International

Nous sommes dans la guerre

Philosophe

Entre impérialisme et dénégation du droit à l’existence des Ukrainiens, l’invasion russe du 24 février a marqué le début d’une guerre « totale » s’accompagnant de violations massives des droits de l’homme, et un nouvel épisode de la guerre civile européenne. Face à cette « guerre hybride », mondialisée sans être mondiale, la priorité immédiate est de soutenir le combat du peuple ukrainien qui exprime son exigence d’indépendance nationale.

Nous voici au 5ème mois de la guerre déclenchée par l’invasion russe. Dans ce texte[1], j’essayerai de mettre en ordre quelques-unes des réflexions que m’inspirent la situation en Ukraine et ses prolongements planétaires. Je formulerai des hypothèses et poserai des questions, mais je n’ai pas de certitude absolue quant à la réponse qu’il faut leur apporter. Sur plusieurs points je me demande même si ces réponses existent – sauf à vouloir projeter sur la réalité qui nous assiège des catégories idéologiques toutes faites. Mais ce n’est pas une raison, bien au contraire, pour ne pas tenter d’articuler ce que nous savions déjà et ce que nous apprenons au jour le jour, de façon à éclairer les enjeux et les éventualités d’un conflit qui nous concerne tous directement. Devant la guerre d’Ukraine en effet, devant la bataille qui fait rage autour des villes du Donbass, devant les menaces qui s’accumulent aux alentours, nous ne pouvons pas nous comporter comme de simples « observateurs engagés » qu’affectent plus ou moins les événements.

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C’est notre avenir, c’est notre « monde commun » qui sont en jeu, et dont la physionomie va dépendre aussi de nos interprétations et de nos choix. En ce sens, toutes proportions gardées car – ne l’oublions jamais – nous ne sommes pas les combattants ou les victimes directes du conflit, je dirai pourtant que nous sommes dans la guerre, car elle a lieu « chez nous » et « pour nous ». Nous n’avons pas le choix, hélas, comme le propose dans une belle leçon de pacifisme révolutionnaire mon ami le philosophe Sandro Mezzadra, de « déserter la guerre ».[2] Je n’en conclus pas pour autant que nous devions nous laisser « mobiliser » et emporter par elle d’une façon irréfléchie. La marge laissée au choix est très faible, mais faut-il décider d’avance qu’elle est inexistante ?

De quelle guerre, cependant, sommes-nous ici en train de parler ? Sur ce point déjà l’incertitude règne. Car au-delà du fait que le territoire ukrainien (en partie occupé


[1] Adaptation française de ma conférence « In the War : nationalism, imperialism, cosmopolitics », London Critical Theory Summer School, Birkbeck College, 27 juin 2022.

[2] Voir Sandro Mezzadra, « Disertare la guerra », Euronomade, 11 mars 2022.

[3] Carl von Clausewitz, De la guerre, traduction de Denise Naville, Les Éditions de Minuit, 1955, Livre I, chapitre Ier, §24, p. 69. Les commentateurs s’épargnent en général la discussion du « simple ».

[4] Ceci vaut d’une façon générale pour l’ensemble des territoires ayant appartenu à l’Empire Russe ou à l’URSS après 1945 et constituant ce que le discours officiel russe, de façon quasi-constitutionnelle, désigne comme « l’étranger proche ». Mais à l’intérieur de cet ensemble, qui inclut notamment les pays baltes, il est clair que l’Ukraine, pour des raisons économiques, démographiques, historiques et idéologiques sur lesquelles je reviens plus bas, occupe une place tout à fait singulière, perçue non seulement comme « non négociable » mais comme « existentielle ».

[5] La reprise de la forme empire par l’URSS est un objet de discussion en soi. Elle ne peut évidemment pas se concevoir comme l’effet du seul pouvoir de Staline et de son idéologie. Peut-être même faut-il voir les choses en sens inverse : c’est le retour du refoulé impérial au sein de la révolution qui explique l’ascension de Staline et les modalités de son exercice du pouvoir.

[6] Un aspect particulièrement important de la comparaison concerne les violences exercées contre les femmes, et plus généralement le caractère « viriliste » de la guerre. D’où l’importance de tenir compte des analyses et des propositions des féministes, parmi les rares à mettre en œuvre effectivement une méthode internationaliste. Voir le texte récent de Rada Ivekovic : Postsocialist Wars and the Masculinist Backlash, Alienocene, 30 mars 2022.

[7] Le concept de guerre civile européenne n’est pas la propriété exclusive de Ernst Nolte, dont l’ouvrage de 1997 (Der Europäische Bürgerkrieg 1

Étienne Balibar

Philosophe

Notes

[1] Adaptation française de ma conférence « In the War : nationalism, imperialism, cosmopolitics », London Critical Theory Summer School, Birkbeck College, 27 juin 2022.

[2] Voir Sandro Mezzadra, « Disertare la guerra », Euronomade, 11 mars 2022.

[3] Carl von Clausewitz, De la guerre, traduction de Denise Naville, Les Éditions de Minuit, 1955, Livre I, chapitre Ier, §24, p. 69. Les commentateurs s’épargnent en général la discussion du « simple ».

[4] Ceci vaut d’une façon générale pour l’ensemble des territoires ayant appartenu à l’Empire Russe ou à l’URSS après 1945 et constituant ce que le discours officiel russe, de façon quasi-constitutionnelle, désigne comme « l’étranger proche ». Mais à l’intérieur de cet ensemble, qui inclut notamment les pays baltes, il est clair que l’Ukraine, pour des raisons économiques, démographiques, historiques et idéologiques sur lesquelles je reviens plus bas, occupe une place tout à fait singulière, perçue non seulement comme « non négociable » mais comme « existentielle ».

[5] La reprise de la forme empire par l’URSS est un objet de discussion en soi. Elle ne peut évidemment pas se concevoir comme l’effet du seul pouvoir de Staline et de son idéologie. Peut-être même faut-il voir les choses en sens inverse : c’est le retour du refoulé impérial au sein de la révolution qui explique l’ascension de Staline et les modalités de son exercice du pouvoir.

[6] Un aspect particulièrement important de la comparaison concerne les violences exercées contre les femmes, et plus généralement le caractère « viriliste » de la guerre. D’où l’importance de tenir compte des analyses et des propositions des féministes, parmi les rares à mettre en œuvre effectivement une méthode internationaliste. Voir le texte récent de Rada Ivekovic : Postsocialist Wars and the Masculinist Backlash, Alienocene, 30 mars 2022.

[7] Le concept de guerre civile européenne n’est pas la propriété exclusive de Ernst Nolte, dont l’ouvrage de 1997 (Der Europäische Bürgerkrieg 1