies. De libérer le récit inaudible et égaré d’un homme enfermé dans sa propre aliénation pour le rattacher aux événements historiques qui nous ont tous affecté.

Histoire(s) de René L. Hétérotopies contrariées, une exposition au Mucem à Marseille jusqu’au 8 mai


[1] D’après Foucault : gestes, luttes, programmes, Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville, Les Prairies ordinaires, 2007. Signés Foucault & Cie, Philippe Artières, Éditions de la Sorbonne, 2020.

Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

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Notes

[1] D’après Foucault : gestes, luttes, programmes, Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville, Les Prairies ordinaires, 2007. Signés Foucault & Cie, Philippe Artières, Éditions de la Sorbonne, 2020.