Imaginaire partagé – sur « Des voix traversées » à l’IAC de Villeurbanne
La constitution d’un « Nous », à opposer à la fatalité du présent dominé par les divisions et les fractures, traverse le champ de la pensée politique contemporaine dans ses grandes largeurs. Aspiré par cet horizon, l’art n’est pas en reste pour s’ajuster à cet enjeu des causes communes. Ne serait-ce que par leurs modes d’existence et leurs manières de travailler de plus en plus structurées dans des collectifs, les artistes contemporains questionnent ce désir de dire « nous ». Comment se retrouver dans un imaginaire partagé, dont l’absence de repères communs et de boussole générale bloque souvent la possibilité ?
La « Fabrique du Nous », manifestation lancée en mars dernier par l’Institut d’Art contemporain de Villeurbanne (IAC) pour que les habitants s’approprient l’art comme moyen de (re)créer des liens de proximité, illustre parfaitement ce souffle politique qui traverse la scène artistique contemporaine. Nathalie Ergino, la directrice de l’IAC, mesure depuis une vingtaine d’années déjà « la nécessité de mettre en partage nos questions, nos doutes et aussi nos émotions », en défendant l’idée-manifeste que « par sa dimension sensible et la puissance de ses imaginaires, l’art peut contribuer à fabriquer ce nous ».
Portée par cette conviction, Nathalie Ergino a mis en place depuis le début des années 2010 des programmes transdisciplinaires de recherche, rassemblant artistes et chercheurs, notamment à travers le Laboratoire espace-cerveau qui « privilégie l’intuition comme moteur, les imaginaires partagés comme fondement et l’échange collectif comme mode opératoire ». Selon elle, nous sommes, grâce aux artistes, appelés à construire un nouvel imaginaire commun, d’égalité entre les êtres et de relation entre les situations, afin de défaire l’hégémonie montante des divisions.
L’idée de la « Fabrique du Nous » s’inscrit ainsi dans le prolongement d’une ancienne réflexion menée à l’IAC, qui a rejoint une autre envie : celle de la ville de Villeurbanne elle-même, élue capitale française de la culture en 2022 sur la base d’un programme tourné vers la jeunesse, comme en témoignait début juin le festival « Réel », pensé et piloté par des jeunes Villeurbannais, au cœur du parc naturel de la Feyssine.
Participant donc à la dynamique d’une politique locale travaillée par la question de la démocratie culturelle, des droits culturels et des causes communes, la « Fabrique du Nous » s’en distingue néanmoins en partie en assumant l’exigence de ses propositions artistiques moins grand public, déployées en deux temps à travers plusieurs formats (expositions, ateliers, marches, lectures…), à la fois disséminées dans la ville, et déployées dans les murs mêmes de l’IAC.
Si le premier moment de cette Fabrique, initiée du 3 mars au 30 avril dernier, portait sur la question des territoires et les façons d’y vivre, de les partager, d’y construire des récits, le second temps, intitulé « Des voix traversées», interroge depuis début juin, et jusqu’au 31 juillet, de nouvelles manières de vivre en commun, dont témoignent les œuvres d’artistes comme David Douard, Anne Le Troter, Angelica Mesiti, Pedro Barateiro, Chiara Fumai, Jérôme Grivel, Hanne Lippard, Pauline Boudry et Renate Lorenz…
De la parole au chant, du cri primal au mutisme, les voix qui se font entendre nous rappellent à nos réciprocités, mais aussi à nos malentendus.
Chanter ensemble, entendre des voix, jouer de la résonance entre les corps, les lieux et les êtres, se laisser traverser par des voix… : les œuvres exposées à l’IAC et à l’URDLA, atelier de production et de diffusion dirigé par Cyrille Noirjean, percutent certaines des questions que le Laboratoire espace-cerveau mène depuis plusieurs mois autour d’un nouveau cycle de réflexion, « Comment habiter des mondes cosmomorphes ? », inspiré notamment par les travaux du philosophe Pierre Montebello, auteur de Métaphysiques cosmomorphes, la fin du monde humain (2015, Presses du réel).
Ce cycle interroge « un nous malmené et fragilisé et sur la nécessaire invention de nouvelles manières de faire en commun ». « Avec (ces) Voix traversées, il est question d’écouter et de faire entendre des “nous” par nature polyphoniques et de faire résonner des voix, à la fois surfaces de rapport à l’autre et au monde, surfaces de contact et d’affection mais aussi d’expression ou d’interpellation », expliquent Anne-Lou Vicente et Raphaël Brunel, curateurs invités de l’exposition, qui travaillent depuis des années sur les liens entre sons et arts visuels (notamment au travers de la plateforme éditoriale What you see is what you hear).
Incarnées ou désincarnées, chuchotées ou effacées, live ou enregistrées, altérées ou empêchées, les voix forment ici, dans la variation même de leurs registres, de leurs tons et de leurs échos, le signe d’une attente, d’un lien, d’un échange, d’un partage. De la parole au chant, du cri primal au mutisme, les voix qui se font entendre nous rappellent à nos réciprocités, mais aussi à nos malentendus. Ce sont tous les indices, les traces et les trous de leurs échos qui peuplent ce « nous » que nous fabriquons en dépit de tout ce qui nous oppose.
Pour Anne-Lou Vicente et Raphaël Brunel, la voix est ce « phénomène sonore, gestuel et visuel, nous permettant de communiquer, de se connecter à l’autre, au monde qui nous entoure et d’observer la potentialité de rapprochements et d’hybridations interspécifiques, outre-tombales, voire extra-terrestres », comme chez Maxime Bondu et Simon Ripoll-Hurier. Auteurs d’une installation, The Call, qui consigne durant trois heures, comme dans une transe, les 3926 phonèmes sortant de la voix de Krishna May, maîtrisant l’alphabet phonétique international, les deux artistes ont organisé l’envoi dans l’espace, depuis une station radioamateur suisse, de ses vocalisations linguistiques pour qu’elles soient captées par une éventuelle intelligence extra-terrestre. L’appel rebondit sur la Lune avant de revenir sur Terre, enregistré par un algorithme qui permet de saisir la réception du message après avoir été altéré par son passage dans l’atmosphère.
À côté de l’ambition technique (et métaphysique) d’un tel dispositif, d’autres registres s’imposent dans la simplicité de leur expression. Comme chez Jérôme Grivel, qui dans sa vidéo Parabole#3, s’expose torse nu, en train de crier de toutes ses forces, tout en s’empêchant de sortir les sons de sa voix. Un exercice de contrition et d’excitation à la fois, comme si le défoulement se heurtait à son propre refoulement dans le même mouvement ; le corps exulte et souffre, hurle et se tait, pendant que le visage abrite la dureté d’un geste impossible, contenant autant la pulsion de vie que la pulsion de mort. La voix éteinte, c’est le corps qui parle et tremble.
Beaucoup d’artistes travaillent ainsi sur la voix comme une expérience physique intense et parfois ambivalente. Anna Holveck, diplômée de l’école des Beaux-Arts de Lyon, formée au chant lyrique et à la composition électro-acoustique à l’ENM de Villeurbanne, explore par exemple les interactions entre l’espace, le corps et les sons. Ce sont les échos qui circulent entre eux qui l’intéressent, à l’image de son installation vidéo, Quio, quio (le dialogue), qui met en face à face, sur deux écrans séparés, deux bergers béarnais dans la montagne, conversant en sifflant pour se donner des informations sur leur trajet. Comme la nymphe Echo le fait avec Narcisse, ils reprennent les derniers mots de l’autre. « Quio » voulant dire « bien » en béarnais, les siffleurs ponctuent leurs relations orales par ce mot. « Le son m’est apparu comme un médium vivant aux propriétés plastiques, qui se déplace, s’étend, tantôt très directif, tantôt totalement fluide », explique l’artiste explorant les façons dont un espace affecte la matière même du son.
Comme chez Anna Holveck, la voix produit des effets perceptifs intenses dans le travail d’Angelica Mesiti. Sa vidéo In the ear of the tyrant, qui reconstitue sur trois écrans un rite traditionnel de deuil, fait entendre la voix d’une chanteuse italienne dans une grotte de Syracuse. Une autre très belle vidéo, Silent, de Pauline Boudry et Renate Lorenz, met en scène une chanteuse posée face à un pupitre de micros, comme si elle allait faire une déclaration officielle, sauf qu’elle reste silencieuse, pour faire place à l’environnement sonore du lieu. Le silence, aussi, est un espace contenant plein de voix possibles, suggère le film, qui orchestre une relation secrète entre « être en silence » et « se faire entendre ».
Sous les apparats du je, vibre la coexistence d’un nous.
Outre les vidéos, plusieurs installations attirent aussi le regard du visiteur flottant dans un environnement sonore contrasté et sans cesse réactivé par ce qui surgit au hasard du parcours. L’installation sonore d’Anne Le Troter, Les volontaires, pigments-médicaments, déjà présentée à Bétonsalon dans une exposition personnelle récente, met en tension les préoccupations des travailleurs.euses de l’art des années 1930, qui avaient en même temps un métier lié au soin ou à l’action sociale, comparées aux préoccupations actuelles. Des sons enveloppent le visiteur circulant parmi des drapés de câbles audio. L’artiste crée une situation d’écoute en créant un vaste espace plein de fils et de dessins dont la parole reste le sujet central. Une parole, qui peut aussi n’être qu’un chuchotement, comme le suggère David Douard dans l’image centrale de son installation, Melody, composée d’un caisson lumineux, de baies vitrées, agrémentées de motifs sérigraphiés, de fragments de poésies récupérées sur internet, de moulages de bouches…
Entre ceux qui parlent, ceux qui écoutent, ceux qui nous échappent, ceux qui se répondent…, les sujets parlants de l’exposition peuplent un monde polyphonique, dont l’exposition tend plus ou moins explicitement à rappeler qu’il est la marque sensible et organique de notre vie commune. Sous les apparats du je, vibre « la coexistence d’un nous », soulignent Anne-Lou Vicente et Raphaël Brunel, pour qui l’exposition Des voix traversées « propose de traverser des voix et de nous laisser traverser par elles, temporairement ou durablement ».
À la mesure de ces voix exposées et superposées, le « Nous » qui traverse le programme de l’IAC cette année concerne l’ensemble de nos pratiques sociales, de nos échanges à distance, comme le prouve le travail de l’artiste Mona Varichon, qui dans le prolongement de ses vidéos a organisé un atelier public visant à s’interroger ce que signifie d’être à la fois ensemble et séparé.es, et à mesurer combien le rapport intime à l’autre passe par la voix. Ce sont bien les voies de ce Nous, dont les voix traduisent l’édifice sensible, qui nous aspirent à Villeurbanne. L’exposition nous confronte à la puissance de ce « Nous », dont le linguiste Émile Benveniste disait qu’il était une forme « amplifiée », aux contours « vagues ».
« La Fabrique du Nous : Des voix traversées », exposition à l’Institut d’Art contemporain (IAC) à Villeurbanne, jusqu’au 31 juillet 2022