L’aube du monde à Berlin – sur Stern 111 de Lutz Seiler
Plus de trente ans ont passé depuis la chute du Mur de Berlin. Nous avons lu des témoignages, des travaux d’historien, des enquêtes et des romans-enquêtes, des bandes dessinées. Mais une œuvre aussi pleine et aussi pénétrante que Stern 111 ?
Un roman qui permet de comprendre aussi profondément ce qui s’est passé à Berlin juste après la destruction du Mur, dans un espace de temps aussi ténu, quand tout semblait possible ? Quand la déréliction de la moitié de la ville était le berceau de tant d’espoir ?
Jamais un romancier n’y était parvenu. Il aura donc fallu attendre une génération pour que Lutz Seiler, né en 1963 dans la défunte RDA, y arrive. Précisons que Stern 111 n’est pas le premier, mais le second roman de Lutz Seiler. Le premier s’intitulait Kruso, du nom d’un personnage que l’on retrouve dans celui-ci, Stern 111, dont l’écrivain a dit l’avoir commencé avant, puis abandonné, puis recommencé… Faut-il s’en étonner ? La langueur et la minutie qui font la force de Stern 111 ne s’obtiennent qu’avec le temps, l’écoulement des jours, l’insistance, la reprise, le métier.
C’est si vrai que la reprise est aussi le cœur du plaisir que provoque la lecture du livre. Stern 111 est un roman qui ne peut se lire d’une traite ni dans l’urgence. Il se pose, se repose, se reprend ; on en retrouve avec un curieux bonheur les figures principales et les figurants, les espaces, l’étrangeté familière. Le récit dépayse légèrement, il déporte le lecteur il y a quelque temps, il va méditant et, bien sûr, suscite la réflexion et la rêverie.
Pourquoi faudrait-il qu’un roman soit efficace et rythmé comme une machine ? C’est d’ailleurs un des grands thèmes de Stern 111 : le passage de la culture de l’Est à celle de l’Ouest, du hors-temps de l’enfance au temps compté et monétisé de l’âge adulte, de la frugalité à la consommation irréfléchie. Stern 111 est un roman sur cette transition-là, qui n’est pas exclusivement politique, mais matérielle, idéologique et mentale.
Lutz Seiler a commencé sa vie d’écrivain par la poésie. Est-ce ce qui explique sa maîtrise de la langue (à laquelle rend justice une traduction irréprochable), son sens de l’observation, la méticulosité qui frappe dès les premières lignes ? Il faudrait de longs débats pour prouver ce rapport de cause à effet, ou, au contraire, le contredire. Faisons simplement remarquer que Carl, figure principale de Stern 111, est un apprenti poète, du moins un poète qui, au début du roman, a écrit vingt poèmes exactement et se demande si cela suffit pour prétendre à se dire poète, prétendre à être édité et reconnu comme tel. Lui-même se pose la question, non sans humour, avec une modestie est-allemande en tous points.
C’est aussi un homme qui aspire à mener une « existence poétique » : l’expression revient plusieurs fois mais elle n’est jamais vraiment définie parce qu’elle sous-entend une quête, une aspiration, un équilibre difficile à maintenir entre vie quotidienne et vie de la pensée. Elle court tel un fil doré qui rehausse le réalisme du récit. Oui, il va de soi que Carl est le frère de lait de l’écrivain et porte en lui plus que le talent du romancier, une éthique.
Carl et Lutz sont deux anciens Allemands de l’Est nés en Thuringe de parents modestes et discrets. Ceux de Carl se nomment Walter et Inge Bischoff. Le fils, le père et la mère forment une petite cellule déjà séparée quand l’histoire commence. Nous sommes dans une gare : Carl rentre chez lui, on ne sait pas où exactement, il est question du mur des Lamentations, l’atmosphère est à la confusion. Il faut quelques pages pour découvrir que nous sommes à Leipzig et quelques pages encore pour comprendre que le télégramme que Carl a dans sa poche est signé par ses parents : ils quittent la RDA.
Le Mur vient d’être détruit, c’est un événement majeur de la fin du XXème siècle, mais il n’est pas nommément désigné. Le romancier concède simplement à propos du père : « Il évoquait le discours de Willy Brandt… dont on avait parlé aux informations. » L’absence de date et de désignation contraste avec la véracité du tableau de la fuite : les camps de transit, les formulaires à remplir, l’affolement, l’abandon brutal de sa patrie… la ruée vers un Ouest dont le romancier fait un pays mythique, celui des chercheurs d’or, l’exode qui devient celui d’un peuple, de tous les peuples. La première famille qui accueille les parents est une famille de réfugiés syriens, M. et Mme Talib (ah, les noms !) : eux-mêmes ont été expulsés et accueillent ces nouveaux fugitifs en qui ils reconnaissent les errants de la Bible hébraïque. L’Orient s’invite en Occident et l’invite ; l’hospitalité rayonne.
Le récit se poursuit et de nouveau les parents s’en vont, toujours à l’Ouest, encore à l’Ouest. Leur aventure nous parvient à travers les lettres qu’ils écrivent à leur fils, lesquelles sont récrites par le narrateur-auteur. Elle nous arrive donc à travers un double tamis, et pourtant quelle précision, quel sens du détail, quelle fine analyse de tout ce qui dit la bascule de l’ordre ancien à l’ordre nouveau : les nouveaux acronymes, les voyages en toute liberté, le salaire démultiplié, les mots nouveaux, souvent anglo-saxons, les idées inédites, faire fructifier son capital, par exemple…
On ne dira pas jusqu’où iront les parents ; on évoquera juste la remarque d’un personnage qui fait commerce de morceaux de Mur : « On les voit plus tard devant un siège de société quelconque à Cincinnati ou au bord d’une piscine à Sacramento. » Absurde, non ? Le rideau de fer transformé en accessoire de déco dans une Californie de pacotille ? Tout ça pour ça ? Comme si le Mur était humilié, comme si le désir de liberté était réduit à une babiole de mauvais goût.
Pendant ce temps, le fils, Carl, s’enracine à Berlin. Alors que ses parents s’exilent, il prend la vieille Shiguli familiale – reproduction de Fiat made in USSR – et arrive dans la ville en chantier sans un sou, dormant dans sa voiture, découvrant au gré d’une perspective qui s’offre à sa vue l’extrémité Ouest d’une rue jusqu’ici bloquée, puis un matin, un théâtre appelé Volksbühne… Tous les jours au réveil, comme un calendrier de l’avent, un morceau de la ville à peine réunifiée s’ouvre à lui. Jusqu’au jour où il est recueilli par une bande d’anonymes décidés à transformer le Berlin-Est abandonné en communauté autogérée.
Le roman de Lutz Seiler est parsemé de ces objets comme il est parsemé d’esquisses de poèmes prises à d’autres ou improvisées par Carl.
Le second poumon du roman est là, c’est la folle histoire de cette troupe improvisée qui s’installe dans la cave d’un immeuble sans propriétaire au cœur de Berlin-Est, dans un lieu baptisé Le Cloporte. Ils ou elles ont des surnoms cocasses, sont vêtus comme des sacs, des punks ou des princes déchus, montent un bar, boivent le lait d’une chèvre qui partagent leur espace souterrain, soupèsent la valeur de chaque bien, évaluent la nécessité de chaque objet, divisent les tâches. Carl devient maçon-poète ; des travailleuses venues de l’Est vendent leur corps ; Hoffy, dit « le berger », mène la bande et galvanise les opposants à la spéculation immobilière.
Ils ont décidé de refaire le monde, avant les pelleteuses et avant l’invasion de la consommation de masse. Un jour, ils se revendiquent « kolkhoze anticapitaliste » ; un autre, Carl y voit « François d’Assise à Berlin ». Des détails fourmillent, tour à tour triviaux, saugrenus, techniques, comiques. Sous la plume de Lutz Seiler, l’univers des squats échappe à la pop-culture pour atteindre les rives d’une parabole où se même le fantasmagorique et le réalisme.
« Le Cloporte devait accueillir aussi des bons à rien et autres clochards (les “artistes de la rue”), pour Irina tous “avaient la même valeur”[…] Elle les connaissait tous par leur nom : Willi le philosophe, le rossignol de Ramersdorf, le Polonais au chariot […] un homme surnommé Paix mondiale, qui portait toujours une guitare sans cordes dans son étui. »
Tous ont leurs accessoires, leurs objets chéris. La présence des choses est sans doute un des traits les plus extraordinaires de Stern 111. Car les choses ne sont là ni comme un détail balancé au passage, ni comme la marque d’une époque, ni comme une source de nostalgie, ni comme une forme de fétichisme, ni comme dans le nouveau roman. Chaque chose est unique, chacune a un prix, chacune est respectée parce qu’elle est le fruit d’un travail et d’un savoir-faire, chacune est entretenue et soignée parce qu’on possède peu. Rien ne se jette, tout se conserve. Et si les choses avaient une âme ? demandera-t-on en souriant. Les apôtres de la croissance devraient lire Stern 111 (le titre est le nom d’un transistor fabriqué en RDA) pour comprendre la valeur réelle d’un objet et ralentir la grande braderie mondiale.
Choisir une « existence poétique », c’est aussi choisir ce rapport au monde. Le roman de Lutz Seiler est parsemé de ces objets comme il est parsemé d’esquisses de poèmes prises à d’autres ou improvisées par Carl. L’écrivain met en valeur le versant artisanal de la poésie, le simple agencement de mots, leur rapprochement, leur brusque séparation, et la puissance de l’effet que ces jeux de déplacement produit. Certains assemblages tiennent, d’autres vacillent, tous contribuent à creuser dans le roman une galerie souterraine qui fait le prix de Stern 111.
Lutz Seiler, Stern 111, Éditions Verdier, 570 pages, septembre 2022.