Romain Troublé : « La mer, ce n’est pas que de l’eau ! »
Romain Troublé, navigateur et biologiste de formation, se souviendra toujours de la première fois où il a vu une goutte d’eau de mer au microscope. Directeur général d’une fondation d’utilité publique qui porte le nom de son voilier mythique, Tara, il connaît bien les risques qui pèsent sur les océans et leur impact sur le changement climatique.
C’est en 2003 qu’Agnès Troublé, dite agnès b., et son fils Étienne Bourgois font l’acquisition de la fameuse goélette. Ce voilier en aluminium à la forme conçue pour être bloquée par les glaces a été construit en 1989 à l’initiative du médecin explorateur Jean-Louis Étienne, avant d’être la propriété du navigateur Peter Blake, tragiquement assassiné à son bord. Depuis presque vingt ans, le voilier-laboratoire continue de naviguer sur les océans de la planète, embarquant scientifiques et artistes engagés travaillant sur le réchauffement climatique, la pollution plastique, les récifs coralliens ou les écosystèmes marins, expéditions menées par la Fondation Tara Océans. Alors que Tara est rentrée le 15 octobre dernier à son port d’attache breton à Lorient de la mission Microbiomes qui aura duré deux ans entre l’Atlantique Sud et l’Antarctique, nous avons échangé avec Romain Troublé sur les enjeux politiques des océans. Entre gouvernance internationale, accès à la connaissance, exploration et exploitation, plaidoyer et pédagogie, quels sont les moyens d’agir pour assurer la préservation d’écosystèmes dont beaucoup restent encore inconnus ? OR
Quelles sont les menaces qui pèsent aujourd’hui sur les océans ?
Les menaces qui pèsent sur les océans sont de trois ordres : le réchauffement climatique, les pollutions directes ou indirectes – la plus grande partie des pollutions étant indirecte –, et les actions des hommes comme la surpêche, la pêche illégale, la destruction des habitats et d’autres interactions que les navires peuvent avoir avec les océans. Aujourd’hui ces trois menaces sont dues aux activités humaines.
Comment vont les océans ?
Les océans sont vastes, ils sont profonds, ils ont une biodiversité immense mais ils sont parfois en état critique. C’est assez hétérogène mais il y a des zones où l’on voit déjà des signes de faiblesse très importants. Dans certaines, il est très difficile de trouver des écosystèmes en bonne santé.
Où par exemple ?
Par exemple en Méditerranée, qui est une mer très complexe. Elle subit la pression de la population qui la borde mais aussi de la pêche, de la pollution et de l’intensité du tourisme. On trouve aussi des pressions sur les récifs coralliens. On observe aujourd’hui que beaucoup d’entre eux blanchissent dans le monde entier. D’autres zones sont aussi très impactées comme les pôles où le réchauffement climatique est très fort. En Arctique par exemple, le réchauffement climatique est quatre fois plus important qu’ailleurs. C’est très rapide et cette vitesse pose un véritable problème aux écosystèmes.
Lors de votre audition sur les enjeux de la protection des mers et océans à l’Assemblée nationale début 2022, vous disiez que les débats sur les enjeux des océans n’étaient finalement pas techniques. Qu’est-ce qui les caractérise ?
Aujourd’hui, les enjeux des océans sont politiques. C’est le point commun avec les enjeux climatiques qui dépendent des accords de l’ONU et de l’Accord de Paris, et les enjeux de pollution qui dépendent de la gestion de nos territoires dont s’occupent les élus. Même chose pour la pêche et les activités en mer qui sont réglementées et mises en œuvre par les marines du monde et les autorités internationales. C’est pour ces raisons que les enjeux des océans sont politiques et pas techniques. On sait très bien ce qu’il faut faire.
Alors que faut-il faire ?
L’enjeu politique a déjà été largement décrit. Il faut respecter l’Accord de Paris, ce qui n’est aujourd’hui pas le cas. Il faut tenir les engagements qui ont été fixés à l’horizon 2050, et ce, avant même que l’on atteigne cette date. Il faut aussi parvenir à se mettre d’accord sur la gouvernance de la mer pour avoir des règles en haute mer au niveau international. Aujourd’hui, il n’y a aucune règle qui permette de contrôler un bateau en haute mer, aucun texte de loi, aucun texte politique sur le contrôle des pêches et les subventions, notamment à la surpêche. Il va falloir mettre en œuvre des autorités de contrôle. On ne peut pas continuer dans cette direction, sinon, l’océan va en pâtir, c’est certain, et nous aussi.
Il existe pourtant une Agence internationale des fonds marins qui est une agence de l’ONU…
Oui, mais elle s’occupe des fonds marins. En 1982, il y a donc quarante ans exactement cette année, on a négocié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, qui est l’un des plus grands traités planétaires. La Convention avait anticipé la présence de richesses et de pétrole au fond de la mer, comme partout ailleurs sur terre, et qu’il était nécessaire d’avoir une autorité de surveillance. À l’époque, on n’avait pas compris que les gènes et la biodiversité contenaient aussi de la richesse, de la technologie pour demain, pour la médecine, les médicaments, etc. On avait donc créé une agence pour les fonds, mais pas pour la « colonne d’eau » et ce qui y vit. Maintenant, on se rend compte qu’il est indispensable de compléter ce traité avec un accord sur la haute mer.
La haute mer est une zone au-delà de 350 kilomètres des côtes des États, qui n’est pas du tout réglementée. Quels sont les enjeux de la haute mer aujourd’hui ?
La haute mer n’est pas réglementée en matière de biodiversité mais elle est réglementée s’agissant des fonds marins, ce qui est sédimentaire, minéral. Elle est aussi réglementée quant au transport maritime. Les bateaux qui y passent doivent respecter les règles internationales de contrôle, de sûreté, etc.
En revanche, sur la biodiversité, on y fait ce qu’on veut, on y prélève ce qu’on veut, on y pollue comme on veut. Comprendre comment créer des aires marines protégées en haute mer est un enjeu majeur. Il s’agit de faire en sorte que les 193 États membres de l’ONU mettent en place un système de gouvernance et de nouvelles règles qui pourront être mises en application par les marines du monde.
En août dernier, la cinquième Conférence intergouvernementale sur la biodiversité au-delà des juridictions nationales (BBNJ) s’est terminée à New York sans parvenir à un accord, pourtant très attendu. Vous êtes déçu ?
On est déçu bien entendu, mais il vaut mieux ne pas parvenir à un accord sur la haute mer qu’avoir un mauvais accord qui ne sera jamais appliqué, ou qui n’aura pas d’effet. À New York, la session a été suspendue, elle n’est pas terminée et se réunira à nouveau début 2024. Beaucoup de progrès ont été faits, mais beaucoup de choses restent aussi en suspens, notamment le partage équitable de la ressource que représente la haute mer. Je ne peux pas envisager qu’un accord soit fait sans que les pays développés contribuent au partage de la connaissance et acceptent de verser des financements aux pays en voie de développement.
Aujourd’hui, 86 % des aires marines protégées en Europe sont chalutées, une activité qui, on le sait, détruit la biodiversité marine. Par quoi passerait une véritable protection des aires marines ?
En France, il existe un concept complètement abracadabrant et hallucinant : dans une aire marine protégée on a le droit de chaluter. Dans la même phrase il y a tout et son contraire. Protéger la biodiversité, c’est d’abord et avant tout protéger les habitats où elle se régénère. Créer une zone marine protégée où l’on a le droit de faire du chalut et donc de détruire l’habitat n’a aucun sens. C’est encore une fois une décision politique. On va à l’encontre des intérêts de la nature au profit de l’intérêt des humains. C’est le sujet éminemment politique de notre siècle.
Emmanuel Macron avait déclaré vouloir mettre en place « un cadre légal pour arrêter l’exploitation minière des grands fonds marins en haute mer » lors de la dernière Conférences des Nations unies sur l’océan au début de l’été. Quelques jours après, vous avez été cosignataire d’une tribune dans Le Monde appelant à un moratoire sur l’exploitation minière en eaux profondes dans les eaux territoriales françaises. Cela signifie-t-il que la France s’est exprimée en faveur d’une réglementation dans les eaux internationales mais pas dans ses eaux sous juridiction nationale ?
Effectivement, le président Macron a exprimé début juillet à Lisbonne à la Conférence des Nations Unies sur l’océan que la France souhaitait établir un cadre légal pour stopper l’exploitation minière en haute mer. Entre ce qui a été dit par le président et ce qui a été dit plus tard dans les négociations, il y a une sémantique différente. Toutes les ONG impliquées y sont très vigilantes. Je pense qu’il faut continuer à questionner et à bien établir la position de Macron sur ces sujets-là étant donné que la France est l’un des trente-six pays membres du conseil de l’AIFM [L’Autorité internationale des fonds marins]. Évidemment, ce que fait la France dans ses zones économiques exclusives, comme tous les autres pays, dépend d’elle exclusivement. Aujourd’hui, la France entend bien comprendre ce qui vit au fond des océans et le code minier français, qui est encore en reconstruction, n’interdit pas encore d’exploiter les fonds marins.
En France, en effet, l’exploitation des fonds marins relève du code minier. Est-ce qu’il faudrait le réformer ?
Il y a une grande incompréhension, un flou entre « exploration » et « exploitation ». On comprend bien ce que veut dire « exploiter les fonds marins » ou « exploiter le minerai », mais quand on parle d’exploration, est-ce que c’est d’exploration minière ou de l’exploration scientifique des écosystèmes dont il s’agit ? Ce n’est pas du tout la même chose. « Exploration » est un mot valise. Il n’y en a qu’une à mener absolument : l’exploration scientifique. Il faut tout faire pour ne pas aller chercher de minerais. On est à la limite de tout aujourd’hui sur la planète. Il faut trouver des moyens de réduire toutes nos dépendances à la fois à ces métaux et à ces ressources.
Il faut rappeler que la France a le deuxième espace maritime mondial après les États-Unis…
Il faut plutôt parler à l’échelle de l’Europe car on négocie quasiment tout le temps en tant qu’Europe. L’Europe est le premier domaine maritime mondial et donc la première zone économique exclusive mondiale. Les américains disent qu’ils ont le premier domaine maritime mondial mais ils n’ont jamais ratifié la convention de Montego Bay [Convention des Nations unies sur le droit de la mer]. L’Europe doit porter cette voix de tous ces écosystèmes, elle doit porter la voix du milieu entre des surexploitants et d’autres qui ne veulent rien prélever. Nous, avec Tara, qui travaillons toujours avec des scientifiques et des biologistes, savons que la vie marine qui existe au fond des océans, dans les sédiments, est encore inconnue. C’est une forme de vie qu’on ne connaît pas bien parce qu’elle ne fonctionne pas avec le soleil, la photosynthèse, mais avec d’autres sources d’énergie, la chimiosynthèse. C’est là que résident énormément d’innovations pour le futur. Avant d’aller détruire tous ces écosystèmes pour en prélever le minerai – il y en a déjà tellement sur les continents qu’on peut commencer par recycler avant d’en prélever d’autres –, il y a un énorme enjeu de connaissance de ces écosystèmes, de ces gènes, de ces molécules, de ces stratégies que l’évolution de la vie a développée. Ce que j’encourage la France à faire, c’est de l’exploration scientifique, mais pas d’exploration minière.
L’année dernière, Emmanuel Macron a présenté un plan d’investissement de 30 milliards d’euros pour des « secteurs d’avenir » dans le cadre de France 2030. J’ai cru comprendre que l’exploration de l’espace et celle des grands fonds marins faisaient partie de la même catégorie, c’est le cas ?
Elles font en effet partie de la même catégorie car c’est l’exploration des extrêmes qui a été annoncée. Quand on parle de l’exploration de l’espace, on parle bien d’exploration scientifique. On ne va pas explorer l’espace pour y enterrer des minerais, aujourd’hui. Là où ça n’a pas été clair – c’est la raison pour laquelle les ONG sont montées au créneau –, c’est ce que l’on entend par « exploration des grands fonds ». Est-ce une exploration minière ou scientifique des écosystèmes marins et de leurs ressources ? C’est la question que l’on voudrait voir précisée dans le code minier français.
En même temps, il s’est développé un tourisme spatial mené par des multimilliardaires…
Oui, enfin, ils sont trois…
Ils portent l’idée que la planète a été entièrement explorée. Pourtant, il reste encore des zones très difficiles d’accès et encore inconnues…
Bien sûr, et même en surface.
L’exploration est-elle donc vraiment souhaitable ?
Bien sûr qu’elle est souhaitable ! Avant d’aller sur la Lune et de dépenser des milliards, il y a beaucoup de choses à faire sur Terre. Il faut peut-être faire les deux en même temps, l’espace et les grands fonds. Avec Tara, on navigue sur les océans non-stop pendant toute l’année, on prélève des écosystèmes entre zéro et mille mètres de profondeur et 20 à 40 % de ce que l’on trouve aujourd’hui est encore inconnu, et ne parle pas seulement du fond…
Avec Tara, comment en êtes-vous arrivé au constat que ce qui manquait était cette première étape, le prélèvement et donc l’accès à la mer ?
Nous et tous les partenaires scientifiques de cette mission Tara avons depuis longtemps été surpris de l’étendue de notre ignorance, de trouver tant de gènes, d’espèces, de bactéries inconnus… C’est ce qui nous a encouragés à continuer ce travail sur les écosystèmes pélagiques qui dérivent dans la mer, mais aussi sur les écosystèmes côtiers, coralliens ou les enjeux de pollution. Aujourd’hui, on a suffisamment d’informations pour les protéger. C’est politique, mais en même temps, il faut aussi développer la connaissance. La manière que l’on a de protéger les océans en créant des aires marines protégées délimitées par un trait géographique à l’instar de ce qu’on a fait sur les continents en traçant des limites entre ce qui est chez nous et chez les autres ne fonctionne pas. Dans la mer, tout bouge, tout est dynamique. Le plancton est un jour espagnol, le lendemain français, puis il redevient espagnol dans la même journée. La façon dont on représente notre planète est fausse en mer. Il faut s’intéresser davantage aux courants marins qui traversent plusieurs pays, aux saisons car dans la mer les saisons transforment énormément ce qu’il s’y passe.
Est-ce qu’il ne faut pas changer nos façons de réfléchir à la protection des océans ?
Changer ces concepts géographiques et de gouvernance prend du temps. Comprendre comment fonctionne l’océan est un point de départ, et ce que font les scientifiques du CNRS, du CEA [Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives], de l’EMBL [Laboratoire européen de biologie moléculaire] avec Tara depuis toutes ces années est indispensable. Cela permet de comprendre comment ces écosystèmes dont on parle, invisibles pour la plupart, fonctionnent, produisent de l’oxygène, stockent du carbone, produisent des protéines et des sucres pour la chaîne alimentaire marine et au-delà.
À qui appartiennent les données que vous récoltez ?
Elles appartiennent à tout le monde, ai-je envie de dire. Elles sont collectées, analysées et publiées en open source. On met parfois deux à trois ans à en analyser une bonne partie. Ensuite, les résultats sont publiés dans des revues et des bases de données internationales. La mission Tara Océans à la rencontre du plancton, qu’on a menée de 2009 à 2013, a donné lieu à 120 à 130 publications scientifiques produites par les équipes impliquées avec nous et l’équivalent par des équipes qu’on ne connaît pas, qui ont interrogé les données récoltées sur des sujets auxquels on n’avait même pas pensé. C’est là que s’opère le changement d’échelle.
Les scientifiques qui viennent à bord appartiennent à des laboratoires de recherche différents les uns des autres. De quelle nature est l’accord entre la fondation et les laboratoires ?
Tara a une particularité assez unique au monde ; on construit les programmes scientifiques avec des chercheurs, on monte pendant un an des consortiums de vingt à vingt-cinq laboratoires de dix à douze pays pour adresser une question donnée, ils construisent les projets, les protocoles pour mesurer, observer et envoient des équipes sur le bateau pendant deux ou trois ans de mission. Ensuite, ils analysent tout cela ensemble pendant dix ans. Ce sont des processus d’engagement sur quinze ans. L’accord qu’on a avec eux, c’est qu’on leur donne accès à la mer. La Fondation Tara finance l’accès à la mer, tous les frais du bateau, l’investissement pédagogique, l’information et le partage de cette information sur des fonds privés, du mécénat, des dons de particuliers et de quelques régions comme la Bretagne ou Lorient.
Quels sont les enjeux de propriété intellectuelle auxquels sont confrontés les océans aujourd’hui ?
Beaucoup d’entreprises ont accès à des données qu’elles ne partagent pas. Si on ne les partage pas tous, si ce n’est pas open source, on ne comprendra jamais l’océan. Toutes les données qui émergent de l’océan devraient être open source tellement ce système est vaste, changeant et dynamique. C’est comme pour la météo et le climat ; pour être capable de prédire le temps qu’il fera à Paris dans les cinq jours qui viennent, il a fallu soixante-dix ans de données open source analysées par tous les laboratoires de la planète. Pour la mer c’est pareil. La seule façon de parvenir à obtenir des modèles jumeaux numériques de l’océan, qui incluent la biodiversité, est que tout soit open source, y compris les données collectées par les sous-marins nucléaires. Les sous-marins nucléaires du monde entier devraient être open-source. Ils mesurent la température et tout un tas d’autres paramètres. Si l’on pouvait avoir accès à ces données, ce serait formidable.
Par quoi passerait la généralisation d’une science ouverte ?
Dans l’Accord sur la haute mer, il pourrait y avoir l’obligation que tout ce qui est fait en haute mer, soit 70 % de la mer, soit open source. C’est possible. Il faut bien sûr définir précisément ce qu’est l’open source, car c’est une notion complexe.
Le 15 octobre prochain, Tara revient à son port de base à Lorient après deux ans d’expéditions autour du monde pour la mission Microbiomes. En quoi a-t-elle consisté ?
Entre 2009 et 2013, nous sommes partis à la rencontre du plancton pour comprendre qui était là. On a découvert la présence d’énormément de nouvelles micro-algues unicellulaires, de virus et de bactéries. On a pu décrire près de 95 % des virus connus dans la mer aujourd’hui avec cet effort de recherche collectif.
Cette fois-ci, fin 2020, on est partis en mission pour comprendre comment ces bactéries, ces virus et les micro-algues interagissent entre eux, notamment pour produire de l’oxygène, stocker le CO2, et quelle est la sensibilité de ces écosystèmes et de ces processus à la pollution, à la hausse de température, etc.
Si je prends un exemple, les humains et les mammifères ont une flore intestinale – bactéries et autres organismes qu’on appelle le microbiote – qui leur permet de digérer tout ce qu’ils ingèrent pour le mettre à la disposition de leurs organismes pour vivre. Ce microbiote est vital ; on ne peut pas vivre sans. Finalement, un peu par analogie, il faut comprendre que le microbiome marin joue un rôle vital aussi, bien qu’à une toute autre échelle, en contribuant aux grands équilibres de la planète et de l’atmosphère, et en mettant de la matière organique à disposition de la chaîne alimentaire marine, poissons, mammifères, etc.
Il ne faut pas protéger la mer parce qu’elle est belle mais parce qu’elle rend des services vitaux à l’humanité et à tous les animaux terrestres. La prochaine étape, c’est de dire que cette mer est vitale pour notre santé. Si la mer est malade, on sera tous malades.
En 2019, Tara a parcouru les grandes façades maritimes européennes pour remonter et prélever des échantillons dans quelques grands fleuves européens. Les résultats de cette collecte sont attendus dans les prochains mois. Plus récemment, vous avez analysé l’impact de quelques grands fleuves africains sur l’océan Atlantique. Que pouvez-vous nous en dire ?
Les fleuves sont des apports d’eau douce et de pollution importants dans la mer. Quasiment toute la pollution humaine passe par les fleuves. En 2019, Tara a remonté neuf fleuves européens, la Tamise, l’Elbe, le Rhin, la Seine, l’Èbre, le Rhône, le Tibre, la Garonne et la Loire, pour comprendre ce qui ressort en termes de plastique. Plus récemment, on a remonté quelques fleuves qui alimentent l’Atlantique Sud, focus de la mission Microbiomes. On a perdu du temps à cause du Covid car certains laboratoires ont été longtemps fermés ; le travail sur le plastique est très laborieux car il n’y a pas aujourd’hui de machine capable d’analyser les échantillons de plastique. Tout est fait à la main, donc cela prend beaucoup de temps. Une partie du travail va être publiée dans les prochains mois. Ce qui a été fait sur les fleuves Amazone et l’Atlantique Sud a été fait avec le même protocole que les fleuves européens, pour pouvoir les comparer.
On peut comprendre que l’on manque de données sur des zones difficiles d’accès en pleine mer, mais pour les fleuves européens ?
C’est un peu fou mais la première publication scientifique consacrée à la pollution plastique des fleuves date de 2017. Sur les fleuves en 2019, Tara a observé l’omniprésence de micro-plastiques, même en amont de grandes villes comme Londres, Hambourg ou Rouen. Tous les échantillons qu’on a récoltés contenaient des micro-plastiques. Or, ces plastiques absorbent sur leur surface énormément de polluants qu’on trouve dans les fleuves, que ce soit des pesticides, des médicaments, etc. Toutes les molécules hydrophobes produites par l’industrie et rejetées par nos systèmes d’épuration qui ne les retiennent pas sont relarguées dans les fleuves puis la mer et s’accumulent sur le plastique. Là est le danger des plastiques. Il n’est pas tant dans le polymère lui-même, encore que certains plastiques soient directement cancérigènes comme le polystyrène, mais bien davantage dans tous ces polluants chimiques qui s’absorbent à sa surface.
On entend parler de beaucoup d’initiatives pour nettoyer les océans ou le fameux vortex de déchets du Pacifique Nord. Il semble y avoir beaucoup de mobilisation pour ce type de projets, comme The Ocean Cleanup, un bateau destiné à récolter les déchets solides. Est-ce vraiment une solution lorsque l’on sait que la grande majorité du plastique présent dans les océans est déjà sous forme de micro-plastiques ?
Si l’on s’intéresse à la mobilisation et aux enjeux plastiques en mer, ce que fait The Ocean Cleanup a un impact médiatique important et permet de montrer aux gens ce qu’il se passe, mais si l’on veut vraiment nettoyer l’océan, l’enjeu n’est pas en mer. Le temps que The Ocean Cleanup mette un bateau à l’eau et commence à agir, il y aura déjà six fois plus de déchets en mer qu’aujourd’hui. Actuellement, la plupart des plastiques que l’on trouve en mer sont des micro-plastiques. Si l’on veut collecter ceux-là, on va devoir collecter l’écosystème lui-même et l’abîmer encore plus. L’enjeu du plastique en mer est à terre et dans les fleuves. On peut mettre des barrières dans les fleuves sans consommer de CO2, en utilisant le courant et des filets. Il y a déjà des expérimentations, mais pas suffisamment. On travaille avec la Compagnie nationale du Rhône, qui gère le Rhône de la frontière suisse jusqu’à la mer, pour comprendre comment il serait possible de le faire dans un tel fleuve. C’est le seul fleuve géré par une seule entité dans le monde. Mais il faut aussi agir en amont des fleuves car les micro-plastiques sont déjà en amont de villes comme Londres ou même Rouen. Comment, dans notre territoire, dans notre société, baisser notre consommation de plastique, la recycler davantage et faire en sorte qu’il n’y ait plus de fuite dans l’environnement ? C’est un véritable enjeu de société et un challenge formidable pour les territoires, pour les maires et les élus.
Vous dites que vous avez constitué la plus large collection de micro-plastiques référencés avec une base de 75 000 particules. Quel est l’objectif ?
Sur la base des données collectées en 2014 lors d’une expédition Tara, le CNRS a développé un indicateur sur le rapport entre la quantité de plastique et de plancton dans la mer, car il faut parvenir à trouver des indicateurs sur la manière dont on mesure la quantité de plastique. Il a été développé par Maria Luiza Pedrotti et son équipe au laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer pour notre ministère de l’Environnement. En parallèle, avec un laboratoire de l’université de Bretagne Sud à Lorient, le chercheur Stéphane Bruzaud et son équipe ont développé une base de données de 75 000 fragments de plastiques. Ça a l’air d’être un travail facile, mais c’est un projet qui a commencé en 2014, il y a huit ans, et qui a demandé un nombre d’heures incommensurable sous le microscope pour séparer les fragments, en déterminer la chimie et décrire pour chacun l’écosystème qui y est attaché. Un travail ingrat…
Depuis le début, les expéditions de Tara accueillent à son bord des scientifiques et des artistes. Qu’apportent-ils au projet ?
Tara a été fondée par Agnès Troublé, dite agnès b., qui a toujours été un fervent soutien à l’art et la création comme enjeux de société. Depuis le début de Tara, il y a toujours eu des artistes à bord. À l’époque des grandes découvertes de notre planète, au XVIIe ou au XVIIIe siècle, il y avait des gens avides de découvrir des ressources mais souvent aussi des artistes à bord des bateaux des explorateurs. Les artistes étaient d’ailleurs souvent les scientifiques de l’époque. Aujourd’hui, on a séparé ces deux mondes. Il n’empêche que les artistes et les scientifiques sont un peu les mêmes animaux. Ils pensent à côté, ils ont des idées parfois un peu farfelues, mais c’est ce qui permet de créer et de découvrir. Quand des scientifiques comme Christian Sardet, biologiste cellulaire de Observatoire océanologique de Villefranche-sur-Mer, met des planctons invisibles à l’œil nu sous sa caméra et en raconte les histoires, c’est fascinant. Il y a beaucoup de gens qui ont été captivés par la dimension philosophique de ces écosystèmes. Finalement, on se rend compte que les falaises d’Étretat ont été conçues par des organismes vivants qui sont tous morts au fond de la mer, que le calcaire des immeubles haussmanniens de Paris n’est que de la roche organique, biologique. C’est assez intéressant d’un point de vue philosophique. On n’est rien du tout, on est tout petits dans toute cette histoire, mais on a un gros impact.
Il s’agit aussi de donner de nouveaux moyens de représenter ce que l’on ne peut pas voir.
Comment impliquer les gens ? Quand on regarde au microscope, tout à coup, il y a un monde ! On peut comprendre que la mer, ce n’est pas que de l’eau ! Je me souviendrai toujours du jour où j’ai vu une goutte d’eau de mer au microscope, j’ai halluciné de découvrir la vie qu’il y avait ! Tant qu’on ne l’a pas vu, on ne se rend pas compte que la mer est une matrice, c’est quasiment un liquide amniotique, si l’on veut une métaphore.
Vous êtes sur le point de lancer Tara Polar Station qui devrait voir le jour en 2025. De quoi s’agit-il exactement ?
Chez Tara, avec les fondateurs Étienne Bourgois et Agnès Troublé, on n’a jamais projeté ce qu’on allait faire dans les vingt prochaines années. On a fait des choses qui en ont déclenché d’autres. Quand on est allés en Arctique, en 2006, on s’intéressait à l’atmosphère, à la glace, à l’eau, à l’enjeu physique, au changement climatique, mais pas au vivant. Au pôle nord, la glace va fondre à l’horizon 2045, ce qui va avoir des impacts colossaux sur des écosystèmes dont on ne connait rien. Il y a urgence à découvrir, documenter et raconter cet enjeu-là. On veut donc créer une base internationale commune sur cette Tara Polar station, un grand bateau de forme ovale, qui va pouvoir accueillir dans la glace au pôle Nord, en dérive, douze à vingt personnes l’été et l’hiver.
Pourquoi on s’est moins intéressé au pôle Nord qu’au pôle Sud, même en termes d’investissement ?
Les humains connaissent très bien les continents, le potentiel et les richesses qu’ils contiennent. On est chez nous. En mer, on n’est pas chez nous, on a du mal à se projeter. Le pôle Sud est bien plus grand que le pôle Nord. Le continent Antarctique est énorme. C’est un continent comme les autres mais on a eu la sagesse, en 1959, de se mettre d’accord sur un traité de non extraction et de paix, le Traité de l’Antarctique, qui a ensuite été complété par un protocole de protection de l’environnement. En 2048, ce traité va arriver à sa fin. Que va décider l’humanité dans 25 ans ? C’est une question qui me préoccupe. Il faut s’y préparer.
Le projet Tara existe depuis bientôt vingt ans. Qu’attendez-vous pour la suite ?
L’énergie de Tara c’est de faire changer les choses, par la science, par le plaidoyer, par l’éducation. Donc on peut souhaiter avoir beaucoup plus d’impact qu’aujourd’hui. Les enjeux pédagogiques occupent quatre personnes à plein temps chez Tara. On touche 132 000 enfants par an en France. À côté des missions de Tara en mer, qui sont très connues, il y a un travail de l’ombre qui est fantastique, dont on ne parle pas assez, et qu’il faut que l’on déploie encore davantage. C’est un sujet très important car les décideurs de demain sont ces enfants-là. Ils vont créer et gérer le monde dans les trente ans qui viennent. Comment parvenir à leur donner des outils sans leur faire peur mais pour leur faire comprendre ce qui se joue ?
Comment parvenir à garder son engagement lorsque l’on travaille pendant vingt ans sur un tel projet ?
Je ne sais pas répondre à cette question. Je pense que l’éco-anxiété des jeunes n’est pas liée à la situation mais au fait qu’on ne fasse rien, que la réponse ne soit pas à la hauteur des enjeux. Pour gagner ce combat, il faut avoir l’espoir de le gagner. Je suis toujours très optimiste. L’océan apporte de la résilience. C’est un mot qu’on utilise beaucoup aujourd’hui, mais l’océan est capable de se remettre des pressions à partir du moment où elles diminuent. On le voit partout, sur le récif coralien, sur beaucoup d’écosystèmes… Dès qu’on supprime une pression, qu’on crée un moyen de gérer et protéger, la vie revient, et ça c’est encourageant.