Stéphanie Solinas : « La photographie est un ailleurs temporel »
Par quoi passe l’identité ? Cette question, complexe, vaste et profonde anime depuis près de vingt ans Stéphanie Solinas. L’artiste française, formée en photographie à l’ENS Louis Lumière, docteure en arts et autrice d’une thèse sur la photographie et l’identité, développe un travail de recherche et d’expérimentation sur les limites du visible et les points de contact entre sciences et croyances. Après être allée rencontrer scientifiques, médiums et artistes en Islande, pays des présences invisibles, des elfes, des volcans et de la proximité génétique, elle s’est rendue en Italie pour enquêter sur la proclamation des miracles… À la faveur d’une résidence de l’Institut français, elle est ensuite partie sur la côte ouest des États-Unis, berceau du mouvement New Age et centre de la high-tech mondiale pour interroger des lieux et des personnages représentatifs de cette double nature. Elle a ainsi recueilli la parole d’une cinquantaine de scientifiques et guides spirituels qui explorent les perspectives de développement offertes par les croyances et la technologie, entre intelligence artificielle, spiritualité et promesses d’immortalité. C’est ainsi qu’elle s’est entretenue avec les dirigeants d’Alcor, l’une des sociétés pionnières de la cryogénisation humaine, fondée dans les années 1970, toujours en activité et installée dans la banlieue de Phoenix, Arizona. Directement lié à cette rencontre, son dernier projet, Le soleil ni la mort, prend la forme d’un livre édité chez delpire & co et d’une installation vidéo présentée au cœur du festival Fata Morgana au Jeu de Paume à Paris. Il interroge l’identité à travers une expérience philosophique qui croise la quête d’immortalité à l’impossibilité d’embrasser en un seul geste lever de lune et coucher de soleil. OR
Comment se déploie votre recherche au long cours sur un sujet aussi profond que celui de l’identité ?
Dans le travail que je mène depuis plus de vingt ans, ce qui anime ma recherche est d’essayer de saisir ce que l’on est. Nous sommes quelque chose de tout à fait visible, nos corps, une réalité tangible, observable, scientifique, mais nous sommes également notre mémoire, les générations qui nous ont précédées, notre spiritualité, nos croyances, ce qui est beaucoup moins tangible. Cette dimension est présente dans tout mon travail, à partir des outils officiels qui permettent de représenter l’identité. Que l’on soit dans le champ psychologique, policier, judiciaire ou artistique, l’identité a des définitions tout à fait différentes. Alphonse Bertillon, inventeur de l’anthropométrie judiciaire au XIXe siècle, est en ce sens une figure incontournable, car il avait déterminé une définition de l’identité dont l’héritage perdure dans la forme et l’usage de nos photographies d’identité actuelles, à laquelle chaque individu doit se conformer pour exister officiellement dans la société.
Pour mon projet Dominique Lambert, j’avais interrogé les cent quatre-vingt-onze Dominique Lambert répertoriés dans les Pages Blanches françaises pour questionner l’identité entre l’unicité et le collectif à partir de cette population d’homonymes. Pour Déserteurs, je me suis intéressée à ce qu’il advient de nos identités quand le corps, qui semble incontournable dans l’accès à l’identité notamment dans les champs policiers et judiciaires, disparaît : j’ai mené une enquête sur toutes les photographies disparues des tombes du Père-Lachaise ; par disparues j’entends effacées par le temps, volées, détruites, jamais installées, dont l’emplacement signifiait visuellement un manque.
Puis en 2014, j’ai été invitée en Islande dans le cadre d’une résidence. Mon point d’entrée était évidemment la question des identités islandaises et de ce qui pouvait les caractériser. Pour y être allée auparavant, je savais qu’il y avait une forte présence des médiums, du folklore avec les elfes et les gens cachés et d’une grande proximité génétique entre les gens. [On considère que la plupart des Islandais ont un lien de parenté entre eux au cinquième ou sixième degré]. Ce territoire m’a permis de formuler des questions qui habitaient mon travail depuis des années, mais d’une manière différente car elles étaient intimement liées à l’histoire islandaise.
C’est ce qui m’a donné envie de le mettre en parallèle d’autres territoires pour questionner ce qui nous constitue entre science et croyance. En Islande, les médiums et les généticiens étaient mes interlocuteurs privilégiés pour accéder au monde des morts, des elfes, aux esprits supérieurs, mais également aux forces telluriques, aux liens génétiques et à la génétique des pensées tels que l’explore la compagnie biopharmaceutique deCODE genetics basée à Reykjavik. J’ai appelé cette recherche Le Pourquoi pas ?, elle a notamment donné lieu à l’édition d’un livre, le Guide du Pourquoi Pas ?
L’Italie a été mon deuxième terrain de recherche, L’Inexpliqué. Je me suis intéressée à la question du miracle. Le point de départ était le Vatican et la foi catholique car, pour qu’un miracle existe, il faut d’abord qu’une assemblée de scientifiques reconnaisse le caractère inexpliqué du phénomène en l’état actuel de la connaissance.
Après l’Islande et l’Italie, votre recherche vous mène aux États-Unis…
En 2017, j’ai été lauréate du programme de résidence de l’Institut français Étant donnés qui m’a permis de partir deux mois aux États-Unis accompagnée par la Fraenkel Gallery de San Francisco. J’ai commencé à travailler sur la côte ouest des États-Unis qui m’est apparue extrêmement importante dans ce triangle avec l’Islande et l’Italie. Dans la Silicon Valley, des scientifiques construisent l’humain de demain grâce à la technologie. J’ai été étonnée de découvrir que c’est ce même territoire du monde qui avait vu émerger le mouvement New Age. Un jour, je me suis aperçue que le billet d’un dollar représentait une pyramide en construction coiffée de l’œil qui voit tout, rappelant sans cesse que ce que l’on façonne, soi-même ou le monde matériel, serait incomplet sans une certaine transcendance. Ce message prend une dimension spirituelle au cœur du matérialisme du billet d’un dollar, présent absolument partout dans la société américaine. Il s’agissait encore une fois de questionner la science et la croyance. J’ai voulu explorer la Silicon Valley à partir des perspectives de développement aujourd’hui offertes à l’homme. Est-ce qu’on se développe en s’augmentant par l’intelligence artificielle, en repoussant les frontières de la mort, par un corps bionique ou bien par une forme de développement personnel, une connexion aux autres et à quelque chose de plus grand ?
Comment s’organise alors votre voyage ?
Mon voyage a commencé au Center for the New Age de Sedona en Arizona, un lieu connu pour sa haute énergie et ses vortex. Il s’est achevé au centre de recherche du laboratoire d’intelligence artificielle de Facebook à Menlo Park [en Californie]. L’idée était de se rendre physiquement de Sedona à Menlo Park pour aller théoriquement de la croyance à la science, du développement « intérieur » au développement par la technologie. J’ai fait un voyage d’à peu près 5 000 km et rencontré une cinquantaine d’interlocuteurs différents. Pour l’un de mes premiers rendez-vous, j’ai rencontré Lynn Nadel, le doyen en psychologie de l’Université d’Arizona à Tucson qui travaille sur la mémoire.
Il m’a permis de réaliser que mon intuition qui m’engageait à mener l’exploration de nos identités en devenir par l’exploration d’un territoire physique s’inscrivait dans une réalité cérébrale avérée : la navigation mentale d’un individu dans le passé, le présent et le futur sur laquelle repose son identité s’établit exactement sur les mêmes zones cérébrales que la navigation dans l’espace physique, qui permet de s’orienter dans le monde.
J’ai aussi rencontré un grand prêtre cherokee, une chamane, le PDG d’un institut financé par Google qui travaille sur le vieillissement, le directeur de l’intelligence artificielle de Facebook, un crypto-prophète, un biologiste qui a identifié sept causes de vieillissement et propose de les résoudre pour ne plus mourir de vieillesse, un astronome à la recherche de la vie extraterrestre, des biohackers…
Vous faites également la connaissance des fondateurs d’une société de cryogénisation humaine. Comment se passe la rencontre ?
Une chaîne de six rendez-vous m’a fait réaliser que la société Alcor était en banlieue de Phoenix en Arizona, la ville dans laquelle je me trouvais alors pour interviewer Ed Finn, directeur du Center for Science and the Imagination. C’est d’ailleurs lui qui m’en a parlé pour la première fois.
On peut rappeler que seuls trois pays autorisent aujourd’hui la cryogénisation : les États-Unis, la Russie et récemment la Chine. Cette technique est assimilée à une suspension dans un état qui ressemblerait à une hibernation. Ainsi, la personne décédée est assimilée à un « patient » et non à un « défunt » qui serait réanimé dans le futur. Le premier humain a été cryogénisé en 1967, on peut imaginer que la méthode paraissait être de la science-fiction à l’époque, et pourtant, cinquante ans plus tard, les corps cryogénisés sont toujours là, on est déjà dans le futur. Le rapport au temps que cela convoque est très étonnant…
Le rapport au temps était perceptible dès l’entrée dans le bâtiment d’Alcor. On y trouve une salle d’accueil avec des photographies au mur. C’est d’ailleurs la première question que j’ai posée à Linda Chamberlain la co-fondatrice d’Alcor quand je l’ai rencontrée : « Qui sont ces gens sur les photographies ? ». La première photographie qu’elle m’a présentée était celle de son mari, Fred Chamberlain [cofondateur de l’entreprise, décédé en 2012 et cryogénisé dans les locaux]. Juste à côté se trouvait une photographie du couple en couverture du magazine Cryonics de juin 1992.
Elle m’a aussi parlé des autres photographies, leurs patients décédés dont ils conservent les corps en attente de l’invention par la science de demain d’une technique de résurrection. Cette entrée par la photographie représentait instantanément la question du temps : les visages au mur étaient une mémoire de leur existence aujourd’hui révolue ; enfin, pour l’instant. J’ai aussi été très touchée par la manière dont Linda Chamberlain parlait de son mari. Elle exprimait sa joie à la perspective de le retrouver [une fois qu’il serait revenu à la vie], non pas comme elle l’avait quitté mais comme elle l’avait rencontré quand ils étaient jeunes, mais aussi à la perspective de revivre leur rencontre, leur coup de foudre, leur amour. La cryogénisation est fondée sur un espoir qui est à la fois une vision du futur mais également un attachement à la vie, au passé.
Très concrètement, comment se passe la cryogénisation ?
Une fois que la mort a été avérée et déclarée, il y a une fenêtre d’environ dix-huit heures pour récupérer le corps. Ce laps de temps permet de garantir qu’il n’y ait pas de lésions irréparables empêchant la résurrection. Deux choix sont possibles, on peut décider de conserver son corps complet ou seulement sa tête pour les neuro-patients. Dans ce cas-là, la tête est coupée. Le corps est ensuite vidé de ses fluides qui sont remplacés par une forme d’antigel, étape très importante pour éviter la cristallisation qui peut causer des dommages irréversibles. Il est ensuite vitrifié, avant d’être plongé dans un bain de nitrogène liquide à -196°.
Puis les corps sont placés dans des thermos et conservés pour un temps indéfini.
Indéfini, exactement.
Cette notion de temps indéfini est très ambiguë. C’est un pari sur l’avenir sans date limite. On donne une somme d’argent pour être conservé pendant un temps qui n’est pas mesurable. Comment détermine-t-on un coût financier lié à un temps infini ? Car c’est aussi une question matérielle.
Le tarif d’Alcor est calculé pour que l’argent versé par les « membres » suffise à entretenir leur corps pour une durée indéterminée. L’argent est placé en fait. Il doit normalement garantir la conservation pour une durée indéterminée. En 2017, cela coûtait 200 000 dollars environ de conserver un corps entier et 80 000 pour une tête. Aujourd’hui, le consensus scientifique repose sur une conception matérialiste de la nature, impliquant que le cerveau contiendrait toute notre identité. Peut-être cette vision des choses sera demain remise en question, mais aujourd’hui, l’idée est de conserver le cerveau en se disant que si la science arrive à un niveau de technologie et de connaissance qui permet de ressusciter un humain, elle pourra sans problème fabriquer de nouveaux corps, que ce soient des corps biologiques ou, l’une des options envisagées par Linda Chamberlain, un corps fait de nano-bots, reconfigurable à l’infini.
On retrouve l’idée que la résurrection ne permet pas le retour à la vie d’un corps ou d’une identité totalement « identiques » à ceux qui ont été cryogénisés. L’identité pourrait être légèrement différente, on intègre l’idée d’une transformation, d’une métamorphose.
C’est effectivement ce que m’a répondu Linda Chamberlain quand je lui ai posé la question. Elle disait que le cerveau contient toute notre identité et qu’une fidélité à 100% n’était pas garantie : nous-mêmes ne sommes pas fidèles à notre identité d’hier ou à celle d’il y a vingt ans. La différence que nous avons avec notre identité d’hier est difficilement perceptible alors que celle que nous avons avec notre être d’il y a vingt ans est tout à fait visible. Pour elle, cette différence fait partie des risques qu’il faut accepter de prendre quand on décide d’être cryogénisé.
Dans votre livre Le soleil ni la mort qui vient d’être édité par delpire & co, vous mettez en parallèle une séquence d’images d’un coucher de soleil et d’un lever de lune avec des extraits de votre entretien avec les dirigeants d’Alcor…
Dans mon travail, j’utilise la photographie et les mots, mais pas forcément la photographie directe. Le soleil ni la mort est très documentaire en termes textuels, mais pour moi il n’y avait aucun intérêt à montrer les photos de l’entrée de la société Alcor ou bien des silos dans lesquels les gens sont cryogénisés. Je préférais utiliser d’autres photographies pour parler de la même chose. Pour moi, ces images-là permettent d’accéder à ce qui me semble intéressant et fondamental dans cette entreprise de cryogénisation et qui nous parle justement de notre rapport au temps, de l’enfermement, de la question de l’attention, de notre finitude, de notre insignifiance.
Le livre représente aussi votre expérience d’un vol au-dessus de San Francisco entre le lever de la lune et le coucher de soleil à bord d’un petit avion à hélice appartenant à un ingénieur de la Silicon Valley.
On descendait de Trinity Lake à l’aéroport de San José quand on est passés au-dessus de San Francisco à la fin du jour. Ce n’était pas du tout prémédité, je n’avais même pas de trépied. C’est pour cette raison que j’ai voulu garder cette hésitation photographique entre la droite et la gauche, entre l’est et l’ouest, entre la lune et le soleil dans la séquence présente dans le livre. Il a ensuite fallu plusieurs mois avant que je ne me rende compte que ces deux expériences, ce vol avec cette impossibilité d’embrasser dans un même regard ces deux réalités et cette rencontre avec les dirigeants d’Alcor avaient à voir l’une avec l’autre et permettaient de s’éclairer l’une l’autre.
Nous n’avons d’ailleurs pas parlé de la lune…
Dans ce travail et dans la manière dont ces astres s’opposent, il y a un dialogue évidemment très fort puisque c’est la lumière du soleil que l’on voit sur la lune. Quand on regarde la lune, c’est une manière d’accéder au soleil que l’on ne peut pas regarder directement. Il y a quelque chose de très photographique dans cette figure de la lune, parce qu’elle porte l’idée d’une lumière qui nous permet d’accéder à un ailleurs inaccessible. La lune serait un ailleurs spatial, et la photographie un ailleurs temporel, quelque chose qui a eu lieu auparavant. Quand on regarde une photographie, c’est la lumière du passé qui a impressionné la pellicule photographique que l’on observe. C’est ce parallèle-là que je veux faire.
Cette dimension infinie de la préservation et cette échelle de temps font d’emblée penser à la gestion des déchets nucléaires. Dans Yucca Mountain, un livre passionnant de John D’Agata, il raconte la controverse du projet d’enfouissement de déchets radioactifs pendant un temps minimum estimé à 10 000 ans dans une montagne elle aussi située dans le Nevada, et notamment les recherches menées pour trouver des moyens de signaler la dangerosité du site à des populations dans des milliers d’années. On touche là aussi à des échelles de temps immenses et à des questions matérielles très concrètes.
La question du temps est cruciale car elle caractérise l’humain. On a conscience de ce temps qui passe et de notre finitude. Mais j’ai le sentiment que sur ce territoire de la côte ouest des Etats-Unis, ce rapport au temps est vraiment palpable et tout à fait explicite : repousser les frontières de la mort, essayer d’étirer le temps et d’en reprendre le contrôle… beaucoup de choses tournent autour de cette question, le marketing aussi.
Ma recherche me permet de poser des questions et d’essayer de comprendre ce que l’on est aujourd’hui. Les réponses, je ne les ai pas. Je n’ai pas de conclusion définitive. J’ai choisi mes interlocuteurs pour leurs convictions qui ont façonné leur vie, leur engagement à répondre, chacun à leur façon, à la question : que faire du temps qui nous reste ? Et comment leur vision du monde peut impacter nos vies demain, et nous aider aujourd’hui à comprendre ce que l’on est.
Ces questions et ce territoire sont immenses, la seule position raisonnable par rapport à ça est d’être moi, de n’être que moi, cette artiste française qui va d’un lieu à l’autre interroger tous ces gens et les connecter, en ayant forcément fait l’impasse sur beaucoup d’autres personnes qui prennent des décisions tout aussi importantes, des lieux tout aussi marquants, avec un chemin individuel, mais qui garde néanmoins, et c’est ma conviction, une vraie résonance collective.
Là encore, c’est un esprit scientifique qui est venu éclairer ma recherche et l’accompagner. Je repense à ces quelques lignes que j’ai trouvées dans Théorème vivant de Cédric Villani, qui m’ont fait l’effet d’une révélation : « Dans les années 50, une révolution scientifique s’est produite quand on a compris que, pour explorer un système trop riche en possibles, il est souvent préférable de s’y déplacer au hasard, plutôt que de le quadriller méthodiquement ou d’y choisir des échantillons successifs de manière parfaitement aléatoire. C’était l’algorithme de Metropolis-Hastings, c’est aujourd’hui tout le domaine de MCMC, les Markov Chain Monte Carlo, dont l’efficacité déraisonnable en physique, en chimie, en biologie, n’a toujours pas été expliquée. Ce n’est pas une exploration déterministe, ce n’est pas non plus une exploration complètement aléatoire, c’est une exploration par marche au hasard ».
Le hasard contient une part d’incertitude. Nous vivons actuellement un moment d’incertitude particulièrement fort avec les crises sociales, géopolitiques et la crise écologique qui s’inscrit dans des temps longs elle aussi. Finalement, est-ce que rendre tangible toutes ces incertitudes, les représenter, rend la vie plus acceptable ?
Plus on avance en connaissance, plus l’étendue de notre ignorance se révèle. Je m’intéresse à la manière dont on se positionne par rapport à cette incertitude et à cette inconnue. Nos décisions d’aujourd’hui déterminent le monde de demain. Ce qui m’importe dans mon travail, c’est d’aller dans des endroits qui peuvent de prime abord paraître avoir des visions du monde complètement différentes et d’essayer de les connecter. J’essaye d’ouvrir le champ des possibles plutôt que de le refermer sur des certitudes. Cela a sans doute à voir avec une forme d’acceptation de l’incertitude ou en tout cas de la pluralité des vérités avec lesquelles on peut vivre, ce qui ne veut pas dire que tout se vaut mais qu’il peut y avoir des vérités parallèles.
Aujourd’hui, de nombreux artistes utilisent l’enquête comme méthode de travail. Avec la rencontre de scientifiques, de chercheurs, le recueil de témoignages, l’arpentage que l’on retrouve dans vos différents projets, en Italie, en Islande, aux États-Unis, vous semblez développer une méthode d’enquête très personnelle. La critique Hélène Giannecchini vous qualifiait même « d’artiste-anthropologue ». L’enquête représente-t-elle selon vous une nouvelle approche documentaire ?
Je travaille de cette manière-là car je me suis vite rendue compte que si je voulais accéder à la complexité des objets qui m’intéressaient, j’avais besoin d’autres yeux et d’autres connaissances que les miens. C’est sans doute quelque chose qui participe effectivement d’un mouvement contemporain, de même que l’idée que la connaissance n’est pas exclusivement transmise de manière verticale. J’ai besoin de personnes qui aient une expertise sur les objets qui m’intéressent. Cette expertise peut être reconnue ou être une forme d’expertise par l’expérience.
Michel Foucault disait « je suis un expérimentateur en ce sens que j’écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant ». C’est ce qui m’intéresse aussi, rencontrer des visions du monde et des pensées qui me permettent de me déplacer, d’augmenter le champ des possibles, d’avoir une plus grande mobilité de mon identité. J’essaye de ne jamais fixer les identités mais au contraire de travailler à partir du caractère élusif de l’identité. L’identité n’est pas quelque chose d’observable. On est toujours obligé de passer par des à-côtés pour y accéder, il y a forcément quelque chose qui échappe. Plutôt que de le nier, j’en pars et j’en fais un matériau de travail, je le donne à voir.
Pourtant votre approche échappe au visible. Cette idée de la photographie en tant qu’outil capable de capturer ce que l’œil nu ne pourrait voir n’est pas nouvelle. Il semblerait que pour vous, la photographie ne soit pas non plus suffisante. Considérez-vous que votre travail s’inscrit dans une dimension post-photographique ? En arrive-t-on aux limites de ce médium ?
La figure d’Alphonse Bertillon revient souvent dans mon travail. Au XIXe siècle, il invente l’anthropométrie judiciaire en utilisant la photographie comme outil fondamental de son système de représentation de l’identité, mais dès qu’il commence à l’utiliser, il se rend compte que la photographie n’est pas du tout objective, qu’elle n’est pas du tout fiable par rapport à son système. Pourtant, plutôt que de l’abandonner, il choisit de la codifier, de l’encadrer par le langage, pour continuer à l’utiliser, notamment car elle aidait grandement dans la reconnaissance par les témoins. Je pense qu’effectivement, la photographie en elle-même n’est pas signalétique, objective, ce n’est pas un prélèvement du réel. Mais elle délivre quelque chose sur l’objet qui reste d’actualité, une forme de présence, d’existence.
Même si elle ne le délivre pas forcément dans la représentation, même si ce n’est pas dans ce qu’il y a à voir et que c’est à côté.
Quand j’ai commencé mon travail en Islande, je m’attachais vraiment à faire les portraits de mes différents interlocuteurs. Ce dont on parlait dans nos échanges était invisible, et au bout d’un moment, je me suis demandée ce que ces portraits photographiques et les visages de ces personnes allaient véritablement nous apprendre de plus sur le sujet dont il était question pendant nos rencontres. Finalement, j’ai arrêté de les photographier, mais j’ai voulu conserver une caractéristique de la photographie, sa dimension indicielle qui signifiait « on était là, ensemble, à ce moment ». Je n’ai plus fait de photographies mais un moulage de leur index puisque j’avais l’impression que par leurs mots, ils aiguillaient mon attention, ils me pointaient une direction qui ouvrait un champ de visibilité, un champ de connaissances et que cet index-là me permettait de rejouer une dimension photographique, sans la photographie.
Dans mon travail, il y a beaucoup de pièces qui ne sont pas photographiques mais qui parlent de la photographie dans le rapport qu’elle a initié avec le monde depuis qu’elle existe au XIXe siècle. Il y a cette croyance que c’est en scrutant un objet, en le décortiquant visuellement, qu’on va le connaître. On se rend compte que ce n’est pas dans cette dimension directe que la photographie nous permet d’accéder à une forme de connaissance, mais dans tout ce qu’il y a autour. Je crois en la capacité de la photographie à nous faire accéder à des choses de l’ordre de la connaissance, mais pas forcément dans la représentation.
Votre travail est aussi littéraire. Vous avez publié le Guide du Pourquoi pas ? au Seuil mais vous utilisez en général le texte d’une manière très puissante, à la fois mystérieuse, précise et poétique.
La présence des mots s’est assez vite imposée dans ma pratique de l’image, dans le lien et l’écart qu’il peut y avoir entre les deux. Je suis entourée de livres, j’aime l’écriture, j’ai beaucoup lu, mais je ne me considère pas comme quelqu’un qui écrit. J’ai un travail de plasticienne qui parfois utilise l’image, parfois les mots. J’ai vraiment l’impression de faire un travail photographique quand j’écris, d’y chercher une certaine concision, une certaine image et de chercher une dimension factuelle pour laisser la place à une forme de projection, comme agit la photographie, comme quelque chose qui est déjà-là. Dans ce déjà-là, il y a beaucoup de choses qui manquent et donc c’est une forme d’invitation, d’activation de l’imagination et de la pensée du regardeur. Être concise, trouver le bon mot est un plaisir, comme trouver une image. Une image, c’est un visuel, mais c’est avant tout un objet. C’est une dimension spécifique, une forme d’existence au monde spécifique qui constitue l’image autant que le visuel qu’elle contient.
Le soleil ni la mort fait référence à la maxime de La Rochefoucault « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement » mais y a-t-il quelque chose que l’on peut réellement regarder fixement ?
J’ai envie de répondre « soi », soi-même. Pendant mon voyage, j’ai rencontré Steven Raspa, le directeur associé de Burning Man. Il disait que le selfie est peut-être un stade de l’évolution humaine et que c’est une manière de se sentir concernés, mais aussi qu’il avait hâte que l’humanité puisse dépasser ce stade pour que chacun puisse regarder autour de soi et se demander comment se relier aux autres.
Vos trois projets Le Pourquoi Pas ?, L’Inexpliqué et Devenir soi-même (dans lequel s’inscrit Le soleil ni la mort) font partie d’un plus vaste projet que vous appelez Les Aveugles éblouis. Qui sont ces aveugles auxquels vous faites référence ? Sont-ils vraiment des non-voyants ?
L’éblouissement vient forcément de la capacité à capter la lumière. Ces aveugles éblouis, pour moi, c’est un nous collectif, une forme collective de nos identités qui sont limitées dans leur approche des questions fondamentales qui nous constituent : nous sommes aveugles à notre identité, au temps qui s’écoule, à la mort, à l’amour, à l’existence d’une transcendance. Ce sont des questions auxquelles on n’a pas de réponse mais les représentations nous permettent de formuler des tentatives d’approcher ces inaccessibles justement. Elles cherchent à éclairer, et parfois parviennent à une certaine résonance collective ; mais toujours quelque chose échappe. Dans mon travail, il m’importe d’essayer de trouver des points de connexion plutôt que des oppositions. Les questions qui constituent l’humain sont celles qui nous relient.
Stéphanie Solinas, Le soleil ni la mort, éditions Delpire & co, publié le 17 mars 2022
Festival Fata Morgana, au musée du Jeu de Paume du 22 mars au 22 mai 2022