Société

La blonde, la brute et le backlash : sur le procès Depp/Heard

Sociologue du théâtre

À l’issue du procès en diffamation intenté par Johnny Depp, Amber Heard a été condamnée à lui verser plus de 10 millions de dollars de dommages-intérêts. Le verdict judiciaire aura ainsi redoublé la déferlante de haine sociale et professionnelle que Heard n’a pas fini d’écoper. Ce procès, sa médiatisation, son verdict nous regardent parce qu’ils nous disent où nous en sommes, en tant qu’opinion collective, des stéréotypes sexistes, en 2022.

Il m’a suivie jusqu’à ma piaule
Et j’ai crié vas-y mon loup !
Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny,
Envole-moi au ciel Zoum !
Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny,
Moi j’aime l’amour qui fait boum !
Boris Vian, 1955

Vous vous souvenez, dans le final de la saison 5 de Game of Thrones, la « marche de la honte » ? Cersei Lannister, la reine qu’on adorait détester, était tondue puis forcée à traverser la ville de Port Réal nue, sous les hurlements et les jets de pierre d’un peuple haineux et vengeur. Ironie du sort, ce châtiment lui était infligé par la secte religieuse fanatique qu’elle avait elle-même mise au pouvoir pour contrer l’influence d’une rivale.

Le but affiché de la sanction ? Lui faire expier ses (nombreux) péchés. Bien fait pour elle, c’était mérité. Pourtant, on ne pouvait qu’éprouver un malaise en regardant cette scène, autant du fait de la peine choisie que d’un doute quant à la teneur exacte de ce dont on la jugeait coupable. Parce qu’on sentait bien que la justice n’était qu’un prétexte, qu’il s’agissait surtout pour les spectateurs, qu’ils soient dans l’écran ou devant, d’assouvir une pulsion bien moins avouable.

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Marche de la honte destinée à faire intérioriser la loi morale à un sujet dépravé récalcitrant ou marche de l’humiliation par laquelle une multitude envieuse se cache derrière le moralisme et l’anonymat pour rabaisser celle qu’ils désirent autant qu’ils la jalousent ? Nombreux sont les parallèles entre cette scène fictive et celle, réelle mais largement mise en scène, du procès Depp/Heard. Entre les deux femmes et ce dont on les accuse, mais aussi dans le jeu d’ombres et de lumière qui leur donne le premier rôle mais aussi le mauvais.

Les actes des hommes et la réalité des faits, eux, sont relégués au second plan, de même que la nature trouble de ce que ressentent ceux et celles à qui on montre la scène et qui, loin de détourner la tête, la regardent jusqu’au fond. Peu importe tout ça, seul compte ce fait-ci : on sait bien qu’elles ont cherché les ennuis, donc qu’elles ne viennent pas se plaindre de les avoir trouvés.

Leurs fautes ? Cersei et Amber sont toutes les deux blondes, encore jeunes (la trentaine) et belles, très belles même, désirables non plus comme des jeunes filles naïves mais comme des femmes sûres d’elles. Ni l’une ni l’autre ne s’excusent d’être qui elles sont ou d’avoir appris à jouer avec les quelques armes que, femmes, elles possèdent dans un monde d’hommes. Loin du cliché de la blonde idiote, elles ont oublié d’être bêtes. Autre point commun : elles ne sont pas qu’aimables. De ce point de vue, elles sont servies : on ne les aime pas du tout. Elles s’en accommodent. Ce sont des femmes qui visiblement préfèrent faire envie que pitié.

Mais elles ont aussi en commun un secret : derrière ce qu’elles affichent et qu’on retient d’elles, la façade, il y a ce qui se trouve progressivement révélé, dans la série, dans les journaux. Toutes deux ont été victimes de violences physiques et sexuelles de la part de l’homme qu’elles aiment. Un des crimes pour lequel Cersei doit payer, c’est en effet d’avoir eu des relations incestueuses avec son frère Jaime. Sauf que, si on n’a vu entre eux que des relations consenties pendant les deux premières saisons, dans la troisième (épisode 4), il en va autrement.

Jaime viole Cersei, sans que cela nuise ensuite au capital sympathie du prince – par ailleurs très charmant et valeureux il est vrai – au sein de l’intrigue ou en dehors. Il faut dire que le trouble dans la représentation du viol n’est pas qu’un parti pris de mise en scène, le réalisateur de l’épisode lui-même n’étant pas du tout au clair sur ce qui est un viol et ce qui ne l’est pas[1]. Pour lui, même si quand ça commence elle dit non et se débat, à la fin ça lui plait autant qu’à lui (même si ça ne se voit vraiment pas à l’image). Et puis bon, encore une fois, le plus important, c’est la cruauté de la trop belle Cersei n’est-ce pas ?

Amber, c’est pareil. Déjà qu’on la haïssait parce qu’elle avait brisé le couple de rêve que Johnny formait avec Paradis. Voilà qu’elle accuse Jack Sparrow d’être un homme violent ? En plus, c’est sûr que c’est à cause d’elle que notre crush d’ado ressemble maintenant plus à l’épave du bateau maudit qu’au pirate des Caraïbes. Elle aussi, elle doit payer. Ça tombe bien, c’est fait. 15 millions de dollars exactement si on avait laissé faire les jurés, si désireux de venger l’honneur de l’acteur au moment du verdict qu’ils en ont oublié l’interdit, fixé par la loi de Virginie (l’État américain où a eu lieu le procès), d’aller au-delà de 350 000 euros de dommages « punitifs ». La juge a dû rectifier. Ce sera 10 millions finalement. C’est déjà ça. Mais ça ne suffit pas.

Pour avoir attenté à la réputation de la star, la méchante blonde doit aussi payer autrement qu’en argent et en condamnation judiciaire. Pendant et depuis le procès, en plus des mèmes, vidéos et tweets tournant en dérision ses émotions et ses déclarations (une expression est même née : « fais pas ta Amber »), Heard a reçu quotidiennement des centaines de menaces de mort. Certaines étaient même adressées à sa fille d’un an, à qui on a promis notamment de finir au micro-onde – le micro-onde/le bûcher, haha, n’est-ce pas ?

Une étrange coalition s’est levée contre la femme blonde : des internautes lambdas à ceux que l’on attendait sur le front, l’armée des incels et autres trolls masculinistes, personnes physiques dévouées à la cause et « bots » téléguidés ; mais aussi, plus surprenant et inquiétant encore, des personnalités et journalistes de grandes chaines de télévision, toute bride misogyne lâchée. Le verdict aurait pu contrebalancer un peu, sur le plan judiciaire, la shitstorm sociale et professionnelle que Heard n’a pas fini d’écoper. Il aura finalement redoublé la déferlante de haine.

Ce procès, sa médiatisation et son verdict, nous regardent toutes et tous. Parce que derrière le « on » indifférencié qui fabrique les images et le « on » qui les consomme, se cachent des millions de responsabilités collectives et individuelles, dont la mienne et la vôtre. Certains disent de cette affaire qu’elle signe la mort du mouvement #MeToo. C’est évidemment faux comme l’a rappelé la première instigatrice du hashtag Tarana Burke : #MeToo n’a pas été tué le mercredi 1er juin 2022 à l’annonce du verdict[2].

Et pas parce que Amber Heard ne serait pas une « vraie » victime de violences conjugales et que son échec ne saurait donc être associé à celui du mouvement, contrairement à ce que se sont empressés de dire certains commentateurs prêts à faire semblant d’être féministes deux minutes pour pouvoir dénigrer une femme. Mais parce que ce procès, sa médiatisation et son verdict, ne sont pas une cause mais une conséquence. Ils ne sont qu’une énième (et particulièrement virulente) incarnation de ce qui a toujours existé : le backlash. Par ce terme, l’américaine Susan Faludi pointait dès 1991 la « guerre froide contre les femmes »[3] qui a invariablement suivi chaque bataille remportée contre la domination masculine et pour l’égalité. On pourrait ainsi compter parmi les représailles post MeToo la régression du droit à l’avortement aux États-Unis et, donc, ce procès.

Bien sûr que ce n’est pas une victime parfaite, Amber Heard. Vous savez pourquoi ? Parce que, à part morte – et encore, ça fait débat – la bonne victime n’existe pas. Toujours trop (court vêtue, grande gueule) ou pas assez (belle, éplorée, amochée, au choix). Elle est plus jeune (et pas qu’un peu : vingt ans) et moins connue que son mari comme c’est ici le cas ? Elle est vénale, croqueuse d’hommes et de diamants. Cela dit, si ça peut la consoler, si elle avait été moche ou plus âgée que Depp, on le lui aurait reproché aussi, comme à Ellen Barkin. L’actrice de Las Vegas Parano a témoigné à charge au procès contre son ancien partenaire à l’écran avec qui elle avait eu ensuite une relation de quelques mois dans les années 1990.

Qu’importe qu’elle ait décrit Depp comme étant déjà à l’époque un homme contrôlant, intrusif et maladivement jaloux, particulièrement quand il avait bu ce qui était d’ores et déjà fréquent. Ce ne sont que les élucubrations d’une ex éconduite, une vieille femme aigrie. Ça ne compte pas. Contrairement au témoignage de Kate Moss, autre ex de l’acteur, dont Heard avait évoqué la chute dans les escaliers lors d’une dispute. Celui-là a été salué par l’opinion publique. Il faut dire qu’en plus d’être bien moins âgée que Barkin et plutôt bien conservée, Moss a eu le bon goût d’être tout le contraire d’un témoin hostile, et de tenir son rôle d’alliée.

La topmodel a reconnu la dispute et la chute, mais a affirmé être tombée seule et que Depp l’avait aidée à se relever. Protecteur, il l’avait ensuite portée jusqu’à sa chambre avant d’appeler un médecin. Sans commenter la scène, après tout eux seuls y étaient, je relèverai cette différence dans le choix des mots : un compagnon « protecteur » vs un homme « contrôlant » et « jaloux ». Et si c’était la même réalité, le même comportement mais décrit de deux points de vue, l’un soumis à l’idée que pour une femme, aimer c’est accepter d’appartenir corps et âme à son homme, et l’autre affranchi de cette loi de l’amour asymétrique ?

Vous savez, comme à la fin de la chanson de Boris Vian :

Il a remis sa p’tite chemise (…),
En m’laissant une épaule démise.
Maintenant, j’ai des bleus plein les fesses
Et plus jamais je ne dirai :
Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny

Dans les années cinquante déjà, certains commençaient à douter du modèle. Mais il s’est bien défendu et il continue aujourd’hui.

Vérité médiatique vs vérité judiciaire ou la bonne victime n’existe pas

Un des vertiges que causent le verdict judiciaire et l’issue médiatique du procès en diffamation intenté par Depp contre Heard tient à l’écart abyssal entre la réalité des faits attestés, prouvés et leur absence totale d’impact sur le jugement des jurés et de la majorité de l’opinion publique. Car il faut rappeler que Depp a été reconnu par la justice comme auteur de violences physiques et sexuelles contre son ex-femme par deux fois. En 2016, Amber Heard a obtenu une ordonnance d’éloignement contre celui qui était encore son mari mais dont elle était déjà séparée et venait de demander le divorce, pour des faits de violence physique à son encontre.

Puis en 2018, Depp a perdu un premier procès en diffamation contre le tabloïd anglais le Sun, qui avait dans un article qualifié la star hollywoodienne de « wife beater ». Car, pour qu’il y ait diffamation, il ne suffit pas que les allégations publiques nuisent à l’image de la personne, encore faut-il qu’elles soient fausses. Or, après examen des preuves, les magistrats professionnels ont jugé que 12 sur 14 des faits allégués étaient « substantiellement vrais » et que « la grande majorité des agressions présumées (avaient) été prouvées ». Autrement dit, pour la justice anglaise, il ne fait pas débat que Johnny Depp a commis des violences conjugales contre Amber Heard et que celle-ci peut s’en dire victime.

Cela n’a pas empêché Depp de réattaquer en 2022 pour le même motif, la diffamation, mais en ciblant cette fois une autre accusée : son ex-femme, soit la personne qui se disait victime de violences. Les preuves contre lui n’ont pas disparu entretemps, elles n’ont pas non plus été jugées fausses au nouveau procès. C’est bien sûr ce qu’a laissé entendre à plusieurs reprises l’équipe légale de Depp, tout en tenant surtout un autre objectif : exclure le maximum de ces preuves des éléments admissibles au tribunal de Fairfax, Virginie.

Ainsi, les avocats de Heard ont eu interdiction de porter à la connaissance des jurés texans le verdict du procès anglais ou les preuves sur lesquelles il se fondait. Parmi ces éléments, les notes des thérapeutes qui ont suivi Heard tout au long de sa relation avec Depp et ont recueilli ses dires, et certaines preuves matérielles comme ce texto de l’assistant de Depp écrivant à Heard que l’acteur avait pleuré en « apprenant » (par ledit assistant) qu’il l’avait frappée dans un tel état d’ébriété qu’il avait fait un blackout, et qu’il s’en voulait énormément. Ces preuves exclues constituent d’ailleurs un des fondements de la décision de Heard de faire appel.

Mais ce qui frappe, c’est que parmi les preuves bel et bien admises au procès, certaines étaient pourtant indiscutables. Dans la cale aux trésors moisis on trouve, pêle-mêle, la plupart des formes de violence conjugales réunies. Des vidéos où Depp, dans un état second, insulte Heard et frappe les murs, tout près d’elle. Confronté à d’autres preuves matérielles, l’acteur a aussi dû admettre lui avoir donné des coups de tête (accidentellement) et l’avoir étranglée (sans plus de précision). Voilà pour la violence physique. Et pour la violence verbale et psychologique, qui n’est pas en reste : outre les insultes, des textos de l’acteur à son ami Paul Bettany dans lesquels il appelle à violer le cadavre de Heard après l’avoir brûlé puis noyé – n’étant pas sûrs qu’il s’agissait vraiment d’une sorcière, ils ne savaient pas trop ce qui fonctionnerait et ils avaient convenu qu’il valait mieux en faire trop que pas assez.

Sa défense ? C’était une blague, enfin, une référence aux Monty Python. Vous n’avez pas d’humour ni de culture ? Dans d’autres enregistrements, il traite celle qui est encore sa femme de « grosse vache stupide ». Sans compter d’autres éléments, comme des textos où Depp injurie son ex-compagne et mère de ses enfants. Vantée par contraste au procès comme une partenaire avec qui il avait vécu une relation merveilleuse, Vanessa Paradis a été en son temps accusée de la même cupidité durant le même moment de la séparation des biens. Je ne parle même pas des faits qui ne relèvent pas de la preuve mais dont l’effet d’accumulation constitue un faisceau d’indices concordants.

Ainsi, cette vidéo surréaliste célébrant la bromance entre Depp et Bettany. Une bromance, c’est une histoire d’amour (« romance ») mais d’amour amical, entre « brothers ». C’est mignon, non, l’amitié entre garçons ? Comme dans Will Hunting par exemple. Cela dit, elles existent surtout en version beauf assumée/décalée, à la Very Bad Trip. De même que les comédies romantiques, ce qu’on pourrait appeler les brom’com’ s’inscrit de fait dans des narrations très stéréotypées et donc bourrées de clichés sexistes.

Ce n’est pas pour rien que leur slogan, tacite ou explicite, est « bros before hos » – qu’on peut élégamment traduire ainsi : « les potes avant les putes ». Ça vaut dans la vraie vie comme dans les films. Depp a ainsi expliqué à la barre qu’une autre amitié masculine l’a aidé à traverser son mariage désastreux, celle avec le chanteur Marilyn Manson, le parrain de sa fille, désormais accusé par cinq de ses anciennes partenaires de relations abusives et d’agressions sexuelles.

La montagne de preuves accumulées n’a pas pesé un gramme aux yeux des jurés ou de l’opinion. C’est que l’équipe d’avocats de Depp savait que les faits n’étaient pas de leur côté. Ils ont donc très habilement misé sur deux ressorts qui se sont avérés payants au-delà de ce qu’ils espéraient initialement, à savoir une défaite judiciaire – quasi inéluctable – mais qu’ils pensaient compenser par une victoire sur le terrain médiatique. Ils ont finalement gagné sur tous les tableaux grâce aux effets cumulés de l’analphabétisme collectif en matière de violences domestiques d’une part et, d’autre part, d’une opération de communication médiatique jouant avec une extrême efficacité sur les pires stéréotypes sexistes.

Heard n’est pas une vraie victime – c’est une femme de mauvaise vie, ni digne, ni fiable – la preuve elle a pris des amants.

Ce n’est pas une vraie victime – elle ment – puisqu’elle a eu un comportement incohérent. Pourquoi serait-elle revenue vers Depp si, comme elle le soutient, il l’avait battue ? La réponse est évidente pour toute personne un tant soit peu renseignée sur les relations abusives : elle est revenue parce que les victimes reviennent très souvent.

Parce qu’elles se sentent coupables, parce qu’à la différence des agresseurs qui n’ont d’empathie que pour eux-mêmes, elles ressentent la souffrance des autres et veulent les aider. Si on a la flemme de lire des ouvrages d’experts, il y a de très bonnes séries là-dessus maintenant, comme Maid qui a cartonné sur Netflix – même si au vu des commentaires sur le procès, on en vient à se demander qui l’a vraiment regardée.

Ce n’est pas une vraie victime – elle affabule même quand elle ne ment pas – parce qu’elle est folle. Cet autre vieux cliché misogyne se pare désormais d’un vernis scientifique et du vocabulaire spécialisé qui va avec. Au terme d’un examen de huit heures, une psychiatre, une autre blonde hyper belle et sexy, mais dans un genre sérieux avec lunettes et tout, payée par l’équipe légale de Depp (le fonctionnement de la justice américaine a au moins le mérite de rendre apparentes certaines qualités de notre service public judiciaire) a diagnostiqué l’actrice borderline et histrionique, invalidant le diagnostic des thérapeutes qui ont suivi Heard pendant plusieurs années pour un syndrome de stress post-traumatique qu’ils relient aux violences conjugales. C’est aussi que la folie est contagieuse : les experts qui ont témoigné pour Heard se sont trouvés à leur tour psychiatrisés[4]. Mais comme Johnny n’est pas fou, lui, « sa » psy a raison en plus d’être plus jolie qu’eux.

Ce n’est pas une vraie victime, c’est même elle l’agresseur : la preuve, elle a rendu les coups, elle l’a avoué elle-même. Une des erreurs stratégiques de Heard est en effet d’avoir reconnu à la barre le caractère violent de la dynamique relationnelle et sa propre violence, physique mais surtout verbale. Cela a été retenu contre elle, prouvant là encore la méconnaissance totale du fonctionnement des violences conjugales : oui, il arrive que les victimes rendent les coups. C’est ainsi que Jacqueline Sauvage, après 20 ans passés à subir les viols et les coups sans parvenir à réagir, a fini par tirer sur son mari – dans le dos. Décidément, en plus de n’avoir aucune dignité, elle n’était vraiment pas maligne.

Elle a d’ailleurs été reconnue coupable puisque son geste sortait des cases homologuées de la légitime défense. La justice n’est pas adaptée car les juges, pas plus que l’ensemble de la société, ne sont formés à reconnaitre, c’est-à-dire à percevoir, à comprendre et à traiter les dynamiques d’emprise qui sont au cœur des violences domestiques, qu’elles soient conjugales ou familiales. Qu’importe aussi qu’il existe un consensus des professionnels qui prennent en charge les victimes de violences conjugales pour considérer qu’elles ne sont qu’exceptionnellement mutuelles. Qu’il y a presque toujours un dominant et un dominé structurellement, même s’il arrive au dominé de se rebiffer ponctuellement (y compris dans les couples où le dominé est un homme). Et qu’un des indices auxquels on peut reconnaitre de l’extérieur celui des deux qui est objectivement la victime, c’est qu’il s’agit de la personne prompte à excuser l’autre et à s’accuser.

Il s’agit là d’un mécanisme d’intériorisation de la stratégie des agresseurs, qui consiste à inverser systématiquement la responsabilité et à se faire passer pour la victime de sa propre violence et de la personne qui reçoit ses coups – elle l’a poussé à bout, l’a « forcé » à la frapper. Et bien sûr, cette asymétrie se coule aussi à s’y coller dans les normes genrées d’éducation différenciée des petites filles et des petits garçons qui demeurent encore aujourd’hui : le bagarreur vs l’infirmière, prendre soin et sur soi vs prendre sa place à la maison et dans la société.

Pourquoi tant d’himpathy ?

À l’inverse, ce qui frappe dans le témoignage de Depp et dans sa posture tout au long du procès, c’est qu’il a tout nié, n’a reconnu la responsabilité de rien, même confronté à des preuves matérielles. On le voit ivre et violent sur une vidéo ? Flegmatique, il répond : « clairement, j’étais dans un mauvais moment ». Les expressions faciales de Heard ont été scrutées par les experts pendant des heures : elle ment, la preuve, sa ride du lion la trahit ; elle ment, elle pleure trop – ou pas assez. Mauvaise, femme, mauvaise actrice, aucune qualité. Depp, lui, n’a rien eu à prouver. C’est lui la victime.

La preuve ? Il le dit. Et il a su convaincre lui, quand il a raconté sa version de l’histoire : s’il s’est laissé maltraiter par sa compagne, c’est parce qu’il avait été frappé par la malédiction de la répétition – sa mère battait son père alors quand le premier coup est venu, il s’est laissé faire. Quand j’ai entendu Johnny Depp, je l’ai cru. Comme les jurés, j’ignorais tout du procès précédent, les preuves, le verdict. J’ai trouvé sa prise de parole bouleversante et courageuse. Je me suis dit que c’était un procès sur ces rares cas de violences réciproques, à égalité. Cela m’a confortée dans l’idée qu’il est important que des hommes aussi se mettent à témoigner de l’effet des violences intrafamiliales, que ce soit celles subies dans l’enfance ou de celles qui (re)viennent à l’âge adulte.

Qu’on appréhende mieux ce qu’elles font à la construction psychique des femmes mais aussi des hommes puisqu’elles ne produisent évidemment pas la même chose, étant donnée la différence des normes genrées qui font qu’on considère qu’être victime de violences sexuelles fait partie intégrante de la « condition féminine » et fait sortir irrémédiablement de la masculinité valorisée. Les hommes et les femmes victimes ont en commun de faire les frais de ces préjugés hétérosexistes, simplement le prix à payer est différent et les modalités de paiement aussi. J’ai pensé, enfin, qu’il est également important, même s’il s’agit d’une minorité statistique (le ratio est de 80/20), de mieux intégrer à la réflexion globale sur ces violences sexistes et sexuelles le cas des femmes autrices de violences conjugales.

Sauf que ce n’est pas ça, l’histoire, ici, pas du tout. Ce qui m’a peu à peu fait réaliser l’horrible erreur de jugement que j’étais en train de commettre et ce qui fait que j’ai l’intime conviction que le témoignage de Depp était autant une prestation d’acteur réussie qu’une glaçante manifestation du sentiment de toute puissance propre aux agresseurs, ce ne sont pas seulement les preuves accablantes, c’est l’attitude de l’acteur tout le reste du procès. Voilà un autre exemple du deux poids deux mesures. Autant la presse et les internautes n’ont laissé passer aucune incohérence réelle ou supposée dans le récit ou l’attitude de Heard, autant aucun expert n’a jugé suspect l’effet double face de Depp : image même de la victime prostrée les quelques heures son témoignage, star plus qu’à l’aise le reste des six semaines du procès. Pourtant, cette posture n’est pas anecdotique.

Depuis plusieurs années que je consacre une partie de mon travail et de ma vie au problème des violences sexistes et sexuelles, je n’ai jamais vu ou entendu une seule victime qui envisage son procès, qu’elle y soit en position de plaignante ou d’accusée, comme un divertissement ou qui se sente à ce point en confiance. Autant Heard était tendue, fermée, autant Depp était décontracté. Hilare même, souvent, faisant des blagues aux jurés ou aux téléspectateurs comme s’il était à un talk-show.

Au début du procès, une journaliste américaine expliquait son attitude par le fait que l’acteur avait déjà tout perdu et qu’il n’y avait donc pas d’enjeu pour lui. Une telle naïveté surprend : en ce cas, pourquoi aurait-il investi autant d’argent et d’énergie pour sa défense ? Il semblerait plutôt qu’il savait qu’il avait tout à gagner au procès. C’est aussi qu’il était un peu chez lui, au tribunal ou devant, arrivant comme à une avant-première sous les acclamations de ses fans à qui il envoyait des baisers par la fenêtre de son SUV. Et s’il était si à l’aise, c’est pour une bonne raison.

Ce n’est pas pour rien que l’acteur a demandé que le procès soit retransmis en vidéo. Depp a porté plainte pour diffamation précisément au motif que sa réputation et son image avaient été ternies par les accusations de violence conjugales de Heard, estimant que cela lui aurait coûté sa carrière. C’est vrai qu’il a perdu beaucoup en termes d’argent et d’image même si, comme l’a souligné au procès un ancien agent, sa carrière était déjà déclinante auparavant, à cause de sa consommation de drogue et d’alcool et d’un comportement qui n’est aujourd’hui plus accepté par les studios parce qu’il coûte trop cher. Il avait déjà « gagné » deux années de suite le titre d’acteur le plus surpayé d’Hollywood. Depp et ses avocats ont insisté sur le fait que l’enjeu du procès était de « rendre sa vie » à l’acteur.

Ils l’ont surtout pensé comme l’instrument de son come-back. On a beaucoup utilisé la comparaison théâtrale. Mais ce procès a davantage été un film produit, réalisé et interprété par Depp. Et l’audience, c’étaient à la fois les jurés, les internautes/téléspectateurs et l’ensemble de l’opinion publique. C’est d’ailleurs un des autres motifs d’appel pour Heard : le huis-clos n’ayant pas été imposé, il est difficile de nier que l’écho médiatique violemment anti-Heard a pu avoir un impact sur la décision des 5 hommes et deux femmes qui composaient le jury.

Heard, elle, a tenté de jouer comme elle pouvait à l’intérieur de cette production mais ce n’est pas elle qui tenait la caméra, et ça s’est vu. Témoin le décalage énorme entre le succès du hashtag #JusticeforJohnnyDepp qui a recueilli 16 milliards de vues sur Tiktok, et celui #JusticeforAmberHeard – à peine 42 millions – alors que la pétition demandant l’exclusion de l’actrice d’Aquaman 2, elle, a déjà récolté plus de 4,5 millions de signatures, ce qui en fait une des dix pétitions les plus signées au monde. Soutenir Johnny Depp, ce n’est pas soutenir une victime de violences conjugales. C’est soutenir un homme accusé de violences, reconnu par la justice comme en étant bel et bien l’auteur et massivement soutenu par les masculinistes, qui se trompent rarement de héros, et dont l’acteur n’a pas refusé le soutien.

Ce procès, sa médiatisation, son verdict, nous regardent parce qu’ils nous disent où nous en sommes, en tant qu’opinion collective, des stéréotypes sexistes, en 2022. Et le bilan, c’est que nous ne vivons pas sous le règne de #MeToo, loin de là, que la majorité bruyante semble plutôt habiter dans le cerveau de Donald Trump. Selon cette vision du monde, l’homme a droit à la complexité et la femme le devoir de rester bien à sa place. Depp peut cumuler les images : le charme gracile d’Edward aux mains d’argent doublé de celui, plus vénéneux, du bad boy de Cry Baby devenu avec le temps un artiste maudit et un homme sauvage. C’est d’ailleurs le nom du parfum de Dior dont l’acteur est depuis 2015 l’égérie. Un peu comme quand Les Inrocks avaient fait leur couv sur Cantat en artiste maudit, à son retour sur scène après sa sortie de prison pour avoir tué sa compagne Marie Trintignant.

Les marques, les magazines et les studios jouent sur ces images et pour que le public y adhère, il faut bien qu’elles soient un peu vraies. Ça marche, ce trouble double, entre le réel et la fiction mais aussi entre l’homme dangereux, le petit garçon et le prince charmant. La preuve ? Les ventes du parfum Sauvage ont augmenté depuis le début de l’affaire Depp/Heard en 2018. Elle est bankable, la norme misogyne implicite selon laquelle ce n’est pas si grave si un homme est violent avec les femmes tant que ça ne se voit pas trop. Un peu, c’est sexy. Et puis, comme on dit, il n’y a pas mort d’homme. C’est aussi à cette vérité crue que nous confronte le procès Depp/Heard : notre défaut d’empathie à l’égard des victimes de violences sexuelles n’a d’égal que notre empathie par défaut pour les hommes accusés d’en être les auteurs.

Ce procès, c’est le triomphe de l’himpathy[5]. Avec ce mot, la philosophe australienne Kate Manne a cherché à comprendre ce phénomène récurrent de « sympathie inappropriée et disproportionnée dont bénéficient les hommes de pouvoir dans des cas d’agressions sexuelles, de violences conjugales (…) et d’autres comportements misogynes ». Le problème est que les hommes de pouvoir ne font pas seulement peur – même si c’est bien sûr le cas, et à raison puisqu’ils ont de fait pris l’habitude que rien ni personne ne s’oppose à eux et qu’ils ont des moyens colossaux de rétorsion contre qui s’y risquerait. Ils sont prêts à tout. Non, le problème c’est aussi que leur côté menaçant n’empêche pas qu’ils bénéficient d’une autre arme qui n’est pas la leur mais que nous leur donnons : notre empathie.

Bien sûr, elle vient en partie du fait qu’ils savent imposer leur version des faits. Mais pas seulement. Nous ne pouvons pas faire l’économie de notre responsabilité. Pourquoi sommes-nous plus soucieux, collectivement, du risque de porter atteinte injustement à la réputation d’un homme accusé de violences qu’à celui de détruire encore plus celle de la femme ? Alors même que ce parti-pris est infondé statistiquement (les accusations mensongères représentent moins de 5% des cas) ? Pourquoi refusons-nous à ce point de reconnaitre la vérité pour préserver l’image positive que nous nous faisons d’un homme ? Pourquoi sommes-nous prêts à silencier une victime pour ça s’il le faut ? Autrement dit, pourquoi sommes-nous encore tellement misogynes, en 2022 ?

Que faire, quand la diffamation opère comme bras armé du storytelling misogyne des agresseurs ?

La situation à laquelle aboutit le verdict du procès est la suivante : une femme, reconnue par deux fois par la justice comme victime de violences conjugales, est condamnée pour s’être qualifiée (dans un article du Washington Post de 2018) de « figure publique représentant les violences domestiques ». Elle ne nommait pas l’auteur des violences et montait en généralité à partir de son expérience individuelle. Cette vérité sur elle-même, sur son parcours de vie, cette parole intime et politique, elle n’aurait pas le droit de la soutenir publiquement ? Heard précisait : « J’ai eu le rare privilège de voir en temps réel comment les institutions protègent les hommes accusés de sévices ».

Elle n’avait encore rien vu. Ce verdict pose la question : que vaut le droit d’une victime de violences domestiques à la liberté d’expression face à l’impératif de préserver la réputation d’un grand homme ? Le jury l’a même reconnue coupable d’avoir agi avec « malice », c’est-à-dire dans l’intention de nuire à Depp et non de dire la vérité – même si le verdict juge aussi Depp coupable d’avoir diffamé Heard en l’accusant d’avoir porté des accusations mensongères.

Mais imaginez un seul instant que ce soit bel et bien la vérité tout court, ce que les juges anglais et américains avaient jugé vrai au regard des exigences de la vérité judiciaire. Que Heard est bel et bien victime de violences conjugales de la part de Depp. Puis repensez maintenant au procès, à sa médiatisation, à son verdict : cette femme a été condamnée pour avoir dit qu’elle était une victime de violences conjugales, elle doit payer une fortune à son agresseur, l’opinion publique la ridiculise, l’accuse de mentir et d’être folle, et elle reçoit des menaces de mort quotidiennement. Mesurez aussi que nous ne sommes pas seulement spectateurs et spectatrices de cette situation. Par nos actions, nos mots et nos silences, nous en sommes les acteurs, les actrices. La question devient alors : que faisons-nous ?

Ce procès, sa médiatisation et son verdict nous regardent et nous obligent à faire face à une autre question : à quoi/à qui sert la diffamation aujourd’hui ? Nier qu’elle constitue une arme judiciaire de choix de l’arsenal des agresseurs et du backlash, c’est être complices de cette instrumentalisation de l’État de droit au profit de la perpétuation de l’état de droit de cuissage pour les hommes puissants. Refuser de reconnaitre que les victimes ne vivent pas, elles, dans un État de droit, c’est être complices de cette iniquité quand elles n’obtiennent justice que dans 1% des cas (ce chiffre n’est pas, hélas, une exagération)[6].

Et quand la Justice reconnait les faits, comme ce fut le cas pour Heard, la réparation judiciaire peut ne pas tenir, et même si c’est le cas, elle ne compense pas la violence de la réaction sociale que subissent systématiquement les victimes qui ont osé parler publiquement et son impact massif sur leur vie sociale et professionnelle. Les victimes sont immanquablement transformées en accusées puis en coupables, et condamnées. Ce n’est pas pour rien qu’on emploie l’expression « procédure-bâillon ». La raison d’être des plaintes pour diffamation est de réhabiliter la réputation injustement entachée d’une personne accusée à tort.

Mais le fait est que le procès en diffamation fait aussi massivement partie aujourd’hui des stratégies judiciaires d’intimidation que peuvent s’offrir des entreprises ou des personnes physiques accusées à raison mais qui ont les moyens de retourner l’accusation vers ceux qui les ont accusés. Qu’ils gagnent ou qu’ils perdent n’est pas le plus important, ils ont les moyens. Ce qui compte, c’est de faire peur et d’épuiser financièrement et psychologiquement la victime pour l’empêcher de continuer à parler. Cela se double d’une autre mécanique, quand c’est un accusé de violences conjugales qui assigne la personne qui l’a accusé. La stratégie n’est pas seulement légale, elle est psychologique.

C’est une façon pour l’agresseur de prolonger l’abus une fois que sa victime l’a quitté. Ça aussi, l’avocate de Heard a tenté de le faire valoir en vain dans sa plaidoirie. Elle a demandé au jury de tenir cet homme responsable de ses actes, pour elle mais aussi pour lui, qu’il fasse enfin cette expérience inédite. Il a fait au contraire fait une fois de plus l’expérience de sa toute-puissance et de l’impunité de ses actes. C’est pour cela que le mot complicité n’est pas trop fort et que nous devons prendre la mesure de ce que nous cautionnons dès lors que nous ne le dénonçons pas et considérons, tels Ponce Pilate, que nous pouvons nous en laver les mains.

Ce procès, sa médiatisation, son verdict nous regardent parce qu’ils disent l’intensité du deux poids deux mesures qui règne en matière de liberté d’expression. Ce procès dit à quel point la « libération de la parole » des victimes de violence pose problème aux agresseurs. Ce n’est guère étonnant. La question est : pourquoi cette liberté de parole nous pose-t-elle problème à nous ? On reproche souvent aux mouvements progressistes et notamment aux féministes de vouloir l’entraver. Mais quand il s’agit de défendre la liberté d’expression des victimes de violences sexuelles, nous sommes bien moins empressés.

Pourquoi ? Qui voulons-nous protéger ? De quoi avons-nous peur ? Pourquoi soupçonnons-nous toujours les victimes de mentir ? Est-ce parce que reconnaitre qu’elles disent la vérité, et reconnaitre l’ampleur des faits nous obligerait à faire face à cette autre vérité : dans notre entourage, nos amis, nos amours, il y a aussi des agresseurs, peut-être même en avons-nous fait partie ? Que devons-nous faire d’eux ? De nous ?

Bien sûr, il y a lieu de se réjouir qu’en France, deux jugements quasi concomitants avec le verdict américain aillent dans une direction opposée : la Cour de cassation a rejeté les pourvois de l’ancien ministre Pierre Joxe et du directeur de chaîne Éric Brion, les déboutant définitivement de leurs poursuites en diffamation contre les femmes qui les accusaient de violences sexuelles. Plus que la décision, c’est son motif qui donne lieu d’espérer. Non seulement la cour a estimé que les propos de ces femmes « reposaient sur une base factuelle suffisante » pour reconnaitre « le bénéfice de leur bonne foi », mais leurs propos publics relevaient d’un « débat d’intérêt général sur la dénonciation de comportements à connotation sexuelle non consentis de certains hommes vis-à-vis des femmes ».

Autrement dit, leurs accusations sont légitimes et légales au nom de l’excuse de vérité et de l’intérêt général. Il y a lieu de se réjouir, mais sans oublier que ces deux femmes avaient auparavant été condamnées, en 2019, autrement dit qu’en plus de devoir vivre avec les séquelles des violences sexuelles, elles ont dû subir trois années de procédures judiciaires avant que justice leur soit rendue non pas au sens où leurs agresseurs auraient été condamnées mais simplement au sens où elles-mêmes ne le sont plus. Il y a lieu de se réjouir sans oublier de s’inquiéter de la reconduction d’Éric Dupond-Moretti comme ministre de la Justice.

Non seulement parce que l’avocat ne fait pas mystère de son hostilité à #MeToo, en cohérence avec ses choix de carrière (il a défendu bon nombre d’hommes accusés d’agression, plaidant à plusieurs reprises la notion d’inceste consenti), mais aussi parce qu’il a dit souhaiter l’introduction des caméras dans le cadre de la loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire ». Officiellement, dans un but pédagogique, mais sans interdiction de réutilisation parodique. Pour l’heure, ce n’est pas passé, les magistrats ayant fait front contre une idée qui les alarme.

Au moins, j’espère qu’on va arrêter de dire que #Metoo ruine définitivement les carrières. Ceux qui s’inquiètent pour la vie d’après des hommes accusés ont de quoi se rassurer. Maïwenn, qui à la scène comme à la ville ne se cache pas de son addiction aux relations d’emprise et que #Metoo, ça la fait bien suer, offrira le premier rôle de sa vie retrouvée à Johnny : Louis XV. (C’est un problème complémentaire qu’il faut vraiment affronter plus sérieusement qu’on ne le fait, l’attachement de beaucoup (trop) de femmes au masochisme comme seule façon désirable d’aimer).

Dans le même temps, le dernier spectacle de Louis CK, Sincerely Louis CK a gagné le Grammy Award du meilleur stand-up. Louis CK, mais si, un des meilleurs stand-uppeurs américains, le compagnon de Blanche Gardin ? Lui aussi a connu une traversée du désert après avoir été accusé par plusieurs femmes d’avoir usé de sa position de pouvoir pour les forcer à le regarder se masturber. Après avoir dans un premier temps réagi en présentant ses excuses et en se retirant de la scène, il a choisi une autre option pour son retour : assumer qui il est (devenu) ou en tout cas quel public l’aime désormais, et lui donner ce qu’il veut.

Ce sont ces blagues-là qui viennent d’être récompensées. Pour changer du stand-up pour mascu et du film d’époque prônant la liberté d’importuner en chemise à jabots, on pourrait proposer aux scénaristes d’En Thérapie une nouvelle saison où le Docteur Dayan aurait comme patients : Maïwenn, Lili Rose Depp (fille de Johnny et filleule de Manson) et Vanessa Paradis (ex de Johnny et mère de Lili) et Samuel Benchétrit (ex de Marie Trintignant, morte sous les coups de Bertrand Cantat) en thérapie de couple. Pour la supervision, Charlotte Gainsbourg pourrait reprendre son rôle de la saison 2. Et pour la BO du générique, que diriez-vous d’« Inceste de citron » ? Ou alors, plus vintage, on remet la chanson de Vian…


[1] Carole Boinet, « Game of Thrones :  une scène de viol déclenche la polémique », Les Inrocks, 22 avril 2014.

[2] Sara Bobolts, « Me Too Founder Tarana Burke Reacts To Depp-Heard Trial Verdict », Huffington Post, 2 juin 2022.

[3] Susan Faludi, Backlash. The undeclared war against American women,  New York, Crown, 1991.

[4] David R. Spiegel, « I Testified in the Heard vs. Depp Trial. The Backlash Has Been Horrific », Newsweek, 6 mars 2022.

[5] Kate Manne, Down Girl : the logic of misogny, Oxford University Press, 2018.

[6] Bérénice Hamidi et Gaëlle Marti, entretien avec Sarah Al Matary, « Recadrer les scènes de viol », La Vie des idées, 25 février 2022.

Bérénice Hamidi

Sociologue du théâtre, professeure en études théâtrales à l'Université Lyon 2 et membre de l'Institut Universitaire de France

Notes

[1] Carole Boinet, « Game of Thrones :  une scène de viol déclenche la polémique », Les Inrocks, 22 avril 2014.

[2] Sara Bobolts, « Me Too Founder Tarana Burke Reacts To Depp-Heard Trial Verdict », Huffington Post, 2 juin 2022.

[3] Susan Faludi, Backlash. The undeclared war against American women,  New York, Crown, 1991.

[4] David R. Spiegel, « I Testified in the Heard vs. Depp Trial. The Backlash Has Been Horrific », Newsweek, 6 mars 2022.

[5] Kate Manne, Down Girl : the logic of misogny, Oxford University Press, 2018.

[6] Bérénice Hamidi et Gaëlle Marti, entretien avec Sarah Al Matary, « Recadrer les scènes de viol », La Vie des idées, 25 février 2022.