Il n’y voit rien – sur La Grande Illusion de Céline de Jean Narboni
La Grande Illusion de Céline se tient dans le vis-à-vis que Jean Narboni institue entre le film de Jean Renoir et les longues pages que Céline lui consacre dans Bagatelles pour un massacre, les seules de son œuvre jamais consacrées à un film. Publié en décembre 1937, l’ouvrage paraît quelques mois après la sortie de La Grande Illusion au printemps de la même année. Jean Narboni est précis, un enquêteur : non pour restituer, par ces dates, un hasard de calendrier, une coïncidence voire l’esprit d’une époque, mais parce que ce court laps indique que « ces pages ont dû être écrites assez vite, dans l’urgence du combat à mener ».
Céline cibla explicitement un film dont il voulait la peau, Narboni lui rend la monnaie de sa pièce de la plus belle des manières : en nous dévoilant le piège dans lequel Céline, littéralement aveuglé par sa rage antisémite lors de sa vision du film, tomba, « pris comme il croyait prendre, comme le rat de La Fontaine ». Plus précisément, il fabrique et tend à Céline le piège dans lequel il tomba, piège dont la dramaturgie quasi-policière du dévoilement, les retournements, suscitent la joie ininterrompue du lecteur. La beauté entièrement littéraire de ce piège, alchimie parfaite d’un savoir en poétique, tient à ce que Jean Narboni ne vise que le regard de Céline ou, davantage, l’« infaillibilité diagnostique » de ce dernier dont il se vante « dans le chapitre de Bagatelles pour un massacre qui précède celui où il s’en prend au film de Renoir […]: “Tout de même, il suffit de regarder d’un peu près telle belle gueule de youtre bien typique, homme ou femme, pour être fixé à jamais…” ».
Jean Narboni piste le regard du Céline spectateur de La Grande Illusion, ses prémisses comme chacun des leurres qu’en bon nazi français il prit pour des réalités, jusqu’à le retourner contre lui. Critique de cinéma décisif, et incisif, au côté d’André Bazin, Jacques Rivette ou Serge Daney, auteur de nombreux essais[1], hier rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, chez lui chez Jean Renoir, doté du même savoir prodigieux dont il crédite Patrick Modiano – sur le cinéma, la littérature, Céline, Vichy –, Narboni démantèle pièce par pièce le regard célinien en le mettant à l’épreuve du sien en un génial œil pour œil implacable et virtuose. C’est ainsi que ce livre, sur la pensée du cinéma et du regard, s’affirme comme un grand livre sur celle de l’antisémitisme ; c’est que Jean Narboni, pour paraphraser Daniel Arasse, est certain de « l’émotion de la densité de pensée » confiée au cinéma. Un livre frontal nécessairement sans égard pour l’antienne que Pier Paolo Pasolini, écrit-il, qualifiait en 1973 de « lieu commun » : « l’obligation morale qui impose, surtout parmi les intellectuels de gauche, de dissocier chez un écrivain son œuvre de son idéologie et des évènements de sa vie[2] ».
Pister le regard du spectateur Céline amène Jean Narboni à nous livrer en ouverture les lignes splendides qu’il prélève dans Voyage au bout de la nuit, les seules de l’œuvre où son regard fut celui d’un « spectateur primitif émerveillé ». Avec le cinéma, écrit-il, « l’épanchement nervalien du rêve dans la vie réelle la rend pour un moment vivable » ; la séance est un lieu où Céline « s’abandonne au “pardon tiède” d’une basilique où le monde un instant se serait converti à l’indulgence » ; les films, « une réserve de courage et de forces pour affronter la dureté du monde ».
Passés l’éloge et l’abandon « au charme des images en mouvement et à leur puissance nourricière », Céline se livre le plus souvent « à la relégation dédaigneuse du cinéma » puisque, outre « les cris de haine et les invectives […] contre “Hollywood la juive” », il n’y voit, écrit Narboni, qu’une entreprise racoleuse « d’abrutissement de masse usant cyniquement du pouvoir sans limites de la publicité et de sa capacité à promouvoir l’insignifiant en divin ». Plus encore, sa « fatalité machinique » le condamne : « “…le cinéma reste tout au toc, mécanique, tout froid…[…] il capte pas les ondes émotives…” »
Mais les pages que Céline consacre à La Grande Illusion sont encore d’un autre registre. Écrit à l’encre de la haine raciale, Bagatelles pour un massacre est le premier de ses deux pamphlets pronazis publiés avant-guerre – le second est L’École des cadavres. Succursale française de Mein Kampf – Céline y emploie les mots « juif » et « youtre » à chaque phrase avec une jouissance palpable –, il en appelle, entre autres, à une alliance avec Hitler et au meurtre des Juifs. Jean Narboni a donc raison d’écrire que « Céline n’était pas antisémite » et qu’il faut le prendre au sérieux sur ce point, lui qui « a proclamé et écrit cent fois que l’antisémitisme n’était qu’un hochet, que les Juifs s’en moquaient et n’en avaient pas peur. Il se voulait raciste. “Raison de Race surpasse chez moi Raison d’Art ou Raison d’Amitié ”, écrivait-il dans une lettre à Jean Cocteau. »
Céline, le « seul non-Juif incontestable, le pur aryen immaculé, à la fois raciste, nordiste et athénien » fit donc sienne la loi du sang[3] nazie en ce que le sang, la race, sont le lieu d’une vérité, source de l’ensemble des normes du penser, de l’agir, du sentir comme du voir. La « Raison de Race » n’y surpasse pas tant la « Raison d’Art » ou d’amitié mais s’y substitue pour la dissoudre. Fusionnant l’instinct et la raison, c’est de cette loi que Céline tire la conviction de l’« infaillibilité diagnostique » de son regard clinique. Cette conviction au principe de sa vision de La Grande Illusion transforme le film en un simple miroir du « vrai », l’enregistrement et la reproduction d’une réalité univoque, totalement intelligible et dicible. Or, cette univocité prêtée à la représentation cinématographique est pour Jean Narboni toujours une illusion, redoublée ici par celle de la race.
Défaire l’univocité réaliste de la représentation, du supposé vrai, c’est être, une fois encore, à l’école du cinéma de Jean Renoir.
C’est dans son livre La Nuit sera noire et blanche que Jean Narboni précise quelques-uns des termes de son regard tel que la pensée critique à l’œuvre dans cet exceptionnel laboratoire que furent les Cahiers du cinéma la formule au début des années 1960 sous l’impulsion notamment de Jacques Rivette ; Rivette, réalisateur en 1966 d’une série d’entretiens passionnants avec Renoir, Jean Renoir, le patron. Dans ce livre, Narboni revient sur la « rupture sans appel » entre la cinéphilie prônée par le mouvement « mac-mahonien », groupe de théoriciens brillants « célébrant la fascination et l’annihilation de toute distance critique devant les films aimés » et les Cahiers du cinéma dont Rivette, tenant de la ligne moderniste, était le rédacteur en chef.
« Citant Boulez, Lévi-Strauss, Stravinsky et Brecht », grand lecteur d’auteurs contemporains et de textes théoriques – c’est lui qui réalise, avec le critique Michel Delahaye, le premier entretien avec Roland Barthes –, Rivette prône « un cinéma de la compréhension créatrice et du décentrement, conscient de ses moyens et ses fins ». C’est dans un article des Cahiers du cinéma d’août 1963, Revoir Verdoux, à peine plus long qu’une notule mais ayant pour Narboni « l’autorité et la puissance d’un manifeste » que Rivette énonce les termes de ce décentrement : « Le cinéma recrée peu à peu sous nos yeux un monde concret : autre et expliqué, mais plus ambigu d’être à la fois idée incarnée et réel transpercé de sens. » Mais défaire l’univocité réaliste de la représentation, du supposé vrai, c’est également être, une fois encore, à l’école du cinéma de Jean Renoir chez qui, pour Narboni, « le va-et-vient déroutant entre la vérité et l’artifice font que chez lui le naturel, loin d’être la copie d’un “vrai” supposé donné, devient un effet de la forme, une continuité entièrement construite. »
La Grande Illusion est pour Céline sans ambiguïté. Il n’a par conséquent « aucun mal à voir en Dalio le “petit youtre”, “l’abject gibier de réverbère” » écrit Narboni. Interprète du rôle du lieutenant Rosenthal, il dit « l’avoir vu au premier coup d’œil à quelques traits aisément reconnaissables : “dégaine, verbiage, figure” ». Mais l’insupportable n’est pas tant à ses yeux « les qualités que le film lui confère » que le fait que Rosenthal, dont il est explicitement dit qu’il est juif, soit « l’ami de Maréchal, l’ouvrier français et parigot typique joué par Jean Gabin ». En effet dit Narboni, « s’il y a des gens que Céline exècre presque autant que les Juifs, ce sont les aryens qui leur sont soumis », « “masses imbéciles aryennes” » allant « à leur perte en la désirant, presque en la chantant ».
Tel est le cas du lieutenant Demolder dit Pindare ; travaillant sur le poète grec qu’il trouve très mal traduit, Céline le qualifie d’« “intellectuel aryen” » et déplore sa volatilisation : « “rendu déjà en tel état de futilité […] de rabâchage bulleux, qu’il se dissipe tout seul dans le cours du film… Nous le perdons, évaporé.” » De même le commandant von Rauffenstein, comte de son état, est donné par Céline « comme de pure noblesse aryenne ». Jean Narboni, qui documente dans le détail la réception de ce film très politique, nous apprend que Goebbels, de l’avis de Céline, dira de lui qu’il ne ressemble « à aucun officier allemand digne de ce nom ». Pindare est joué par Sylvain Itkine, von Rauffenstein par Erich von Stroheim. Autant dire que Céline n’a rien vu et que s’il s’était documenté avec le même acharnement que Jean Narboni, « il serait resté stupéfait ».
Céline n’y voit rien car sa science de la race fait écran. L’on pense ici, comme souvent, à Daniel Arasse lorsqu’il plaide dans On n’y voit rien pour une histoire de l’art où l’on verrait ce que le peintre et le tableau montrent sans interposer aucun écran de savoir, textes, citations, références agissant comme « un filtre solaire » protégeant le regard de l’éclat de l’œuvre. Arasse encore lorsqu’il fait du détail un instrument d’analyse permettant que le « voir » prenne le pas sur le « savoir » ce qui, le livre de Jean Narboni en témoigne, demande beaucoup plus d’efforts.
Dans Le Détail, Arasse écrit que ce dernier « tend irrésistiblement à arrêter le regard, à troubler l’économie de son parcours. Or, cet écart, s’il risque d’être catastrophique pour “le tout ensemble”, si le tableau risque de s’y disloquer et le regard de s’y noyer, c’est aussi un moment privilégié où le plaisir du tableau tend à devenir jouissance de la peinture. » Cette « méthode du détail » dont Jean-Claude Milner dit dans La Puissance du détail que Arasse l’invente, reformule l’œuvre comme le regard. Elle oblige dit Milner « à prendre son départ dans le particulier et, parfois, dans le singulier. Ce faisant, elle libère du poids des généralités ; celles-ci, quand elles fonctionnent au début des analyses, ne peuvent être que creuses. »
Telle est la méthode de Jean Narboni qui, à l’instar de Daniel Arasse ou de l’écrivain Marcel Cohen, sait que le bon Dieu niche dans les détails. Ces derniers sont ici le plus souvent des noms propres, connus et méconnus, des dates, des gestes, que Narboni donne à lire comme d’irréductibles ayants eu lieu reprenant vie sous nos yeux et qui, restitués dans leur singularité, deviennent ineffaçables. La méthode du détail nécessitant de voir et de nommer autrement, sa puissance ne tient pas au fait que Jean Narboni montre à Céline ce qu’il n’a pas vu, à la manière d’une correction historienne ou d’une rectification de type fact-checking, mais à ce qu’il nous montre et par conséquent renomme.
Les noms propres, souvent prélevés dans un plan, un générique, un dialogue, un texte, brillent d’un éclat inédit et tendent à devenir, non plus jouissance de la peinture, mais du film donc du livre. Ainsi, du film considéré « comme idée incarnée et réel percé de sens », Narboni en invente les jaillissements littéraires, tour à tour biographe méticuleux, portraitiste hors pair, érudit avançant par bifurcations, montages, associations libres. Que la méthode du détail soit la langue du piège tient évidemment à ce que Jean Narboni touche ici au cœur de la logique antisémite si l’on considère que son geste fondamental est l’objectivation du nom Juif, une opération visant l’annihilation de tout autre réel, notamment pour le porteur de ce nom.
Il ne suffit donc jamais de voir et, en la circonstance, « trop de reconnaissance raciale, corporelle ou faciale conduit à s’égarer ». Le lieutenant Rosenthal, le « “gibier de réverbère” » est joué par « Marcel Blauschild, ou Marcel de Blancheville ou Marcel de Bauchili […] connu sous le nom de Marcel Dalio », Narboni multipliant ici les patronymes non pour nous égarer mais parce que le réel n’a pas de nomination univoque. « Acteur né, […] doué, fantasque, farceur, intelligent », il sera le marquis de La Chesnaye dans La Règle du jeu de Jean Renoir. « Sans grande illusion sur les préjugés et les clichés antisémites de son temps […] il ironise sur ce qu’il appelle son physique de Levantin, avoue abuser de la gomina et de la brillantine sur ses cheveux frisés. L’archétype du métèque, le Juif tel que vous aimerez le haïr […]. » Céline tombe donc ici dans le piège que Marcel Dalio lui-même lui tend.
Plus encore, « fixé, aimanté, focalisé sur la figure trop repérable de Rosenthal, il n’a pas vu les leurres que le film disposait par ailleurs », il n’a pas vu que Pindare, « “l’intellectuel aryen” », était interprété par Sylvain Itkine dont Narboni écrit qu’il était « issu d’une famille juive lituanienne émigrée en France » et militant dans des organisations d’extrême gauche. Itkine quittera Paris dès 1940 pour Marseille et aura l’idée, avec son frère Lucien, « de composer une friandise faite de dattes, d’amandes pilées, de noisettes et de pistaches, délicieuse, facile à composer ». Naîtra de cette idée « une coopérative […] dite “Le Fruit mordoré” ou “Croque-Fruits”, sise rue des Treize Escaliers ». Sylvain et son frère s’engageront dans la résistance : le premier sera exécuté à Lyon par la Gestapo de Klaus Barbie, le second, résistant sous le nom de Villon, meurt à Mauthausen dans une marche de la mort.
Enfin, l’aristocrate de pure noblesse aryenne interprété par Erich von Stroheim, « le plus grand mystificateur que le cinéma ait connu », est né Erich Stroheim à Vienne « dans une famille de Juifs pratiquants tenant un commerce de chapeaux. […] Passionné par tout ce qui touche aux questions militaires, il est incorporé dans le train des équipages, unité peu prestigieuse réservée le plus souvent aux Juifs, indésirables dans d’autre corps, et surnommée pour cela “Dragons de Moïse” […]. » Ainsi, écrit Narboni, Céline, « aveuglé par la paille Rosenthal, […] n’a pas vu l’énorme poutre que constituait l’acteur jouant ce mutilé de guerre. »
Quelle que soit sa portée génocidaire, la fiction raciale n’en demeure pas moins une, raison pour laquelle Jean Narboni peut opérer, de l’intérieur de la langue, ce renversement.
Si Céline avait regardé dans le détail, il aurait vu les indices déposés par Stroheim lui-même – Renoir le laissa décorer la chambre qu’il occupe dans le film – et que Jean Narboni sait voir pour y donner sens et en faire récit : tel ce livre de Heinrich Heine dont on aperçoit les lettres du nom légèrement tronquées ; posé sur une commode, il est brièvement révélé par un traveling détaillant les objets garnissant la chambre de l’officier. Partant du nom de Heine, Narboni fait de Stroheim une sorte de doppelgänger de ce dernier, un double lointain : Heine, « Juif et franc-maçon mentant sur sa date de naissance, changeant de nom et s’efforçant de dissimuler son origine par sa conversion au christianisme pour pouvoir s’introduire dans un monde universitaire et une société qui ne voulait ni de lui ni des siens ».
Il piste alors en des pages éblouissantes Heine et sa pièce Almansor renfermant l’assertion désormais vérifiée à laquelle Pindare fait allusion dans le film : « Là où l’on brûle des livres, on finit par brûler des hommes ». Par un jeu de piste dont la rigueur tient à l’association libre, Jean Narboni passe, à la vitesse d’un chat qui du sixième étage retombe exactement sur ses pattes, d’Almansor à Al-Mansur – nom du héros de la pièce de Heine signifiant « Le Victorieux » en arabe, de Al-Mansur à Almanzor, puis de Almanzor à Almansor, soit « le nom que portait la danseuse Lucette Destouches avant son mariage en 1943 avec Louis-Ferdinand Céline dont elle était la compagne depuis 1935 ». Narboni précise qu’elle ne l’a pas quitté jusqu’à sa mort, « sans jamais perdre pied ni sombrer, avec une vaillance, une constance et un dévouement dignes de celui qui est peut-être son lointain ancêtre arabe ». La boucle du nom est bouclée. Céline, qui qualifiait tout ce qui se situait au sud de la Loire de « “parasites arabiques” », qui détectait des origines hébraïques dans les noms de Racine, Cézanne, Bernanos, Desnos et de Gaulle, qui qualifia Laval « de nègre, de Juif et de tzigane » et Eichmann de « Juif relaps », ne considéra jamais comme douteux le patronyme de son épouse.
Jean Narboni prend dans ces lignes Céline à son propre jeu et regard, l’encercle en pistant un nom auquel il offre une vie nouvelle par le biais d’une fiction généalogique se déployant sur un arc allant de La Grande Illusion à l’épouse de Céline en passant par la Grenade mauresque du XVe siècle où la pièce Heine se déroule ; la fiction s’affirme alors comme le lieu possible d’une vérité. Les nazis ne pistaient pas les noms, ils les pourchassaient dans la perspective, qu’ils voulaient irréversible, de les effacer. En faisant d’une fiction une science, ils ne nommèrent pas tant qu’ils dénommèrent, le nom Juif subsumant tous les autres pour devenir sentence de mort. Quelle que soit sa portée génocidaire, la fiction raciale n’en demeure pas moins une, raison pour laquelle Jean Narboni peut opérer, de l’intérieur de la langue, ce renversement. Il n’en touche pas moins au réel.
Céline ne voit rien parce qu’il n’y a bien évidemment rien à voir, toute reconnaissance de ce type ne pouvant être que de l’ordre du leurre. Mais le geste antisémite liminaire est là, au centre du livre : un regard qui nomme, « fixe à jamais », le processus d’identification se situant toujours à la croisée du regard et de la nomination. C’est qu’il faut, pour l’antisémite, c’est même là son sport favori, identifier des individus, des corps, que rien ne distingue, d’où la rouelle et l’étoile jaune, d’où l’existence de ces techniciens du regard et de l’instinct, ces « maîtres à débusquer », « obsédés du “comment reconnaître” » qui étaient les amis et références scientifiques de Céline, à l’instar de Georges Montandon, auteur de Comment reconnaître le Juif, et d’Armand Bernardini qui, « obsédé d’“onomastique hébraïque” », traquait les noms derrière les pseudonymes ; son grand œuvre, préfacé par Céline, est Répertoire et filiation des noms juifs.
Cet étau – Montandon « avec l’inspection des corps », Bernardini « avec la traque des noms » – est au cœur de Monsieur Klein, film dont la puissance tient au fait que Joseph Losey n’oppose jamais un « vrai » et un « faux » Robert Klein, un Juif et un non-Juif. Il met en scène la traque d’un nom propre, un patronyme qui est aussi un homonyme : s’il n’y a rien à voir, tout devient possible.
Si tout devient possible, Jean Narboni peut, en un ultime renversement, retourner contre Céline son propre regard, le faire imploser pour le réduire à néant. Car si, à ses yeux, même l’entourage rapproché du Führer est plein de « ministres et de conseillers au teint bistre, disgracieux et parfois contrefaits, au physique on ne peut moins aryen », plus rien ne s’oppose à ce que Hitler soit juif et que Céline affirme, en février 1944 : « Hitler est mort et il a été remplacé par un Juif. » Céline rejoint la fiction, ou y demeure, puisque que, écrit Narboni, il « vient de raconter […] le scénario du Dictateur ».
Mais, dès lors que tout ne tient qu’à une couleur de cheveux, un teint, un nom, ne se pourrait-il pas que Céline lui-même soit juif ? Narboni n’épargne rien à Céline et referme le piège à l’aide de René Vincent qui écrit en 1938 dans Combat : « “D’ailleurs, puisque Louis XIV est juif, puisque Racine est juif, puisque le pape est juif, pourquoi M. Céline, lui aussi, ne serait-il pas juif ?” » Lignes que continua peut-être Patrick Modiano dans Place de l’étoile en infligeant à Céline « ce qu’il pouvait craindre de pire » : être désigné comme « Juif honteux ». Peu importe écrit Narboni, « si Céline est identifié comme juif, la raison vacille, le vrai n’a plus de sens, tout est perdu et nul n’est à l’abri du démasquable et de l’opprobre. Dieudonné, Soral, Ryssen, Benedetti et bien d’autres peuvent trembler ».
En 1938, après Bagatelles pour un massacre, Renoir voulut rencontrer Céline : un désastre violent raconte Jean Narboni, Céline concluant l’entrevue avec l’espoir que les Allemands, une fois en France, « le colleront au poteau et que ce jour-là, c’est lui Céline qui commandera le peloton d’exécution ». Voilà pourquoi il est une chose cette fois certaine et peut-être pire pour Céline que d’être juif : c’est devant un film de Jean Renoir, avec le personnage de Pindare joué par Sylvain Itkine dont Céline regrette la volatilisation que, « une fois dans sa vie, une seule, il est arrivé à Céline de déplorer – en des termes d’une terrible justesse anticipatrice – la disparition, la dissipation, l’évaporation d’un Juif. C’est qu’il ne l’avait pas reconnu. »
Jean Narboni, La Grande Illusion de Céline, Éditions Capricci, septembre 2021, 144 pages.