Rediffusion

Avec l’espace, va, tout s’en va – sur Lieux et Espèces d’espaces de Georges Perec

Géographe

Deux événements éditoriaux, une nouvelle édition d’Espèces d’espaces suivie de la parution d’un inédit inachevé sobrement titré Lieux, sont venus confirmer qu’on peut considérer Georges Perec comme un écrivain-géographe de la première importance, l’un de ceux qui savent combien l’espace est à la fois un fondement et un point aveugle de l’existence. Rediffusion du 9 mai 2022

Georges Perec (1936-1982) a construit une œuvre incomparable, qui gravite autour de ce qu’il désignait comme les quatre pôles de son expérience de l’écriture : « le monde qui m’entoure, ma propre histoire, le langage, la fiction[1] », autant d’interrogations se chevauchant et « pos[ant] peut-être en fin de compte la même question, mais (…) selon des perspectives particulières[2] ». On a souvent estimé que cette question était celle du lien entre l’écriture et le temps[3], mais on se demandera si Perec n’aurait pas tout autant abordé le lien entre l’écriture et l’espace, plus exactement d’ailleurs la dimension spatiale de l’existence humaine, ce qui complexifie quelque peu la chose.

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Il est permis de conforter cette idée à l’occasion de deux évènements éditoriaux publiés coup sur coup dans la collection de Maurice Olender, « La Librairie du XXIe siècle », aux Éditions du Seuil. D’abord, en janvier dernier, une nouvelle édition d’Espèces d’espaces, augmentée de documents inédits et d’une postface de Jean-Luc Joly, qui y fait justement l’hypothèse que « Nul d’avantage que Perec, sans doute, n’a autant exprimé ce choix de l’espace à l’encontre du temps, de la géographie à l’encontre de l’histoire (…) »[4]. Ensuite et surtout, fin avril, l’intégralité d’un projet monumental que Georges Perec ne mena pas à son terme, Lieux, rendant ainsi disponible dans sa globalité un texte qui constitue un matériau de première importance pour qui veut aborder un versant de l’œuvre de Perec tout à la fois connu et finalement pas si éclairé que cela[5].

La lecture combinée de ces ouvrages, dont la relation est forte, confirme qu’on peut considérer Georges Perec comme un écrivain-géographe de la première importance. Les deux procèdent bel et bien de la mise en œuvre pleine et entière de son projet littéraire, ils y occupent une place centrale. On y découvre notamment la radicalité du principe de « réalisme » de Perec, qui affirmait que « la fonction de l’écriture est d’être réalis


[1] Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985, p. 10.

[2] Ibid.

[3] Ce que lui-même ne cesse d’affirmer, par exemple dans W ou le souvenir d’enfance, publié en 1975, où il évoque ainsi ses parents : « J’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps auprès de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie », Paris, collection « L’imaginaire », Gallimard, p. 62.

[4] Espèces d’espaces, Edition augmentée, Le Seuil, 2022, p. 185.

[5] La publication, riche de 569 pages (hors tables) est accompagnée d’un avant-propos de Sylvia Richardson, d’une préface de Claude Burgelin et bénéficie d’une introduction et d’une édition minutieuses et scrupuleuses de Jean-Luc Joly. Tout cela fait honneur à l’ensemble de la chaine éditoriale. Le Seuil rend en outre accessible via un formidable site ad hoc, accessible ici, l’ensemble du corpus de Lieux constituant en lui-même un aboutissement perecquien pour ce projet inachevé.

[6] Paris, Christian Bourgois, 1983.

[7] Soit ici dans l’ordre alphabétique : Assomption, Choiseul, Contrescarpe, Franklin, Gaité, Italie, Junot, Jussieu, Mabillon, Saint-Honoré, Saint-Louis, Vilin.

[8] Lettre à Maurice Nadeau, du 7 juillet 1969, reproduite en 4e de couverture de Lieux

[9] Ibid.

[10] Ce système de bi-carré latin fut choisi par Perec, qui échangea sur cette méthode avec le mathématicien indien Indra Chakravarti, quelques mois après le lancement du projet – qui ne s’appelait pas encore Lieux, car l’auteur hésitait au titre à lui donner – pour l’encadrer plus fermement.

[11] « Assomption, Réel 1 », Lieux, 2022, p. 107.

[12] L’infra-ordinaire a été défini par Perec dans le texte « Approches de quoi ? », publié dans le n°1 de la revue Cause commune, UGE, 1973, dirigée par son ami le sociologue Jean Duvignaud, et animée également par Paul Virilio et Georges Perec lui

Michel Lussault

Géographe, Professeur à l’Université de Lyon (École Normale Supérieure de Lyon) et directeur de l’École urbaine de Lyon

Notes

[1] Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985, p. 10.

[2] Ibid.

[3] Ce que lui-même ne cesse d’affirmer, par exemple dans W ou le souvenir d’enfance, publié en 1975, où il évoque ainsi ses parents : « J’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps auprès de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie », Paris, collection « L’imaginaire », Gallimard, p. 62.

[4] Espèces d’espaces, Edition augmentée, Le Seuil, 2022, p. 185.

[5] La publication, riche de 569 pages (hors tables) est accompagnée d’un avant-propos de Sylvia Richardson, d’une préface de Claude Burgelin et bénéficie d’une introduction et d’une édition minutieuses et scrupuleuses de Jean-Luc Joly. Tout cela fait honneur à l’ensemble de la chaine éditoriale. Le Seuil rend en outre accessible via un formidable site ad hoc, accessible ici, l’ensemble du corpus de Lieux constituant en lui-même un aboutissement perecquien pour ce projet inachevé.

[6] Paris, Christian Bourgois, 1983.

[7] Soit ici dans l’ordre alphabétique : Assomption, Choiseul, Contrescarpe, Franklin, Gaité, Italie, Junot, Jussieu, Mabillon, Saint-Honoré, Saint-Louis, Vilin.

[8] Lettre à Maurice Nadeau, du 7 juillet 1969, reproduite en 4e de couverture de Lieux

[9] Ibid.

[10] Ce système de bi-carré latin fut choisi par Perec, qui échangea sur cette méthode avec le mathématicien indien Indra Chakravarti, quelques mois après le lancement du projet – qui ne s’appelait pas encore Lieux, car l’auteur hésitait au titre à lui donner – pour l’encadrer plus fermement.

[11] « Assomption, Réel 1 », Lieux, 2022, p. 107.

[12] L’infra-ordinaire a été défini par Perec dans le texte « Approches de quoi ? », publié dans le n°1 de la revue Cause commune, UGE, 1973, dirigée par son ami le sociologue Jean Duvignaud, et animée également par Paul Virilio et Georges Perec lui