Musique ancienne
Sitôt rentré, Rodney fila directement dans la salle de musique. Il l’appelait ainsi, ironiquement mais non sans un réel espoir : la salle de musique. C’était une petite quatrième chambre, en L, créée lors du découpage du bâtiment en appartements. On pouvait l’appeler salle de musique car elle contenait un clavicorde.
Il était là, sur le parquet poussiéreux : le clavicorde de Rodney. Vert pomme, avec une bordure dorée, une peinture de jardins géométriques ornant l’envers de son couvercle relevé. Réalisé sur le modèle des clavicordes fabriqués par Bodechtel dans les années 1790, celui de Rodney provenait du Early Music Shop d’Édimbourg, d’où il était arrivé trois ans plus tôt. Pourtant, à le voir trôner là, majestueux, dans la faible clarté – c’était l’hiver à Chicago –, on aurait dit qu’il attendait Rodney non pas depuis son départ pour le bureau, il y avait de cela neuf heures trente, mais depuis plusieurs siècles.
Un clavicorde requiert assez peu d’espace. Ce n’est pas un piano. Les épinettes, les virginals, les pianoforte, les clavicordes, les clavecins, même, sont des instruments relativement petits. Les musiciens du XVIIIe siècle qui les utilisaient étaient de petite taille. Rodney, lui, était grand – il mesurait un mètre quatre-vingt-onze. Il s’assit doucement sur le banc étroit, glissa ses genoux sous le clavier et, fermant les yeux, commença à jouer de mémoire un prélude de Sweelinck.
La musique ancienne est rationnelle, mathématique, un peu rigide, et Rodney l’était aussi. Il était comme ça bien avant d’avoir vu son premier clavicorde ou rédigé sa thèse de doctorat (inachevée) sur les systèmes de tempéraments durant la Réforme allemande. Son immersion dans les œuvres de Bach père et fils n’avait fait que renforcer ses tendances naturelles. Le seul autre meuble de la salle de musique était un petit bureau en teck. Rangés dans ses tiroirs et ses casiers, se trouvaient les dossiers ultra organisés tenus par Rodney : relevés d’assurance maladie, notices d’utilis