L’« affaire » Idrissa Gana Gueye : un fait social total
Au-delà du sens, par ailleurs assez brumeux que Marcel Mauss a voulu donner à l’expression de « fait social total », on voudrait simplement signifier dans ce texte, que la controverse qui entoure le comportement et les propos de ce footballeur sénégalais du PSG et champion d’Afrique met en jeu une multiplicité de rapports : ceux de ce joueur avec l’homosexualité, ceux du Sénégal avec la France et plus largement avec l’Occident, et ceux en dernier lieu internes à la société sénégalaise. En ce sens, cette « affaire » est un bon analyseur, un bon révélateur d’une situation que l’on pourrait qualifier de postcoloniale et qui acquiert de ce fait, dans la période actuelle, une dimension globale.
Mais reprenons tout d’abord le déroulé des faits ou plutôt d’une succession de « séquences » assez emblématique puisqu’il s’agit aussi et surtout de phénomènes de communication largement médiatisés.
L’« affaire » commence en 2021 à l’occasion de la Journée internationale de lutte contre l’homophobie lorsque Idrissa Gueye déclare forfait avant un match en invoquant une gastro-entérite. Cette année, il se retire également du match du PSG contre Montpellier dans lequel les joueurs de son équipe arborent le maillot floqué arc-en-ciel en faveur des LGBTQI+. Sa nouvelle absence est attribuée, selon l’entraîneur du club Mauricio Pocchetino, à des « raisons personnelles », ce dernier précisant toutefois que son joueur « n’était pas blessé ». Ces défections successives alimentent une suspicion d’homophobie à l’égard Idrissa Gueye.
Les réactions du milieu footballistique, sportif et politique français ont été d’emblée nombreuses et vigoureuses. La Fédération française de football et notamment son comité national d’éthique a ainsi déclaré par la voix de son président Patrick Anton : « De deux choses l’une, soit ces supputations sont infondées et nous vous invitons sans délai à vous exprimer afin de faire taire ces rumeurs. Nous vous invitons par exemple à accompagner votre message d’une photo de vous portant le maillot en question », écrit le CNE, pour qui « la situation est suffisamment grave pour (lui) adresser ce courrier ».
Et le président du Comité national d’éthique de poursuivre : « La lutte contre les discriminations dont font l’objet les différentes minorités, quelles qu’elles soient, est un combat indispensable et de tous les instants. Soit ces rumeurs sont exactes. Dans ce cas, nous vous demandons de prendre conscience de la portée de votre geste et de la très grave erreur commise. La lutte contre les discriminations dont font l’objet les différentes minorités, quelles qu’elles soient, est un combat indispensable et de tous les instants. Qu’il s’agisse de la couleur de peau, de la religion, de l’orientation sexuelle, ou de toute autre différence, toutes les discriminations reposent sur le même fondement qui est celui du rejet de l’autre parce qu’il est différent du plus grand nombre. En refusant de participer à cette opération collective, vous validez de fait les comportements discriminatoires, le refus de l’autre, et pas uniquement contre la communauté LGBTQI + », enchérit le Conseil national de l’éthique, avant de conclure : « L’impact du football dans la société et la capacité des joueurs à représenter un modèle pour ceux qui les admirent nous donnent à tous une responsabilité particulière. »
L’ancienne ministre déléguée aux Sports, Roxana Maracineanu, pour sa part, a jugé « à titre personnel », « regrettable qu’il n’ait pas souhaité jouer » avec ce maillot, a-t-elle dit au Parisien.
De son côté Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France n’a pas été en reste et a posté sur Twitter le message suivant : « Les joueurs d’un club de football, et ceux du PSG en particulier, sont des figures d’identification pour nos jeunes. Ils ont un devoir d’exemplarité. Un refus d’Idrissa Gana Gueye de s’associer à la lutte contre l’homophobie ne pourrait rester sans sanction ! »
Bref, les réactions particulièrement hostiles des autorités françaises à l’égard du joueur sénégalais ont pu s’appuyer sur l’invocation de valeurs universelles de lutte contre les discriminations de toutes sortes, qu’elles soient raciales ou fondées sur le rejet des minorités LGBTQI+.
Seul le Collectif Ultras Paris a défendu le comportement d’Idrissa Gueye en arguant curieusement de « dérives homophobes » exercées à l’encontre de ce footballeur victime, selon ces supporters, d’un traitement dont n’ont pas pâti d’autres joueurs confrontés au même cas de figure : « Le Collectif Ultras Paris apporte son soutien sans faille à Idrissa Gueye qui subit depuis quelques jours des accusations médiatiques démesurées ! Chaque personne demeure encore libre de soutenir les causes de son choix de la manière qui lui convient. Nous rappelons ses détracteurs qu’Idrissa Gueye a toujours eu un comportement exemplaire et qu’il a toujours combattu avec force toutes formes de discriminations. II est intolérable pour nous que son honneur soit ainsi jeté aux chiens et qu’il devienne le bouc émissaire des dérives homophobes de la société (sic). Avant lui d’autres joueurs professionnels pour des faits similaires n’avaient pas subi le même traitement médiatique et politique. Nous nous battrons toujours contre toutes les formes de discriminations quelles qu’elles soient mais jamais nous ne cautionnerons qu’un homme soit ainsi jeté en pâture et jugé par le Tribunal médiatique sans avoir été entendu. »
Contrastant avec ces réactions pour la plupart hostiles des milieux sportifs et politiques français, les différentes voix qui se sont exprimées au Sénégal ont dans l’ensemble fait bloc autour d’Idrissa Gueye. À commencer par le président sénégalais Macky Sall qui n’a pas manqué, comme à l’accoutumée, de condamner l’homosexualité et d’apporter son soutien à son compatriote en soulignant la nécessité de respecter ses convictions religieuses.
D’autres responsables politiques lui ont emboîté le pas comme le ministre des Sports Matar Bâ et l’ancien Premier ministre Mahammed Boun Abdallah Dionne, mais également l’opposant principal à Macky Sall, Ousmane Sonko.
Le maire de Ziguinchor et président du parti Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pasdef) a ainsi déclaré : « Je tiens à féliciter et à apporter mon soutien à Idrissa Gana Gueye. Son acte est très courageux. Les blancs nous considèrent toujours comme leur poubelle et il faut que cela cesse. Ce qu’ils faisaient au temps de la colonisation en nous imposant leur culture, c’est ce qu’ils veulent continuer. Ils parlent de valeurs comme si nous, nous n’en avions pas. C’est fini tout ça ».
Des écrivains et universitaires sénégalais de renom prennent également sa défense, à l’instar de Boubacar Boris Diop.
Logiquement, la Fédération sénégalaise de football a également pris la défense de son joueur. Elle tacle dans un communiqué la Fédération française de football en raison du courrier envoyé au joueur par son comité d’éthique : « C’est avec une grande inquiétude sur le traitement de certains joueurs essentiellement d’origine africaine que la Fédération a pris connaissance de la lettre. La finalité d’une telle démarche est claire : contraindre le joueur à faire ce que son libre arbitre ne l’incline pas à faire. »
La FSF estime que Gueye n’a pas à se justifier de son absence et que peu importe sa position sur l’homophobie. « Il est un principe élémentaire en droit qui dit que nul ne peut être tenu à apporter la preuve d’un fait négatif », rappelle l’instance basée à Dakar. Elle appelle également le président du Conseil national de l’éthique de la FFF Patrick Anton à se justifier pour avoir, selon elle, été « pris en flagrant délit de menaces voilées et de propos discriminatoires » à l’encontre de Gana Gueye via sa lettre.
Exprimant sa solidarité envers son joueur, la Fédération sénégalaise de football se réserve finalement « le droit de saisir les instances internationales compétentes dans le domaine du sport, ou en matière de droits de l’homme pour que ce qui ressemble à un harcèlement institutionnalisé cesse. »
La Fédération sénégalaise de football accuse ainsi en termes voilés son homologue française et en particulier son comité d’éthique de racisme et d’imputation abusive du comportement de son joueur relative à son retrait de plusieurs matches dans lesquels il aurait dû figurer.
Mais le soutien à Idrissa Gueye ne se limite pas au milieu politique et aux instances footballistiques sénégalaises. Des écrivains et universitaires de renom prennent également sa défense, à l’instar de Boubacar Boris Diop, lauréat du prix Neustadt 2022 ou d’Ibrahima Thioub, recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
En revanche, un certain nombre d’intellectuels, écrivains et essayistes sénégalais les plus en vue comme Felwine Sarr, Souleymane Bachir Diagne ou Mohamed Mbougar Sarr n’ont jusqu’à présent pas exprimé leur opinion sur cette affaire.
À travers cette « affaire » footballistique, on peut donc se demander si ne se rejoue pas sur le plan idéologique et politique le sempiternel match de l’universalisme versus le particularisme. Derrière la défense de valeurs supposément universelles comme la lutte contre l’homophobie, l’Occident ne tenterait-il pas d’imposer sa domination, de sorte que la prétendue générosité de son « universalisme » ne serait que le masque d’un hégémonisme à peine dissimulé.
Pour garder la tête froide, il faut rappeler en quelques mots, ce qu’il en est de l’homosexualité dans les pays africains, au Sénégal notamment. Largement pratiquée et tolérée depuis des périodes très anciennes, elle fait en revanche l’objet de poursuites juridiques et de condamnations dans de nombreux pays africains, mais pas dans tous[1]. Au-delà de ces aspects juridiques et pénaux, ce qui est fortement condamné, c’est son expression publique (coming out). Dans un certain nombre de pays africains, on peut tout faire en matière de mœurs à condition que cela ne se sache pas, que cela reste du domaine du secret et que cela n’entache pas l’honneur des familles en cause.
La domination postcoloniale de la France en Afrique s’exerce aussi à travers la question du corps des footballeurs qui viennent enrichir, irriguer, revivifier les équipes françaises.
Ainsi, au-delà de son retrait, ce qu’a peut-être voulu exprimer Idrissa Gueye, c’est sa volonté de ne pas être contraint d’approuver publiquement cette pratique ou plutôt la condamnation de sa réprobation.
Il faut bien sûr replacer cette hostilité au soutien des luttes en faveur de la minorité LGBTQI+ dans le cadre de l’essor du salafisme au Sénégal, tout comme il n’est pas douteux qu’une des composantes du pouvoir du président Macky Sall repose largement sur l’homophobie[2]. Mais il faut également prendre en compte pour apprécier cette « affaire », dans toutes ses dimensions, ce que l’on nomme l’homonationalisme, c’est-à-dire la volonté des pays occidentaux à travers les organisations internationales et les ONG d’imposer des valeurs prétendument universelles comme l’expression publique de l’homosexualité à des sociétés qui ne sont pas prêtes ou de moins en moins prêtes à les accepter.
À travers cette affaire, qui est bien autre chose qu’une affaire de mœurs, s’exprime en réalité tout autre chose, à savoir ce que l’on pourrait nommer un malentendu ou une hostilité postcoloniale entre deux pays, le Sénégal et la France, qui sont une ancienne colonie et une ancienne puissance coloniale. Et cet aspect postcolonial apparaît ou plutôt transparaît par le biais du sport, en l’occurrence le football, et donc à travers la question du corps. La domination postcoloniale de la France en Afrique s’exerce aussi à travers la question du corps des footballeurs qui viennent enrichir, irriguer, revivifier les équipes françaises. Or ces corps « neufs » qui sont virilisés et valorisés comme tels par les sélectionneurs français (souvenons-nous des déclarations de Laurent Blanc) sont dans le même temps dévalorisés et dévirilisés par l’obligation de souscrire au soutien de la minorité LGBTQI+.
Et ce n’est peut-être pas un hasard, si cette hantise d’une imputation d’approbation de l’homosexualité intervient à propos d’un pays où circule la notion de « gorjigen » (homme-femme en wolof) pour désigner les homosexuels passifs, notion qui a d’ailleurs essaimé dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest comme le Mali.
Dans le contexte de la montée du salafisme, du wahhabisme et de l’islam radical dans toute l’Afrique sahélienne, l’hostilité envers la réprobation de l’homophobie pourrait bien être une forme de nationalisme postcolonial.