Livres

Propriété du tracé – à propos des Lettres retrouvées (1969-1989) de Marguerite Duras et Michelle Porte

Critique

Les Lettres retrouvées (1969-1989) regroupent un ensemble de documents retraçant la relation entre la cinéaste Michelle Porte et Marguerite Duras. Réunissant correspondance personnelle, photographies, articles et entretiens inédits, ce livre-mosaïque recompose une relation d’amitié et tresse la vie quotidienne au travail des écritures (théâtrale, littéraire, cinématographique).

« Vanves est beaucoup plus près de Paris que Paris. »
Marguerite Duras

Pour la version éditoriale du film qu’elle lui a consacré en 1976, Michelle Porte avait demandé à Marguerite Duras d’écrire à la main ces quelques phrases dites off au début du documentaire : « Je fais des films pour occuper mon temps. Si j’avais la force de ne rien faire je ne ferais rien. C’est parce que je n’ai pas la force de ne m’occuper à rien que je fais des films. Pour aucune autre raison. C’est là le plus vrai de tout ce que je peux dire sur mon entreprise[1]. » Ces propositions iconoclastes et désacralisantes prennent alors une force graphique et corporelle insolite – que Jean-Luc Godard exploitera immédiatement. Dans Sauve qui peut (la vie) (1979), Jacques Dutronc/Jean-Luc Godard ouvre le livre de Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, pour lire à son tour ces quelques phrases en intégralité, et les commenter sobrement : « C’est valable pour moi aussi. »

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La même année, au seuil d’un court métrage de 18 minutes, la voix de Marguerite Duras évoque le caractère inexpliqué de la pratique des « mains négatives » dans les grottes magdaléniennes : non pas l’empreinte des mains elles-mêmes, mais leur contour, leur silhouette coloriée. À partir de ces tracés qui ne demandent ni n’expliquent rien, signature, graphème ou dessin, Marguerite Duras refait l’histoire du monde, le lever du jour sur Paris en plein été ; et cela s’appelle : Les Mains négatives (1979)[2].

L’intelligence critique de la cinéaste Michelle Porte transparaît dans cette sorte de décision très simple – qui peut sembler anecdotique et sans importance – : demander à une créatrice d’écrire sur une page blanche quelques phrases à la main. Cette sorte de décision est également emblématique du positionnement d’une cinéaste qui arpente avec attention, et continûment depuis plus de… 50 ans désormais, cette lisière séparant la vie de l’œuvre, l’intime de l’extime, le personnel de l’universel, la vie quotidienne de l’acte de création – et cela sans aucune concession à la consommation compulsive des images, à l’exhibition de soi, ou aux pornographies insipides du selfie. La ligne manuscrite nous relie au groupe par l’alphabet commun, et nous distingue du groupe par l’irréductible propriété du tracé, sa façon personnelle. L’ensemble de l’œuvre de Michelle Porte pourrait se définir à travers cette ambivalence continue de son action, d’une radicalité de plus en plus neuve à mesure que la lèpre des mèmes et les métastases du presque pareil défigurent la communication contemporaine.

Les Lieux de Marguerite Duras : pour en rester à ce film qui aura une très grande importance dans la carrière de Marguerite Duras et la compréhension de son œuvre, le dispositif de tournage adopté par Michelle Porte lui permettait d’accorder beaucoup de temps à la locutrice – provoquant un dialogue que l’on ressent comme très libre : présente à l’écran la moitié du temps, Marguerite Duras hésite et regarde hors champ, ralentit en regardant fixement la cinéaste, façonne un paradoxe en esquissant un sourire, suivant un rythme qui sollicite du spectateur un régime attentionnel extrêmement rare à la télévision. Il s’agissait donc de filmer la parole comme une action à part entière – et lorsqu’elle n’est pas montrée directement, elle s’articule par le montage à des images qui n’en épuisent aucunement le sens, mais au contraire en prolongent la résonance : devant des lieux réels ou des photographies, on a moins le sentiment d’assister à l’authentification d’une histoire et d’une pensée qu’à l’invention de cette histoire et de cette pensée – reliant avec une grande fluidité la vie quotidienne, une mémoire exotique, la condition féminine et la création littéraire.

Avec la même exigence et la même douceur, Michelle Porte donnera la réplique à Marguerite Duras dans un entretien d’une très grande importance également, réalisé juste après le tournage du Camion (1977), et publié dans sa version éditoriale. Après la projection de ce film d’une audace expérimentale stupéfiante, et d’une force de captation très insolite (si on considère la pulvérisation des normes du « cinéma dominant »), Michelle Porte présente à l’autrice des questions « pilotis » balisant une réflexion qui s’impose tout de suite comme décisive dans l’histoire du cinéma.

Réunissant « la mère Donnadieu » et « Duras », ce livre-mosaïque en propose un portrait composite, dont l’incomplétude fait la vitalité.

Entre le commun de l’alphabet et le propre du geste personnel, le livre que publient aujourd’hui les éditions Gallimard commence par la transcription typographique de quinze lettres et finit par des reproductions en fac-similé : l’édition très soignée restitue le geste de la main, nuances de l’encrage et vitesse des courbes, simplicité des phrases aussi, et – contrastes et variations – le régime-moteur d’une vie. Disposant sur 30 ans des balises documentaires (lettres, articles, photographies, entretiens, etc.), ce livre sans narrateur nous invite à composer nous-mêmes des situations, une histoire, à partir de quelques lettres retrouvées…

Préparé par Joëlle Pagès-Pindon, un appareil de notes sobre et précis fournit les points d’ancrage nécessaires à se représenter concrètement le décor des vies évoquées, sans chercher à donner une continuité biographique à ces documents disparates et espacés, tandis qu’un dialogue entre la critique et Michelle Porte se développe librement autour de chaque lettre, constituant progressivement les arrière-plans et les enjeux des échanges épistolaires ; se resserre alors la trame d’un monde dont s’anime le peuplement : Yann Andréa, Simone de Beauvoir, Lucia Bosé, Brigitte Favresse, Antoinette Fouque, Dionys Masocolo, Luc Moullet, Nathalie Sarraute, Delphine Seyrig, Marie-Pierre Thiébaut, Monique Wittig, etc. sont les silhouettes de ce filigrane délicatement tracé.

Au passage, la minutie du travail préparatoire permet d’apporter des éclaircissements sur des moments inexpliqués de la création (à propos de la genèse d’India Song par exemple), et l’origine de certaines idées – India Song encore et Son nom de Venise dans Calcutta désert.

Le charme du livre tient sans doute à cet étrange assortiment – qu’on ne saurait soupçonner de complaisance à l’égard de l’idole – : réunissant « la mère Donnadieu » et « Duras », rattachant plus généralement les différents avatars du personnage (l’amie, l’écrivaine, la cinéaste et metteur en scène de théâtre, l’amoureuse souffrante et l’intellectuelle fascinée par « le monde merveilleux du travail manuel », mais aussi la couturière et la forte théoricienne de la représentation), ce livre-mosaïque en propose un portrait composite, dont l’incomplétude fait la vitalité. Si on cherche l’unité formelle de cette publication, elle réside assurément dans la continuité d’un phrasé et d’une manière de dire : qu’il s’agisse d’aborder des questions matérielles et quotidiennes (Michelle Porte et son amie Marie-Pierre Thiébaut cherchent un logement à Paris), ou d’embrasser l’histoire du théâtre dans son ensemble (sur le tournage de Savannah Bay, c’est toi [1982]), « les mots des autres » subissent la découpe personnelle de Marguerite Duras – manières d’être et de dire mêlées.

L’énormité des transgressions qu’elle opère, Marguerite Duras en a clairement conscience.

Composée d’archives du plus haut intérêt, la deuxième partie du volume présente un document sidérant pour n’importe qui est allé une fois dans sa vie ou ira un jour au cinéma, comme pour ceux qui croyaient tout savoir de la pensée de Marguerite Duras sur le sujet : un entretien inédit à propos du film qui deviendra Son Nom de Venise dans Calcutta désert (1976) – expérience cinématographique vertigineuse dont la créatrice s’explique avec Michelle Porte.

On mesure la puissance de réflexion de Marguerite Duras dans cette situation limite : la destruction d’un film par un autre, le remplacement d’India Song (devenu tout de suite un film-culte des années soixante-dix) par India Song bis – la même bande-son (à quelques phrases près) sur des images différentes, mais évacuées de tous les personnages et de tous les acteurs… India Song présentait une solution cinématographique pour le moins risquée (et déjà testée sur La Femme du Gange) : la désolidarisation du son et des images marque un vertigineux terminus ad quem dans l’histoire des techniques narratives au cinéma. D’ailleurs on se souvient peut-être que, lorsque le film commence, tout le monde est déjà mort.

On le savait à partir d’autres entretiens réalisés par Michelle Porte, mais cela reste surprenant : l’énormité des transgressions qu’elle opère, Marguerite Duras en a clairement conscience, et en décrit les mécanismes comme les conséquences dernières – expliquant très simplement la défaite de la dramaturgie, aplatie « par des images équivalentes, des images nulles » (p. 150), c’est-à-dire privées de toute valeur vectorielle dans la suite des photogrammes, de toute valeur d’échange dans l’industrie du cinéma, et plus précisément dans le commerce du récit et le découpage de l’histoire.

Répondant toujours aux questions précautionneuses de Michelle Porte, Marguerite Duras écarte encore la perspective pour faire apparaître l’importance de ce qu’elle vient de faire là « pour tous les cinéastes […] qui font du cinéma par conviction personnelle, dans la société actuelle ». Dans de telles dispositions, il revient au spectateur « […] de créer à soi-seul – alors vraiment, là, complètement – l’image » (p. 153). On parle peu de cette responsabilisation du spectateur de cinéma par Marguerite Duras, de sa confiance en l’espèce humaine : la destruction de son propre film, de sa propre autorité sur son film, livré à ce qu’elle appelle « l’engouffrement dans la machine » est aussi une façon de déplacer le site du film – vers l’instance spectatorielle – en dénonçant « toute la connerie du cinéma ».

Quelques noms et quelques titres pour finir – qui sont autant de sujets dans la production audio-visuelle de Michelle Porte : Christian Boltanski, Jean Degottex, Carl Theodor Dreyer, Annie Ernaux, Edmond Jabès, Maud Linder, Jean-Pierre Raynaud, Madeleine Renaud, Emmanuelle Riva, Françoise Sagan, Claude de Soria, Marie-Pierre Thiébaut, Virginia Woolf. Et quelques titres : La Peste à Marseille, 1720 (1982) ; Savannah Bay, c’est toi (1984) ; La Princesse Palatine à Versailles, Portrait d’une famille royale (1985) ; Le Gardien du feu (1994) ; L’Après-midi de Monsieur Andesmas (2004)… Publié « hors-collection » aux éditions Gallimard, ce livre du plus haut intérêt donne un aperçu de ce qu’il reste à faire de l’œuvre de Michelle Porte, dont on se surprend à imaginer la place qui lui serait faite aujourd’hui dans la culture contemporaine et dans l’histoire du cinéma documentaire si elle avait été… un homme.

Marguerite Duras et Michelle Porte, Lettres retrouvées (1969-1989), édition préfacée et annotée par Joëlle Pagès-Pindon, Gallimard, mars 2022, 208 pages.


[1] Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977

[2] Marguerite Duras, Les Mains négatives, in Le Navire Night, Paris, Mercure de France, 1979.

Jean Cléder

Critique, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2

Notes

[1] Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977

[2] Marguerite Duras, Les Mains négatives, in Le Navire Night, Paris, Mercure de France, 1979.