Éternité ou inévitabilité, une dangereuse alternative politique
Au lendemain d’un deuxième tour où se jouait un prévisible remake de l’élection de 2017, il est plus que jamais temps d’interroger l’état de la démocratie française en cette époque de crises et de doutes, de pandémie et de guerre, de catastrophe climatique et de perte de confiance dans les institutions représentatives. On ne peut que comprendre la colère et la déception de celles et ceux qui se retrouvent, une nouvelle fois, à devoir trancher entre la peste et le choléra pour les plus véhéments, entre Charybde et Scylla pour tenter une comparaison plus érudite.
Les citoyens se retrouvent surtout réduits à faire un choix qui n’en est pas un, puisqu’il ne s’agit plus d’opter entre des visions de la société certes divergentes mais inscrites dans le cadre républicain, mais une fois de plus de « faire barrage » à l’extrême droite, et donc de voter pour le candidat « républicain », peu importe que l’on adhère ou non à ses idées. En effet, que l’on milite à gauche ou que l’on se réclame de la droite républicaine, voir s’installer durablement un choix binaire entre un progressisme identifié au néolibéralisme et une extrême droite identitaire, qui seraient les seules alternatives possibles en termes de choix de société, ne manque pas d’inquiéter.
Dans un livre éclairant, publié en 2018 et malheureusement non traduit en français, l’historien américain et spécialiste de l’Ukraine Timothy Snyder développe deux concepts qui permettent de penser ce qui se joue dans l’opposition entre le « progressisme » macronien et l’« identité » lepeniste (ou zemmourienne). Intitulé The Road to Unfreedom[1], l’ouvrage décrypte la perception du monde par Vladimir Poutine et décrit l’idéologie panrusse qui anime le maître du Kremlin depuis son accession au pouvoir. Il montre ainsi que, contrairement aux protestations étonnées de nombre de nos dirigeants pétris de naïveté, animés par des intérêts à court terme ou aveuglés par une conviction très européenne que la paix et le libre commerce sont l’horizon partagé par tous les dirigeants, le projet d’annexion de l’Ukraine et, au-delà, la volonté d’affaiblissement et idéalement de démantèlement de l’Union européenne et des États-Unis, était parfaitement lisible dans les plans de Poutine depuis le discours prononcé à Munich en 2007, dans lequel il dénonçait l’élargissement de l’OTAN comme une menace dirigée contre la Russie[2]. Et n’avait-il pas, deux ans plus tôt, identifié la chute de l’URSS à la « plus grand catastrophe géopolitique du XXe siècle[3] » ?
Snyder décrit comment la Russie de Poutine s’efforce de détruire de l’intérieur les démocraties, en soutenant systématiquement les partis d’extrême droite, réduits au rang d’idiots utiles qui, en pensant lutter pour la souveraineté nationale comme le Rassemblement national (RN) en France, sont devenus les chevaux de Troie de la Russie. Ou comment, de manière systématique là aussi, la Russie tente d’amplifier toute controverse et tout conflit social à même de déstabiliser les institutions d’un pays. Ainsi, ce n’est pas par hasard que la chaîne RT relayait les thèses complotistes au sujet des vaccins occidentaux et de leur prétendue nocivité sur ses satellites européens, tout en célébrant les bienfaits du vaccin Sputnik V dans ses émissions à destination du public russe.
L’intérêt du livre est de proposer une clé de lecture pour comprendre le fonctionnement du régime poutinien, mais aussi de décrire les raisons qui rendent les sociétés démocratiques actuelles particulièrement vulnérables aux tentatives de déstabilisation menées par les autocrates. Snyder présuppose la domination de deux configurations politiques issues de la fin de l’opposition entre monde capitaliste et monde communiste et nourries par les inégalités croissantes provoquées par l’avènement du néolibéralisme. L’ethos politique de Poutine, et de la Russie, est celui de la « politique d’éternité » (politics of eternity), première des deux configurations identifiées par Snyder.
Cette configuration se caractérise par une vision de la patrie fondée sur le retour et la défense d’un passé idéal et fantasmé : la glorification du stalinisme par le régime russe actuel en est un exemple. La patrie elle-même, souligne Snyder, est toujours innocente, c’est-à-dire qu’elle est toujours la victime et jamais l’agresseur. La récente fermeture de l’ONG Memorial, spécialisée dans la documentation des crimes soviétiques, et plus généralement la stigmatisation comme « agent de l’étranger » de toute personne ou organisation osant élever une voix critique, vise à entretenir cette illusion d’une Russie agissant toujours dans son bon droit. Et l’on reconnaît bien sûr ici la logique justifiant l’attaque de l’Ukraine, prétendument gouvernée par des nazis, incarnation symbolique du Mal extérieur, en vertu d’une nécessité de la Russie à se défendre et à défendre un « peuple frère » des attaques prétendument incessantes de l’Ennemi, entité abstraite qui s’incarne aujourd’hui dans l’Union européenne, les États-Unis et l’OTAN. Dans ce système, la notion de progrès perd son sens, puisque le seul but est de préserver ou, dans le cas de la Russie de Poutine, de restaurer un ordre idéal éternel et immuable.
L’autre état décrit par Snyder est celui de la « politique d’inévitabilité » (politics of inevitability), dans lequel ont glissé, de manière inconsciente, les États-Unis et d’autres pays occidentaux, officiellement démocratiques mais où la doxa néolibérale a convaincu les décideurs qu’il n’existait au fond aucune alternative politique à la loi exclusive du marché. Cette lecture des sociétés a puissamment bénéficié de l’illusion de la « fin de l’histoire », hâtivement annoncée par un certain nombre de penseurs dans la suite de Francis Fukuyama[4] : l’effondrement de l’URSS aurait signifié le triomphe définitif de la démocratie, plus rien ne pouvant entraver la marche du progrès, la liberté politique devant mécaniquement accompagner la liberté économique. Le 11 Septembre et ses conséquences, la montée en puissance d’une Chine à la fois ultracapitaliste et autoritaire ont pourtant bien vite douché ces espoirs naïfs.
Car le rêve optimiste de la fin de l’histoire recelait un piège : si le progrès – et encore une fois, il s’agissait là du progrès du libéralisme économique autant que politique, sinon davantage – était inéluctable, proposer des alternatives politiques, débattre de ce que signifiait l’amélioration des conditions de vie, tout cela devenait obsolète. Et de fait, si la démocratie n’a aucunement triomphé partout dans le monde, et se voit aujourd’hui menacée dans les pays mêmes qui en furent le berceau, le capitalisme néolibéral, d’abord porté par la diffusion des thèses de l’école de Chicago à partir des années 1980, a pu s’établir presque partout, même en Chine, où dans une de ses formes les plus prédatrices, il se combine finalement très bien avec le communisme d’État.
Par conséquent, le modèle néolibéral s’est peu à peu imposé comme un ordre naturel, l’horizon inéluctable de toute société. Ses conséquences en termes d’inégalité sociale, de démantèlement des services publics ou de destruction environnementale ne seraient que de malheureux effets secondaires, forcément passagers, et qui disparaîtraient d’eux-mêmes si les derniers obstacles à la réalisation du modèle étaient levés. Or, en réalité, ce sont là les conséquences mécaniques du modèle, dont ses défenseurs oublient volontiers qu’il n’a en fait rien de naturel, mais reste le produit de choix politiques et peut donc être modifié par d’autres choix politiques.
Le remake de 2017, le duel rejoué avec la candidate du RN, transforment le président et son parti en incarnation presque caricaturale de l’inévitabilité d’un néolibéralisme économique insensible aux inégalités.
Revenons, après ce nécessaire détour, à l’élection présidentielle du printemps 2022. Celle-ci ne se résume-t-elle pas peu ou prou, comme en 2017 déjà, à un choix entre « politique d’éternité » et « politique d’inévitabilité » ? Que Marine Le Pen, mais aussi Éric Zemmour, dont les 7 % au premier tour sont loin d’être une bonne nouvelle, même s’il n’a pas atteint les 17 % promis par un sondage du mois d’octobre 2021, incarnent la politique d’éternité, cela semble facile à concevoir : retour à une France de l’ordre social et sexuel, préférence nationale fondée sur des critères essentialistes d’appartenance à la nation, admiration pour un passé mythifié et rejet de toute critique envers la France et son histoire, menaces à peine voilées envers les institutions de la République, célébration d’un « peuple français » homogène, soi-disant sage et sain, et dont sont exclus des pans entiers de la population. Quant aux progrès promis, ils ne visent jamais une plus grande égalité sociale, et encore moins un renforcement de la participation citoyenne au politique, mais toujours le retour à une prétendue pureté perdue. Enfin, faut-il rappeler la fascination autant de Marine Le Pen que d’Éric Zemmour pour le maître du Kremlin, le second allant jusqu’à déclarer qu’il « rêve d’un Poutine français[5] » ?
De l’autre côté, dans le camp du vainqueur donc, qu’en est-il ? Précisons d’abord qu’affirmer qu’Emmanuel Macron n’est qu’une version soft de Marine Le Pen ou qu’il serait un proto-fasciste, ce sont là des anathèmes qui ajoutent à la confusion et qui sont factuellement faux. En revanche, le remake de 2017, le duel rejoué avec la candidate du RN, transforment le président et son parti en incarnation presque caricaturale de l’inévitabilité d’un néolibéralisme économique insensible aux inégalités. Que reste-t-il, en effet, des promesses de justice sociale qui en avaient convaincu plus d’un en 2017 ? Et celles-ci n’étaient-elles pas conditionnées par une lecture quelque peu rapide de John Rawls, retenant certes le principe de l’égalité des chances, mais sans réellement prendre en compte les inégalités structurelles de la société, qui font précisément que tout le monde n’aborde pas la vie avec les mêmes atouts ?
Toutes les politiques sociales du dernier quinquennat ont trahi une conception de l’utilité sociale des acteurs directement tributaire de la valeur de leur activité sur le marché. Le mépris et la légèreté avec laquelle certains ministres ont considéré les positions divergentes, l’incapacité évidente du président à se mettre dans la peau des gens qui n’ont rien (et par conséquent, dérive sémantique révélatrice, ne « sont » rien[6]) étaient révélatrices à cet égard. La certitude que chacun doit être maître de son destin individuel et que seule la « libération des énergies » permettra à la France d’aller de l’avant est au cœur même du logiciel macronien, et derrière ces principes se cache une sorte de fatalité du progressisme néolibéral, énième avatar de la « politique d’inévitabilité ».
L’énergie avec laquelle le pouvoir a tenté d’imposer au pas de charge ses réformes, en passant au-dessus des corps intermédiaires ou en les vidant de leur substance, renforce cette impression, tout comme ces discours annonçant des résultats spectaculaires ou des engagements inédits de moyens, alors qu’il suffisait d’interroger quelques acteurs directement concernés ou des spécialistes des domaines en question pour montrer que le gouvernement mentait sans vergogne aucune. Par moment, les mensonges de Jean-Michel Blanquer sur l’école, de Frédérique Vidal sur l’université ou d’Olivier Véran sur la politique sanitaire rappelaient étrangement les manières de l’administration Trump, ces moments où la réalité ne semblait plus avoir aucune importance dès lors qu’elle ne se pliait pas au récit officiel, une impression renforcée par la tentation visible de plusieurs ministres de discréditer, contre toute évidence, les critiques comme autant de fake news.
Or, c’est précisément là que se niche le danger. Pétris de leurs certitudes, que ni la pandémie, ni la crise des Gilets jaunes n’auront durablement ébranlées, les gouvernants actuels ne voient en réalité aucune alternative au capitalisme néolibéral de ruissellement qui leur apparaît, peut-être même sincèrement, comme le seul modèle de société possible. Son application est donc inéluctable et toute critique le remettant en cause ne peut exister autrement que comme un mensonge. C’est cette distorsion de la réalité au profit d’une idéologie naturalisée qui ronge le tissu démocratique en rendant par définition illégitime tout modèle de société concurrent, et en interdisant ainsi tout débat.
Parier sur un nouveau barrage en 2027 et continuer comme si de rien n’était, voire nourrir l’adversaire en espérant l’emporter à bon compte grâce au réflexe républicain qui nous a animés encore une fois, c’est faire un pari très dangereux.
Timothy Snyder souligne en effet que les deux états des systèmes politiques sont liés, et que la « politique d’inévitabilité » porte en son cœur la « politique d’éternité ». Les États-Unis auraient cédé aux sirènes du trumpisme en raison de l’identification complète du pays et de ses élites avec un système ultracapitaliste, seul légitime et dont l’avènement serait inévitable. L’explosion des inégalités aurait fait le reste, nourrissant un profond ressentiment et une méfiance vive envers les institutions dans une population sentant intuitivement qu’il ne reste, dans le cadre existant, aucune alternative lui permettant d’espérer une amélioration de son sort. Le danger est encore augmenté par le fait que ceux qui profitent du confort et de la richesse que le statu quo leur assure ne voient pas forcément d’un mauvais œil la fin de la démocratie, car celle-ci pourrait, si elle était fonctionnelle, porter au pouvoir des acteurs réellement soucieux de défendre des politiques d’égalité sociale et donc de remettre en cause la doxa néolibérale.
La France ne serait-elle alors pas elle aussi, aujourd’hui plus que jamais et malgré la nouvelle défaite de Marine Le Pen face à Emmanuel Macron, au point de basculement ? La menace est grande : sans sursaut de l’ensemble des acteurs politiques se revendiquant républicains, le pays menace de tomber dans la « politique d’éternité » justement parce qu’on aura trop longtemps joué de l’inévitabilité du capitalisme néolibéral, en une danse macabre qui institue comme uniques alternatives deux visions du monde dont les plus faibles sont et seront à coup sûr les premières victimes, même si RN et LREM ne sont pas équivalents. Or, le danger de voir l’extrême droite arriver au pouvoir, malgré le répit offert par l’élection de 2022, est réel. Parier sur un nouveau barrage en 2027 et continuer comme si de rien n’était, voire nourrir l’adversaire en espérant l’emporter à bon compte grâce au réflexe républicain qui nous a animés encore une fois, c’est faire un pari très dangereux.
Même si cela peut paraître contre-intuitif à première vue, il est temps de cesser d’invoquer le barrage républicain. Premièrement, celui-ci ne tiendra plus longtemps devant la montée du désespoir et de la colère, et deuxièmement, il n’apporte en réalité aucune perspective. Le barrage, c’est d’abord voter contre ; il faut de nouveau que les gens votent pour. Pour un candidat ou une candidate, pour un projet, pour des idées, pour une vision de la société. L’abstention – qui a de nouveau atteint un niveau record lors de la présidentielle – est là pour rappeler l’inquiétante proximité d’un possible basculement, la perte de confiance dans les institutions étant précisément ce que recherchent les tenants d’une politique d’éternité comme la décrit Snyder.
Il est plus que temps de proposer une alternative au duel mortifère opposant progressisme néolibéral et autoritarisme identitaire. Pour cela, il faut renouer avec un des grands principes du républicanisme démocratique, le refus de la naturalisation des idées politiques qui finit toujours par justifier les inégalités ; il est urgent de revivifier le contrat entre les citoyens et leurs édiles, en un mot de redonner pleinement à la politique sa nature de débat visant à déterminer la meilleure façon d’assurer le Bien commun.