La ville où je suis née
L’hôpital où je suis née a été rasé quelques mois après ma naissance. J’imagine le bâtiment en suspension, avec ses vieux murs à l’amiante, ma mère accrochée aux bras des sages-femmes, atterrir là, à Tarbes, juste pour m’y poser, avant d’être détruit. Une bardée d’enfants livrés au petit matin du 19 février de la dernière année des années 70, avec ces coordonnées : latitude 43,232951, longitude 0,078082. Tarbes, Gascogne, Occitanie, département des Hautes-Pyrénées. C’est là que je suis tombée. J’avais le crâne bien rond, il paraît.
Difficile de retrouver mes premières sensations de la ville, la statue de Danton et son doigt qui menace ? Le petit train du Jardin Massey ? Je sais juste que mon frère et mes sœurs n’ont qu’une envie : se barrer. Mon père passe le plus clair de son temps en Afrique, mais Tarbes est la ville où j’apprends à marcher. Période Tarbes communiste, Raymond Erraçaret – trois mandats, s’il vous plaît –, décomposition du tissu ouvrier, gloire encore vivace du Stadoceste Tarbais. Je vis avec ma mère avenue Aristide-Bergès. Elle a trouvé ce boulot à domicile où on ne lui fait pas de remarques sur son accent espagnol : elle fait des « pochettes », toute la journée, elle trie et emballe des bandes autocollantes sérigraphiées destinées à décorer les larges rubans des bouquets mortuaires ou de mariage, c’est selon. « À MON PÈRE », « À MON ONCLE », « À MA NIÈCE ». C’est doré, en capitales, sans doute un peu toxique, ça sent l’uréthane et l’acrylique, mais à la maison moins qu’à l’usine. On est seules, et bien tranquilles avec la radio, des cassettes de Massiel et de Paco Ibañez. Je veux faire des chansons. Quand il fait vraiment chaud, ma mère bronze toute nue sur la terrasse. Elle est tellement jolie au volant de sa Simca 1000 blanche dont les sièges nous crament le cul dès qu’il fait plus de 25 degrés. Je vais à pied à l’école Hélène-Boucher, pas par le même chemin que Linda qui vient de la cité. Collège Victor-Hugo, premier baiser, de qui ? J’ai oublié. Moi je dessine tout le temps. C’est mon truc, dessiner, pas trop d’après nature, plutôt des scènes, des personnages imaginés. Je voudrais être née au XIXe siècle parce que les gens y semblent mieux habillés. Mais quand je relève la tête, pendant toutes ces années, Tarbes c’est le monde entier. Je ne m’y sens pas plus à l’étroit qu’ailleurs. Ce dont je manque, ce n’est pas une autre ville qui pourrait me le donner. Avec Stéphanie, on commence tout de même à se chauffer sur la distance : fans de Metallica, collégiennes à Desaix. J’ai peint la pochette d’And Justice For All sur le dos de ma blouse à l’encre de Chine, mais c’est loin la Californie, en kilomètres et en mode de vie. J’achète Hard-Rock Magazine et des tee-shirts à tête de mort chez U-Stock, la petite échoppe où vont les rebelles du lycée, planquée de l’autre côté de l’Hôtel de Ville. À seize ans, j’habite « en ville ». C’est là que Tarbes me fait mes meilleurs souvenirs, quand je joue des chansons de PJ Harvey en pleine rue du Maréchal-Foch, ou qu’Antoine, amoureux, vient chaque matin me faire des signes, au lever du soleil, sur le toit du parking qui fait face au balcon de ma chambre. Dans le passage souterrain, un peu plus bas sur le cours Gambetta, le disquaire est sympa, il me réserve les soldes. Je suis lycéenne, j’ai une robe trapèze orange, achetée dix francs aux fripes du marché Marcadieu. Au Lycée Théophile-Gautier, je frime en lisant Isidore Ducasse. Je suis née à Tarbes et je n’ai pas prévu d’y mourir. L’année prochaine, je partirai.
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Je ne suis plus d’ici. Depuis plus de vingt ans, je fais ma vie ailleurs. J’ai déménagé dans plusieurs endroits de France, à Toulouse, à Paris, puis me suis installée à Lyon. Je reviens pour les vacances, en train, quand je peux – il faut compter sept heures, s’il n’y a qu’une correspondance. Je n’ai pas tant de copains d’avant, surtout encore une amie à retrouver ici. Ma mère et mon père y vivent leur vieillesse, séparément. Mon petit demi-frère est là mais il veut s’arracher. À des centaines de kilomètres, alors qu’il est devenu pour quelques mois impossible d’y retourner, je pense à Tarbes, et à eux. Il y a une note sur mon orgue Electone — un clavier des années 80, acheté il y a deux ans, pour 120 euros sur le Bon coin — qu’un court-circuit fait sonner comme une plainte d’oiseau. Elle me plonge dans un humeur élégiaque. Je ne joue qu’elle, un instant, et je commence à chanter : « ça fait un moment que je ne suis pas retournée à Tarbes »… Quelques mois et quelques chansons plus tard, c’est cette monodie qui ouvrira mon disque, Tarbes. Pas le disque du triomphe, ni de la vie future, le disque, hé oué, de la ville où je suis née.
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« Avec tes chansons, j’ai l’impression d’arriver à Hollywood », dit Alexandre, en longeant les Allées. C’est Alexandre Guirkinger, un photographe de ma génération, né à Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val-de-Marne. C’est la première fois qu’il débarque ici. On est venus faire des photos de la ville. C’est vrai qu’à Tarbes, il y a des palmiers, et ce jour-là un ciel bleu cyan qui voile bizarrement les montagnes. Bientôt la plage ? Au fond du ciel, on sent les Pyrénées froncer leurs plis géologiques en silence. Revenir me fait toujours un trouble de l’espace-temps. Je reconnais ma ville, je foule ses pavés quasi les yeux fermés. En répondant à la pharmacienne, j’ai l’accent. Mais certaines images me restent dans la vue, je joue au jeu des sept différences. Je vois bien que la ville change, sans me demander mon avis. Devant la boule, l’enseigne « LE MODERNE » vient de disparaître. À la fin des années 80, ma plus grande sœur y retrouvait ses camarades bon chic bon genre. Depuis, c’était devenu la zone, les gros flippers gâchés par des volées d’écrans plats, le velours rouge des fauteuils trop limé pour tamiser l’ambiance. Le Shannon, où on avait fait notre premier concert en 96 avec Stéphanie, a laissé place à une banque. Entre ici et la galerie La Lorraine, le secteur est pris en sandwich par deux O’Tacos bien placés qui retiennent les pauvres comme un bon tamis les pépites d’or. À mesure que j’avance, les vitrines ont l’air d’avoir toutes un truc à me dire : « à vendre », « tout doit disparaître », « à louer », ça fait presque un poème. Sur la place de Verdun, c’est Noël : d’énormes paquets-cadeaux factices surmontent la grande fontaine. Mon fils demande si on a le droit d’ouvrir les cadeaux.
Rue Brauhauban, devant le 6, où j’ai vécu mes premières années, de petites enceintes blanches crachotent la variété de Noël. On se pose au mini parc, devant le Pierre Emoi, à l’angle de la rue Ferrere. À côté des pompes funèbres, les locaux de l’ancienne papeterie sont eux aussi « à louer ».
Il y a cette bâtisse, au-dessus, d’un gris marbré, témoin discret d’une ancienne magnificence. Les carreaux cassés donnent sur des ombres noires. C’est presque une ruine mais on sent qu’elle survivra à l’enseigne orange déjà sale qui lui sert de vis-à-vis. En face, se dresse un cèdre du Liban, qui commence à étendre son port tabulaire, signe qu’il a déjà un âge d’une certaine dignité. Elle et lui, la bâtisse et le conifère, ont vue directe sur les Pyrénées. Ça leur donne sans doute une autre idée du temps. Je reste là, en bas, à les regarder. « À louer », putain, je rigole. Ô Tarbes, me voici encore de passage pour te dire que je te loue et je te chante. J’ai en moi quelques confidences qui te concernent de près. Et tu m’émeus, à force, je t’aime comme tu es.
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Je ne suis pas la première, ni la dernière, évidemment, à me retourner, à quarante ans passés, sur mes années de formation, dans une ville de « province ». En chanson, il y en a des milliers, de ces petites élégies du pays natal. Ça marche bien avec la forme brève, pas besoin d’en dire trop.
Il suffit de faire vibrer la corde d’un peu de nostalgie et aussi d’un peu de culpabilité, d’être parti, d’avoir quitté. « Bien sûr que l’on aime Paris qui chante et qui sourit. Le monde est si grand, le monde est si beau », mais « pour moi, rien ne peut remplacer mon village effacé ». C’est une vieille chanson de Jean Ségurel, un accordéoniste et compositeur d’innombrables chansons sur sa région d’origine, la Corrèze, qui se dépeuple drastiquement dans les années 30. Elle s’appelle « Retour au village ». Le texte est bref et les élans lyriques, mais j’aime quand il parle de son « village effacé ». Cette expression m’émeut, même si elle pêche un peu par romantisme, on se demande si c’est de la mémoire que le village s’efface ou, irréversiblement, de la carte. Mais peut-être que n’y être plus, avoir quitté un lieu, c’est, en effet, sur un certain plan ténu mais tangible, le faire réellement disparaître. Et quand on repense avec stupeur à « là-bas », après un long moment d’absence, physique et psychique, craindre que le village oublié soit bel et bien un village effacé. Cela dit, la chanson s’appelle « Retour au village », et Jean Ségurel y est revenu ; mort en 1978 à Chaumeil, soixante-dix ans après y être né.
Moi aussi, un jour, je suis partie, sans une larme évidemment pour ce que je quittais. Mes aînés m’avaient précédée dans l’exil, il n’y avait qu’à suivre le mouvement.
J’ai fait une classe préparatoire à Toulouse, c’était encore un peu le pays, et quand j’ai eu Normale Sup’, je suis « montée » à Paris. C’est ainsi qu’on disait, de Tarbes, où pourtant les zones d’altitude sont plus nombreuses que dans le bassin parisien. Moi j’allais à Paris avec l’idée que je rejoignais la ville des têtes. Les vieilles idées de Balzac sur la province y avaient encore bon train. « Quelque grande, quelque belle, quelque forte que soit à son début une jeune fille née dans un département quelconque », si elle reste en province, s’y installe, s’y marie, « les lieux communs, la médiocrité des idées, l’insouciance de la toilette, l’horticulture des vulgarités envahissent l’être sublime caché dans cette âme neuve, et tout est dit, la belle plante dépérit[1] ». Plutôt mourir jeune à Paris que de ne jamais quitter cette province.
Je n’ai pas caché que je venais de Tarbes (et pourquoi donc l’aurais-je fait ?) mais je n’en ai pas fait non plus une identité. Je n’avais pas vraiment l’accent, enfin si, mais je l’ignorais, au détour de certaines phrases. J’avais grandi avec celui, léger, de ma mère, mêlé à son espagnol d’origine. Mes frère et sœurs aînés qui revenaient pour les vacances l’avaient totalement perdu. Sur place, il semblait varier en fonction de la classe sociale : la classe moyenne surtout en cultivait le rythme, l’argot, l’expressivité, tandis que les plus bourgeois le réprimaient dans une langue apparemment plus neutre. À l’école, certains profs l’avaient, d’autres non. J’ignore s’ils se méprisaient les uns les autres, si embrasser l’accent c’était choisir son camp. À propos de mépris, Balzac : « l’horticulture des vulgarités », non mais. L’expression me fait sourire, dans sa sophistication paradoxale. L’horticulture y devient le parangon d’une activité mesquine, quoique menée avec quelque rigueur scientifique, dans un pays où le supplément de verdure n’enjoint qu’à renoncer aux grandes ambitions. Balzac imaginait-il que les gens reviendraient un jour faire de la permaculture en province pour retrouver un sens à leurs existences ?
Il faut distinguer cela dit ce qu’il entend par province de ce qu’on appelle aujourd’hui la ruralité. Dans La Comédie humaine, ses Scènes de la vie de province sont un ensemble séparé des Scènes de la vie de campagne. La province, dans cette approche, à la fois littéraire, historienne et conservatrice, qui est celle de Balzac, n’est pas simplement l’ensemble du territoire excepté Paris, c’est la négation déterminée de Paris, son contrepoint sans grâce, à la traîne, les ambitions citadines, mais rétrécies, et avec des décennies de retard.
Tout le mépris que la province inspire à Balzac tient à cette identification : la ville de province est le fief naturel de la roture, de la bourgeoisie. Les aristocrates, au XIXe siècle, sans l’ancienne structure de leur domination sur les terres et sur ceux qui les cultivent, y sont seulement d’élégantes figures de maîtres déchus, égarés, avec des manières d’Ancien Régime qui concourent seulement à les rendre moins compétitifs. Dans La Vieille Fille où Balzac décrit la « petite ville » d’Alençon, le chevalier de Valois incarne exactement ce gentilhomme désargenté et déjà anachronique, vestige peut-être d’un reste de beauté dans cet environnement calculateur et laid de la bourgeoisie montante. La population y est active, industrieuse, en foules un peu moins denses qu’à la capitale : ce sont de petits groupes à la sortie de la messe, des bureaux de poste ou du marché, et Balzac peut se rapprocher sans pudeur des visages, des faciès et caractères qu’il décrit avec la pseudo-scientificité d’une physiognomonie inspirée de Lavater. C’est l’enrichissement des bourgeois qui l’intéresse. Le Alençon qu’il visite en 1825 est une ville florissante grâce à l’imprimerie. (En 1857, c’est à Alençon qu’Auguste Poulet-Malassis imprime la première version des Fleurs du mal.)
Cent cinquante ans après Balzac, un romancier ou une chansonnière qui écrit sur une ville de « province » n’aura semble-t-il pas du tout affaire à la même vérité historique. On peut toujours faire un portrait de la bourgeoisie, sédentarisée loin de Paris, une galerie de notables locaux, le traitement, l’objet, paraîtront désuets si ce n’est réactionnaires. Exprimer aujourd’hui la sensation de la province renvoie à autre chose : pas à l’enrichissement des bourgeois, pas au devenir dandy des aristocrates. Quand je repense à des scènes de ma vie de province, ce n’est pas ce monde-là que je vois. Je ressens d’abord cette sensation presque rassurante d’un léger ralentissement du temps. L’impression que les nouvelles arrivaient moins vite, que les modes pouvaient durer un peu plus longtemps. Quand je me revois enfant sur des photos du début des années 80, devant la cheminée de la rue Brauhauban, en salopette de velours côtelé marron et petit sous-pull acrylique bien moulé, j’arbore encore un look parfaitement seventies. Idem pour les bagnoles, dans la région, on roule sans complexe jusqu’aux années 2000 en Renault R5 beige et en Citroën 2CV. 1988, 1989, années d’albums mythiques de De La Soul et de NWA ; au collège Desaix, personne n’a la moindre idée du hip hop. On écoute AC/DC et Iron Maiden — qui sont déjà de vieux groupes, fondés au début des années 70 — et ça nous suffit à nous faire sentir à la page. Ce décalage est sans doute aujourd’hui moins flagrant. La vie sociale et culturelle a gagné en ubiquité avec internet, même s’il y a d’autres raisons, plus profondes, à ce que les nouvelles du dernier hashtag sur twitter arrivent un peu moins vite à six heures en TGV de Paris. Mais ce n’est pas à des images d’Épinal de notables au sortir de la messe que ces raisons nous conduisent. Elles nous ramènent plutôt, pour le dire tout net, à la contemplation d’un certain âge de la classe moyenne : celui de son (lent) délitement. À Tarbes, comme dans ce qu’on a appelé toutes les villes moyennes de France, le XXe siècle est un siècle d’industrialisation. Les usines ALSTHOM (dont le ALS provient du mot Alsace !) s’y implantent dès les années 20 dans les domaines de l’électricité hydraulique et de l’équipement ferroviaire. En 1971, l’usine, remaniée, restructurée toujours depuis Paris, qui craint un Sud-Ouest politiquement un peu « chaud », emploie 2 500 ouvriers tarbais sans compter tous les cadres. L’Arsenal, quant à lui, fondé en 1871 comme fonderie (de canons) emploie toujours plusieurs milliers d’ouvriers tarbais au début des années 1980, avant un lent déclin. Ma mère, mon père et leurs deux premiers enfants qui s’y installent dans ces années, me racontent qu’à Tarbes, alors, même l’ingénieur votait communiste et les ouvriers allaient à vélo. Moi je n’ai pas de souvenir d’autant de bicyclettes, et les fils d’ouvriers de ma classe avaient la mine triste des enfants dont le père ne sait plus quoi faire de sa vie depuis qu’il a perdu son boulot.
En 1984-85, la désindustrialisation avait déjà fait son œuvre, ses conséquences s’étiraient sur la décennie scandée par de grands mouvements ouvriers désespérés — la grève des mineurs en Grande-Bretagne, contre Thatcher, qui finit par la mater —, et par des dimanches à la télé en compagnie de Michel Drucker. En 1988, ma mère est ouvrière spécialisée dans une usine de sérigraphie, son patron Bernard est un monsieur gentil. C’est une PME, à taille humaine. Je n’ai pas le souvenir qu’elle ait jamais fait grève. Elle gagne le pain, elle fait le boulot. Elle commence à porter des lunettes, et elle a mal au dos.
Si je me retourne sur ces dernières années 80, je ressens une ambiance qui n’est plus celle des grandes heures de la lutte ouvrière, plutôt une mer faussement étale avec une vague teinte de blues de la désindustrialisation. Le chant n’a pas la fougue d’un chant de lutte, conquérant. J’entends plutôt une mélopée, composite, sinueuse, la mélopée des classes moyennes, le petit air mélancolique de celles et ceux qui portaient l’espoir, assez naïf certainement, que la société de consommation s’accorde enfin avec la vie bonne, et qui, au fil des décennies jusqu’à nous, se sont vus drastiquement privés de toute croissance, c’est-à-dire de tout horizon. C’est amusant d’ailleurs comme reviennent les chansons populaires pour évoquer cette tranche d’histoire collective, comme la chanson « Connemara » dans le roman éponyme de Nicolas Mathieu. Nous n’étions pas très fans de Michel Sardou, il faut dire. On préférait Massiel, une chanteuse pop espagnole au verbe haut et à la poitrine offensive qui avait une collection de tubes à destination des femmes fraîchement divorcées. Une maman divorcée, ça aussi ça sonnait bien années 80 et bien classe moyenne. Pourtant c’est étrange, je ne me voyais pas comme ça ; je ne me posais pas la question de ma classe, encore moins de ma classes moyenne. J’ai compris plus tard que mon mode de vie, les revenus de ma mère additionnés à ceux de mon beau-père à partir de mes 9 ans, les céréales au petit déjeuner, les départ en vacances d’une semaine à Hossegor l’été dans une « location », parce qu’on n’avait pas, évidemment, de résidence secondaire, et les copains enfin au collège puis au lycée, qui me faisaient des cassettes de rock indé blanc, Sonic Youth, les Smiths, les Pixies, que tous ces détails de ma forme de vie de l’époque s’inscrivent parfaitement dans cette constellation de la classe moyenne, échappée du prolétariat, un peu au-dessus du revenu médian. Je vivais tout cela, mais je n’en venais pas. Ma mère était née à Iznajar, un petit village d’Andalousie, fille d’une prolétaire aussi digne qu’illettrée. Standardiste sur un barrage à Elche, elle avait attiré l’œil du jeune bourgeois qu’était mon père. En France, elle avait un accent mais elle distinguait les meubles de style. Son extraction était plus qu’humble mais à l’orphelinat franquiste madrilène où elles furent éduquées elle et ma tante, entre sévices et alphabétisation, on leur apprit à avoir un port de reine. Dans la famille de mon père, que je fréquentais de loin en loin, on se représentait presque plus volontiers aristocrates déchus, bien qu’aucun sang noble ne coulât dans les veines de personne. À Saint-Gaudens, chez mes trois arrière-grandes-tantes, vieilles filles endurcies, sauf Suzanne « qui avait connu l’amour », il y avait ces grands papiers peints Empire, à semis d’abeilles, qui me faisaient l’effet d’un delirium tremens, et ces horloges au bois ancien, dont le tic tac métallique et lourd m’évoquait littéralement la mort. Chez ma grand-mère, à Saint-Lary, de même, les meubles étaient beaux et usés. Sur la table du petit salon de musique, trônaient les défenses d’un éléphant, leur ivoire tranchant pathétiquement sur le bois du bureau ciré mais grêlé de trous de termites. Il y avait les cartes de fleuves, il y avait l’Afrique, une esthétique des Antiquités, des photographies familiales de qualité. Il y avait Pointe Noire au Congo où était né mon père. Tout un monde lointain mais véritable, que mon père semblait d’ailleurs largement préférer à sa vie auprès de nous, dans les Hautes-Pyrénées. Les pérégrinations familiales nous avaient conduits là, mais nous n’étions pas vraiment d’ici. Je n’ai jamais compris ceux qui s’enorgueillissent d’un sang pur, mon sang, mes influences mêlées sont ce que j’ai de plus cher pour affronter l’existence.
Étrangement, du croisement inhabituel de mes ascendances bourgeoises et des conditions de production ouvrières de ma mère, divorcée, je tirais plutôt un sentiment de supériorité. Je me souviens que ma sœur aînée qui fréquentait des enfants de militaires bon chic bon genre avait honte de la Simca 1000 maternelle, si, par mégarde, ma mère venait chercher sa fille au lycée. Je n’ai jamais ressenti cette honte. Je trouvais ma mère incroyablement belle, ses origines et sa condition, aussi humbles soient-elles, ne faisaient qu’ajouter un halo divin à son être social « à part », qui rejaillissait sur ma personne. D’accord, mes parents étaient divorcés, et je comptais si peu pour mon père qu’il ne me prenait même pas pour les week-end ou les vacances et omettait toujours de me souhaiter mon anniversaire, mais je venais tout de même d’une famille spéciale, peuplée de gens aux traits élégants, volontaires, romanesques, et ça me suffisait. 1988, c’était l’année de la deuxième campagne de François Mitterrand. De la route de Bagnères, en rentrant sur Tarbes, depuis Trébons où nous visitions ma marraine, ils avaient affiché un immense portrait de celui qui était déjà président : visage tourné vers le ciel et sourire paternel pour le sens des idéaux et la bienveillance que s’attribuait alors la gauche. Je me tenais sur le siège arrière de la Simca 1000, et nous l’avions vu. Au feu rouge, tandis que je contemplais ce visage d’un homme qui me paraissait déjà vieux, ma mère avait tourné la tête : « je voterai pour lui. Dans la vie, ma fille, il faut suivre celui qui défend le petit ». C’est ce qu’on pensait de Mitterrand à l’époque. Quand le feu passa au vert, il me sembla être suivie des yeux par Dieu le père. Je ne trouvai pas la chose désagréable, je manquais d’un père et d’un Dieu.
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Dans des vers bien connus, Joachim Du Bellay regrette son « petit Liré », son village français de naissance, près de son « Loir gaulois », en Anjou. La première strophe est bien connue, adaptée par Georges Brassens, mais celle qui s’ensuit, moins aventurière et plus bucolique, touche avec une sensibilité plus concrète à la mélancolie de l’éloignement.
« Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison
Qui m’est une province et beaucoup davantage »
J’aime spécialement le dernier vers, avec cette locution inhabituelle, « qui m’est une province », comme je puis dire de quelqu’un qu’il « m’est cher ». Voilà que la province n’est pas le potager des mesquineries, mais une espèce de zone du cœur, dont il est difficile de dire la nature affective exacte, si ce n’est qu’elle « m’est » une province « et beaucoup davantage ». Ces deux adverbes d’affilée n’alourdissent rien, ils indiquent au contraire comme les mots manquent pour dire cette étrange appartenance. Attache géographique et affective, le sens du possessif se trouble : on ne sait plus exactement si par là on veut dire que c’est la chose qui nous appartient un peu ou au contraire que c’est nous qui, en fin de compte, lui appartenons.
Dans cette ambivalence, l’élégie du pays natal s’épanouit pleinement, parce qu’elle évoque à la fois la reconquête et l’abandon, le retour au pays comme une sorte de reddition à notre vérité première, à ce que nous fûmes au premier chef, avant de devenir qui nous sommes à présent. La métaphore de la reddition pourrait sembler un peu guerrière, mais c’est de là que vient ce nom de province, du latin, « pro vincere », pays vaincu. C’était le nom que les Romains donnaient aux territoires conquis par l’Empire. Du Bellay vit à Rome quand il écrit Les Regrets. Il est précisément dans la position du vaincu venu migrer en territoire vainqueur, et qui se morfond de cet éloignement. L’éloignement dès lors n’est pas qu’éloignement géographique, il est déjà l’épreuve d’un rapport de forces, il prend acte d’une domination.
« Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux
Que des palais romains le front audacieux (…)
Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin »
Tout ici fait l’aveu que le pays natal est le pays vaincu, que le « Loir Gaulois » est dominé par le Tibre latin. Mais la préférence du cœur renverse cette domination en surenchère d’affection. Je crois qu’il y a un peu de cette compensation affective quand dans « Une ville moyenne » je chante en bégayant « mais moi, mais moi, mais moi je t’aime, t’aime, comme tu es ». Je sais bien que cette ville, je l’ai quittée et n’ai pas prévu d’y revenir. Je sais bien que peu de gens de mon âge y trouvent du travail, ces dernières années, qu’il s’y trame une crise économique qui affecte d’innombrables « villes moyennes » de France, mais que je vois ici mise à nu avec une cruauté particulière au travers des vitrines vides de son centre ville.
Le plus difficile alors, il me semble, c’est d’arriver à dire cette affection sans condescendance.
Sans le romantisme non plus qui consisterait à tant baigner de nostalgie l’image de la ville qu’il n’en resterait plus que de jolies et vaines cartes postales. « Tu n’étais pas si belle, et ça n’a pas beaucoup changé. » Je suis assez fière de cette petite méchanceté, en ouverture de ma chanson, même si elle me dérange moi-même un peu. Nous étions entre deux confinements quand j’ai arpenté de nouveau les rues du centre ville. Trois magasins sur quatre avaient fermé. Restait, bien vivante, l’enseigne de Pompes Funèbres qui faisait face au Lys de Pâques, magasin mythique de farces et attrapes fermé pour départ à la retraite et concurrence déloyale des bibelots de Lourdes. Alors je dis des choses un peu dures, dont j’ai presque peur qu’elles froissent les Tarbais, je dis que la ville s’est abîmée « dans le sommeil lourd d’une ville cimetière ». J’aime le dire aussi radicalement. Je repense à Daniel Darc à propos de Paris, « À Paris, rien n’est pareil. Tout a tellement changé, Que ce n’est même plus une ville, C’est juste une grande poubelle et la poubelle est pleine depuis si longtemps, qu’il n’y a plus de place pour nos déchets à nous ». Et Paris s’épelle finalement M. E. R. D. E. plutôt que P. A. R. I. S. Mais il y a tellement de chansons pour dire que Paris est la plus belle et que Paris s’éveille, que le crachat de Darc apporte un soulagement critique. Dire que Tarbes est une ville cimetière joue sur un rapport de forces bien différent. Pour le dire crument, c’est tirer sur une ambulance, enfoncer le clou qu’on n’a pas le droit d’enfoncer, justement. C’est pire que du mépris, c’est de l’injustice. Je vois bien comme elle vit les jours de marché et la masse d’enfants en peine depuis que le petit train du Jardin Massey ne fonctionne plus « jusqu’à nouvel ordre ». Et je m’en veux. Mais je me défends, en me disant que les Tarbais eux-mêmes pourraient être un peu d’accord, et parce que le dépit qui fait la charge douloureuse de cette image — car c’en est une, évidemment — est encore une forme d’amour, à la fois de l’amour et une forme, c’est-à-dire l’occasion de faire de Tarbes un objet de contemplation. Au fil de la déambulation dans ces rues familières, je me suis projetée dans la ville comme dans une ville fantôme, qui est sans doute, pour une part non négligeable, le fruit de mon imagination. Entraînée dans l’humeur de valse triste du rythme à trois temps un peu désuet de mon orgue Electone, je repense au carrousel terrifiant de Carnival of Souls (Herk Harvey, 1962), et les ombres au fond des vitrines vides se mettent à danser.
« À Paris, y a rien à faire, juste marcher dans les rues », martèle Daniel Darc. Moi non plus, je n’ai rien à faire parce que je ne suis plus d’ici, je peux juste marcher dans les rues. Flâneuse dans ma ville d’avant, je suis une silhouette et un regard, une actrice anonyme. À la fin, la ville se dresse comme un décor, mais je sais qu’elle est bien plus que ça. Je cherche ce qui résiste à l’intégration de mon imaginaire. À mesure que j’écris les chansons, je me retrouve confrontée à cette exigence qui, croyais-je, est plus classiquement l’affaire des romanciers du réel : ne pas fausser, ne pas bafouer les faits, même dans la fiction ou la narration la plus intime.
Que le portrait d’une ville soit un geste esthétique et le retour au pays natal une étape de la subjectivité, ne m’autorise pas à sacrifier ce qui résiste à mon arrangement des formes, car au fond, moi, je ne veux rien « arranger ».
En même temps, je ne fais ni œuvre d’historienne, ni œuvre de sociologue. Ce que j’ai voulu dans la chanson « Jeanne d’Albret », la mère d’Henri IV, ordonnatrice de grands massacres des catholiques tarbais durant les guerres de religion au cours du XVIe siècle, c’est parler du point de vue des Tarbais, de ceux pour qui cette figure historique, par ailleurs admirable en d’autres points, Jeanne, répandit avant tout la terreur et le sang. Je ne saurais trouver dans le Tarbes d’aujourd’hui des traces tangibles de ces anciennes souffrances, outre une méfiance ancrée envers le Béarn et les Béarnais. Mais il me plaît d’en faire revivre un des plus grands moments d’intensité par une adresse directe à la Jeanne haïe.
Faute de pouvoir devenir les pierres, l’objectivité de la ville même, je peux au moins chercher à éprouver les traumatismes qui affectèrent les corps de ses habitants. Je me représente des scènes empruntées à des films de guerre, je vois la cathédrale en feu, les enfants soldats. J’imagine, encore, seulement. Mais je ressens au moins l’appartenance, pas celle par laquelle la ville m’appartiendrait mais celle par laquelle je sens bien que je lui appartiens.
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« Oh ! si vous saviez ce que c’est que la Touraine !… On y oublie tout. Je pardonne bien aux habitants d’être bêtes, ils sont si heureux ! » écrit Balzac dans ses correspondances à propos de sa région natale. On voit bien qu’il ne traite pas tout à fait Tours comme il traite Alençon qui ne l’a pas vu naître. L’ironie cinglante n’est pas absente du jugement, mais on retrouve cet affect compensatoire de l’attachement malgré tout : la disposition provinciale au bonheur vient surpasser la bêtise, le territoire d’origine devient refuge comme un territoire d’oubli, oubli des jugements, suspendus par le plaisir qu’on a de retourner chez soi. Ithaque, au passage, se confond avec la terre des Lotophages, ces mangeurs de lotus abîmés dans l’oubli rencontrés par Ulysse durant son « beau voyage ». Y retourner n’est pas l’occasion de renouer véritablement avec le réel, y retourner c’est venir oublier.
Moi je ne voudrais pas que ce qui m’est province soit seulement un territoire d’oubli.
Balzac s’est aussi fait historien et romancier de sa ville natale, Tours, je ne saurais lui enlever ça.
Mais cette histoire d’oubli, de refuge, au fond, me dérange. Je ne crois pas qu’aucun écrivain de moins de cinquante ans, aujourd’hui, à moins d’avoir quelque château ou résidence secondaire dans les campagnes de France, oserait écrire cela à propos de la province dont il ou elle vient. Je crois qu’aujourd’hui, sauf peut-être pour quelques privilégiés, l’évocation de la ville natale n’évoque pas prioritairement le refuge de corps et d’esprit. Il faut dire qu’en Touraine, Balzac, lorsqu’il y revenait, était logé à l’ouest de Tours, au château de Saché — une demeure datant de la Renaissance, rénovée par Jean Margonne, son propriétaire de l’époque, qui lui était une sorte de mécène. Moi je reviens seulement chez ma mère, dans le même appartement, l’immeuble habité par de très vieilles personnes, de plus en plus vieilles évidemment au fil des années, et qui me voient aussi vieillir, changer, revenir avec dans les bras un enfant, qui grandit de six mois à chaque passage. Je reviens car j’aime voir ma mère, bien sûr, mais je reviens aussi, étrangement, parce que je suis en dette de cet espace-temps. Je ne reviens pas oublier, non. Je reviens me souvenir.
Je ne suis pas une exilée — l’exilé ne revient jamais. Alors à quoi je ressemble ? Aujourd’hui, pour tous les auteurs qui délaissèrent leur fief de province et qui, à l’approche de leur troisième ou quatrième décennie d’existence, entreprennent, poétiquement, d’y revenir, on a fixé une expression : « transfuge de classe », dit-on.
C’est un fait social évident : qui prend la plume et la maîtrise pour se replonger dans un mode de vie dont il lui fallut un jour s’extraire pour manier cette langue et son surplomb, a souvent gagné, à quelques années de distance, en « capital culturel » selon la catégorie bourdieusienne dont les intellectuels se nourrissent faute de pouvoir prétendre à une plus-value économique substantielle sur le salaire de leurs parents. Au fond, continuer de gagner peu mais avoir lu des livres est sans doute la meilleure position pour retourner littérairement à sa province natale. Faute de pouvoir y revenir avec des billets de banque, une idée de start up ou des offres d’emploi, on y revient avec son regard refait, ses souvenirs touchants et sa culpabilité.
Cela justifie-t-il de se dire transfuge ? Il me semble que dans l’acception originale du terme de transfuge, il y a deux idées qui ne vont pas nécessairement toujours ensemble : la désertion, d’une part, et de l’autre, la trahison. Le transfuge a fui, il a quitté un poste, manqué à l’appel. Le traître, lui, s’est vendu à l’ennemi. Un véritable transfuge est un militaire rendu à l’ennemi — un Larry Allen Abshier abandonnant son poste de l’armée américaine pendant la guerre de Corée pour se réfugier en Corée du Nord et y vivre jusqu’à la fin de ses jours — ou un espion. Comment une telle figure chargée de drame en temps de guerre pourrait-elle s’appliquer à un péquin qui, un jour des années 90, a pris le train pour faire des études « à la capitale » ? Bien que Tarbes, ma ville natale, soit aussi celle du Maréchal Foch, devenue au cours du siècle dernier une ville militaire équipée d’un hara et anciennement, d’un arsenal, au centre de l’activité économique et ouvrière —, je n’y ai jamais occupé de poste qui requière ma fidélité. Étrangement, même si les militaires et leurs familles constituent un groupe important de ses habitants, je n’ai jamais, en dix-huit ans de présence, fréquenté un rejeton de militaire là-bas. Il me faut aller sur internet pour apprendre que, derrière le mur d’enceinte blanc de la caserne au bout des Allées, s’abrite, précisément, le 35e Régiment d’Artillerie Parachutiste et le 1er Régiment des Hussards Parachutistes. Au-delà de ce mur d’enceinte d’un blanc de chaux, mon regard ne s’est jamais porté. Ou alors si, plus haut, sur la chaîne des Pyrénées. Et quand j’y pense, en regardant la montagne, je ne vois pas non plus la fidélité à cette terre comme une sédentarité, je pense plutôt aux migrations humaines, à ces marcheurs réfugiés, hommes, femmes, vieillards, enfants, qui les traversèrent, il y a près de quatre-vingt-dix ans, fuyant l’armée de Franco. Mais pour eux qui quittaient ainsi leurs villes, leurs terres, leur maison, on parlait plutôt d’exil, il est vrai. L’exilé a le mal du pays, il en a été chassé malgré lui, l’émigré a peut-être subi moins d’outrages, mais il a du partir lui aussi. L’exil suscite des chants, à portée de voix de tous les individus, pour la résurrection déterritorialisée du pays natal. C’est Chopin quittant la Pologne ou Enrico Macias, contraint de fuir Constantine, après l’assassinat de son beau-père Raymond Leiris (le musicien Cheikh Raymond), qui écrit sur le bateau qui l’emmène la chanson qui le rendra célèbre : « J’ai quitté mon pays, j’ai quitté ma maison / ma vie, ma triste vie se traîne sans raison. » Le voyage de l’exilé l’arrache à son identité, il est une douleur pas un soulagement.
Moi, quand je pense à Tarbes, je n’ai pas ce pathos-là dans le cœur, quitter la ville ne m’a pas fait souffrir. Je ne vis pas ailleurs des jours appauvris par cet arrachement à ma terre de naissance, je n’éprouve pas le besoin de partager avec d’autres Tarbais exilés, le souvenir de notre ville commune — quoique, peut-être cette dernière affirmation est-elle devenue fausse, avec ce disque justement.
Pour autant je n’y pousse pas un chant d’exil. Et quand je convoque un texte languedocien de Louisa Paulin, ce n’est pas pour chanter le mal du terroir mais parce que ce texte-là, « Fum », exprime, si puissamment, le désir de fuir le foyer. « Non, non ! Ce soir je veux fuir la maison / Je veux le fil de fumée qui s’étire dans les champs. » Inversement, si j’étais plutôt transfuge, je devrais avoir un peu détesté la ville, avoir voulu m’arracher activement. Je n’ai jamais vécu cette haine pourtant, comme Didier Eribon fuyant Reims, devenue « une sorte de modèle social négatif, un contre-repère dans le travail accompli pour [se] créer [lui]-même ». Cet espace social et familial où son homosexualité était reniée, humiliée, empêchée, il devait d’abord le fuir. Il fallait choisir de s’exclure, délibérément, puis d’oublier. Là où la mémoire est une thématique centrale de la poésie de l’exil, le transfuge, qui cherche à s’arracher activement à l’origine, mise plutôt, dans un premier temps, sur l’enfouissement, voire le déni. Et c’est peut-être cette première étape de dénégation qui confère à son statut ce parfum de traîtrise. Le transfuge l’est parce qu’il a d’abord tout intérêt à confisquer la mémoire, à effacer les traces de son passé social. Pour autant, ce n’est qu’une fois que ces traces sont exhumées, que le passé est remémoré, qu’il se découvre tel qu’en lui-même. Qu’une fois venu le moment du retour. Tombé sur des clichés de son enfance, « j’avais à nouveau sous les yeux, écrit Eribon, — mais n’étaient-ils pas encore gravés dans mon esprit et dans ma chair — ce milieu ouvrier dans lequel j’avais vécu, et cette misère ouvrière qui se lit dans la physionomie des habitations à l’arrière-plan, dans les intérieurs, les vêtements, les corps eux-mêmes ». Et de s’avouer que « les traces de ce qu’on a été dans l’enfance, de la manière dont on a été socialisé, perdurent même quand les conditions dans lesquelles on vit à l’âge adulte ont changé, même quand on a désiré s’éloigner de ce passé ». Mais alors tout le désir, toute l’énergie mobilisés à faire disparaître les données d’origine viennent nourrir les affects troubles de celui qui revient. Et le parfum de traîtrise n’en devient que plus entêtant. C’est pourquoi le transfuge a besoin de revenir. Pas forcément de revenir vivre au pays, mais d’y revenir, de se retourner, psychologiquement, intellectuellement, affectivement, parce qu’il veut régler des comptes, avant tout avec soi.
Souvent alors en chanson, la ville prend forme comme une instance personnifiée à laquelle on pose des questions d’enfant prodigue. « Est-ce que désormais tu me détestes / D’avoir pu un jour quitter Brest / La rade, le port, ce qu’il en reste / Le vent dans l’avenue Jean Jaurès » chante Miossec dans « Brest ».
Je suis sensible à ce « tu » mi-naïf mi-désespéré adressé à nos cités d’enfance. Moderne prosopopée où la ville, à nos questions, ne répond jamais.
Il y a ce texte magnifique d’Adam de la Halle né à Arras vers 1240 où le trouvère prend congé de sa ville — il mourra à Naples, avant d’avoir eu cinquante ans : « C’est li congié d’Adan d’Arras », qu’on traduit « Le Congé d’Adam ». En treize strophes, le cœur gros, de reconnaissance et d’amertume, Adam s’adresse à sa ville et prend soigneusement congé de chacun de celles et ceux qui l’incarnent à ses yeux. Il écrit « vous », mais on m’a appris qu’en ancien français le vous est avec le tu bien plus interchangeable qu’il ne l’est devenu dans le français moderne. Le vous n’est donc pas moins direct que le tu, l’adresse aussi franche qu’on peut l’imaginer. D’ailleurs, si l’on en croit les partitions qui suivent le texte dans l’édition française moderne des poèmes d’Adam, ce « congé » a pu être dit en « chanson ». Et la chanson est fort belle, à la fois terrible et tendre pour le giron citadin.
« Arras, Arras, ville d’intrigue
De médisance et de haine
Qui étiez si noble (…)
Adieu, mille fois adieu
Moi je m’en vais ailleurs écouter l’Évangile
Car ici on ne fait que mentir ! »
C’est comme un tribunal où l’adresse directe, vindicative, à la ville, permet de faire entrer l’accusée. Mais dans ce tête-à-tête entre la ville et le transfuge, un seul des deux, celui dont la vie est la plus courte, les jours les plus fragiles, les plus comptés, s’exprime ; il prend le dessus par le verbe. « Moi je m’en vais ailleurs écouter l’Évangile », y a-t-il formule plus cinglante pour claquer la porte de la cité sans se retourner ? Mais dans ce duel se cache une autre scène collective, celle qui rassemble toutes celles et ceux pour lesquels « je ne peux être sans chagrin / Alors qu’il me faut vous quitter ». Et Adam de rendre hommage à ceux qui l’ont bien traité, pour qui « au moment de partir, mon cœur soupire ». Finalement, « la Ville n’existe plus », il reste les personnes, les chers, les tendres habitants, qui n’y vivront aussi qu’un temps.
Dans certaines chansons de Tarbes, je dis « tu », moi aussi, à la ville. « Je n’aime pas qu’on te critique / Je ne crois pas les racontars. » Je te défends même, tu vois. Je te parle comme à une vieille amie, même si, je sais, je sais, que tu es vaste comme un petit monde dont je n’ai même pas complètement idée. Dans ce dialogue tout déséquilibré, au fond, entre l’ex-habitante et la ville, il faut être un peu mégalo pour compenser : « écoute-moi bien, la ville, j’ai deux trois vérités à te dire, au fond des yeux ! » Comme si quelqu’un en avait quelque chose à foutre, comme si les copains d’avant délaissés allaient venir au rendez-vous après toutes ces années, comme si la ville encore se souvenait de toi et qu’elle allait « entendre » ce que tu as à lui balancer. C’est une sorte de fantasme, comparable peut-être à celui d’assister à son propre enterrement pour scruter la tristesse qu’inspirerait aux autres notre disparition. Un dérivé commun de la paranoïa : « est-ce que désormais tu me détestes ? » demande Miossec, et plus tard dans la chanson : « est-ce que toi aussi ça te bouleverse ? »
Toi, ce lieu traversé d’une histoire et battu par les vents, ou toi, masque d’une personne particulière délaissée, toi, objectivité sociale et topographique, ou toi, morceau d’espace-temps qui n’est autre que ma jeunesse qui prit place, il y a longtemps, parmi ces rues, dans ces quartiers.
« Toi » ne réponds pas, pas plus à l’habitant d’Arras, à celui de Brest, qu’à la native de Tarbes. Je laisse mon message sur répondeur, comme dans tant de chansons populaires de la modernité phonographique, pour déclarer ma flamme, comme Stevie Wonder : « I just call to say I love you ».
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Une ville moyenne
Tu n’étais pas si belle
Et ça n’a pas beaucoup changé
Une ville moyenne
Comme tant d’autres, à peu près
Mais moi, mais moi, mais moi je t’aime, t’aime, comme tu es
Sur la Foch
Quatre chats
On n’se reconnaît pas
Les punks à chiens
Mine de rien
Se traînent un peu plus bas
Où sont passés les ouvriers
De l’Arsenal ?
Cache ta misère
Dans ce désert
Y a rien à faire
On dirait que tu t’es figée
Délestée
De ton cœur trop lourd de ville de guerre
Jusqu’à la dernière
C’est un charme subtil
Militaire, allée de palmiers
Devant l’Hôtel de Ville
On s’échange des petits sachets
Mais moi, mais moi je t’aime, t’aime, comme tu es
La galerie La Lorraine
Résonne comme un tombeau
Fin des stocks
Pierre Emoi
Il fait un peu plus froid
Où sont passées farces et dragées
Du Lys de Pâques
La foule mignonne
Des rues piétonnes
Y a plus personne
On dirait
Que tu t’es figée
Abîmée
Dans le sommeil lourd d’une ville cimetière
Tu n’es pas la dernière
NDLR – « Tarbes » (Kwaidan Records/Strictly Songs France) est sorti le 14 octobre. À découvrir ici.