Roman (extrait)

Pourpre

écrivain

Des préparatifs d’une exposition de Dominique Gonzalez-Foerster au Japon à la quête d’une présence dans un Berlin submergé par le rassemblement de la jeunesse européenne, le narrateur apprend à se démettre de corps et de territoires dont il n’a que l’image pour faire l’expérience de son propre regard. Tel est le projet de Pourpre, premier roman de Théo Casciani, jeune écrivain et plasticien non encore publié, ce qui ne saurait durer longtemps au vu des premières pages ici dévoilées.

Voyant l’avion glisser sur les vitres de la tour, je m’étais abandonné aux images que mon regard décrivait. La minuscule silhouette de l’appareil progressait sur les derniers étages de l’immeuble, elle se déformait à l’accroche des chambranles et persévérait dans son mouvement rectiligne. Le parement des baies réfléchissait les moindres diffractions de l’engin dont l’image présente évoquait davantage l’ondoiement d’un corps aquatique, avec ses légers remous parmi les tons bleutés d’une façade si sombre qu’elle n’avait d’autres couleurs à porter que celles qui garnissaient le ciel. J’examinais ce cadre sans quitter l’avion des yeux, traquant ses variations les plus infimes et la menace de son mouvement, et c’était une sensation spectaculaire que de constater ma propre impuissance face au tableau vivant de l’avancée du bec drainant après lui la carcasse, les ailes, la dérive et tout le fuselage tapi dans le double-vitrage. Je demeurais immobile au beau milieu de la dalle durant quelques minutes, et détournant soudain les yeux de son reflet, je me mis à chercher la présence flottante en tentant de figurer la géométrie du ciel barré par cet appareil qui traversait mes visions et survolait mes pensées.

La ville s’étendait en contrebas dans une grande impression de calme et d’innocence. Le parvis surélevé permettait d’observer ses motifs répliqués jusqu’à perte de vue et je balayais du regard les enfilades de toits, les fumerolles des usines et les échangeurs torsadés. Je scrutais plus attentivement la forme d’un monument ou d’un parc détachée du paysage puis reprenais ma contemplation de la masse urbaine et endormie. Le décor était baigné d’une légère brume qui stagnait dans l’air matinal et enveloppait la ville de contrastes adoucis et de teintes confuses. Les textures de béton, de fer et d’asphalte s’imbriquaient sous l’éclairage uniforme d’un ciel aux couleurs pâles duquel s’échappaient parfois les premiers rayons du jour, traçant l’ébauche d’un paysage suspendu à la promesse du réveil, à l’extinction progressive des réverbères et au peuplement des rues. Je fis quelques pas sur la dalle, longeant lentement les parapets de ciment et m’arrêtant devant des grilles métalliques, et je découvris alors avec surprise la vibration d’un bourdonnement diffusé par le vent. Presque imperceptibles, les premiers bruits urbains composaient l’écho d’une seule et même note qui ronflait doucement au rythme des activités et des bourrasques, et je me retournais vers la ville pour percevoir les sources de ce son drone et discerner la modulation causée par le passage d’un train ou le timbre voisin d’une parole engourdie.

Les yeux plantés dans le ciel, je demeurais esseulé à l’ombre des deux édifices en péril, et après de longues observations stériles, je décidai de revenir vers le centre du parvis et traînai péniblement mes bagages sur la dalle garnie de bitume et de graviers. Je continuai d’avancer vers les tours, le corps chaloupé par les rafales d’air frais et, à l’instant où je me retournai, au moment précis où j’aperçus à nouveau l’épure des façades, l’avion se présenta à moi dans sa forme la plus frontale. Sans dévier de sa trajectoire linéaire, le chatoiement lévita quelques instants sur le verre, il ondula dans l’enchâssement des poutres et des châssis puis s’ébroua soudain sous mon regard sidéré. Dans quelques secondes, la tête de l’appareil viendrait heurter la tôle du fronton, déchirerait le cadre et éventrerait sa structure, et plus que les cris et les cendres, plus encore que les bruits et les chairs, son mouvement interrompu de la plus nette des manières suffirait à témoigner de la violence indue du crash. Je soulevai la main et refermai les yeux, et dans un élan sûr et précis, le motif blanc sur verre sombre percuta dans la tour le reflet de l’autre tour.

La peur immense qui m’avait étreint à cet instant, la fatigue, la tension de tous mes sens vers cette scène, détourna alors mon regard des tours jumelles et m’entraîna brusquement vers le sol. Je restais de longues minutes au pied des immeubles sans un geste, et après quelques instants au cours desquels rien n’était advenu autour de moi, aucune déflagration, pas même un tremblement, je redressai prudemment mon corps pétri par le sommeil et les craintes. Cette vision vertigineuse m’avait immédiatement fait l’effet d’une illusion, à la vue de ces prismes noirâtres dressés l’un en regard de l’autre et au travers desquels l’on pouvait apercevoir les variations de leurs allures respectives, deux bâtiments de taille égale mais dont le léger décalage intensifiait la sensation de pureté et d’élégance. J’observais minutieusement les détails de ces gratte-ciels et commençais à glisser lentement au long de leurs surfaces chromées, et je crus alors faire face à une représentation virtuelle des deux tours, une image glaçante qui désormais, à proprement parler, semblait relever davantage d’une réalité augmentée. De nouvelles zones jusqu’alors invisibles se dévoilaient au hasard de ma progression dans ce jeu de miroirs, je remontai doucement au fil des étages et devinai des nervures routières et des entrepôts voisins, des formes végétales et des enseignes commerciales, puis atteignant les niveaux supérieurs de l’immeuble, je découvris la projection grouillante d’un écoulement humain, une déferlante de silhouettes qui miroitaient sur les vitrages. Je continuai de lever les yeux et accédai enfin au sommet des deux tours où d’immenses antennes radiophoniques venaient prolonger une enseigne à la police capitale, onze lettres inscrites dans une typographie martiale, réduites par la perspective et penchées vers le vide, MERCURIALES.

Le ciel avait doucement avalé les fumées opalines causées par les réacteurs de l’avion et, sous le profil écrasant des gratte-ciels, je remarquai les traces de son passage qui s’estompaient peu à peu, les sillons précis et parallèles d’il y a quelques minutes ne formant plus qu’un filet tordu et nébuleux qui ne serait bientôt plus lui-même qu’un ensemble de tâches cotonneuses. Les yeux vers le ciel, je suivais ces marques à la recherche de l’engin, je filais ses empreintes et précisais la portée de mon champ de vision et, après quelques secondes d’intrigue, je finis par repérer une incise plus stricte, saillante et parfaitement blanche, qui traversait le ciel en s’affinant de plus en plus puis disparaissait derrière la tour située à ma gauche. Je fixai longuement la dernière traînée produite par l’avion, et la voyant s’effilocher lentement à l’angle de l’immeuble, je me rendis à l’évidence de cet appareil envolé à des centaines de mètres de là. Des perceptions confuses, d’images et de sons, refluaient dans mon esprit et voilaient mon regard, et j’essayais d’imaginer une dernière fois la silhouette de cet avion qui n’avait laissé en moi qu’un mélange de soulagement et de honte, d’inventions et de doutes, mais pas de quoi en faire toute une histoire.

Je m’étais assis sur le parvis désert pour goûter au calme de l’aurore que venaient seulement perturber les oiseaux qui atterrissaient là de temps à autre. Cette grande esplanade étendue sur près de deux cents mètres était couverte d’une mélasse de graviers concassés et entourée de mâts rouillés et branlants en haut desquels voletaient des centaines de drapeaux dont je tâchai de retrouver les origines en dérivant de couleurs en symboles. Mes yeux se posèrent tour à tour sur les montants des façades puis sur des liasses de barrières métalliques, et maintenant toutes mes attentions sur l’éveil progressif de la ville et les contrastes qui tapissaient le sol, j’aperçus alors une ombre musardant sur la dalle. Je me redressai pour traquer cette minuscule enclave de noirceur et, songeant mètre après mètre à ce que ses contours me rappelaient quelque chose, je sortis mon téléphone pour vérifier l’heure de départ de l’autobus. Je rassemblai rapidement mes paquetages et après avoir rasé les jardinières broussailleuses qui enserraient la zone, je m’éloignai silencieusement des édifices aux portes closes et traversai le parvis pour rejoindre la gare de Gallieni. J’arpentai des escaliers bordés de grillages froissés, je m’égarai dans des tunnels et remontai vers la surface, puis je finis par m’engager sur une longue passerelle qui serpentait vers la ville et ralliait l’asphalte. Les véhicules fusaient à toute vitesse sur la chaussée dans une sorte de défi au réel où les lignes blanches, les carrosseries et les pourtours urbains n’avaient plus rien à voir avec un rendu documentaire du paysage. J’allongeai la foulée vers la bretelle d’autoroute qui se précisait peu à peu dans l’enchevêtrement de voies rapides et de hangars, et avant de m’engouffrer dans le garage, je pus lancer un dernier regard vers les tours. Au loin, l’avion s’échappait vers le périphérique.

La gare routière ne ressemblait à rien. Nichée dans une alcôve à la lisière des rocades, son abord laissait penser qu’elle n’avait jamais été qu’en chantier. Le sol lustré reflétait l’éclat des longues baguettes de néons qui striaient les voûtes dénudées et s’alignaient sur les marquages entre lesquels stationnaient des dizaines de véhicules en épi. Je consultai brièvement les panneaux d’affichage puis m’avançai vers la zone d’embarquement de l’autocar pour Berlin. Les huiles de vidange dégouttées des moteurs glissaient sur le parterre suivant un dénivelé invisible et dévalaient doucement la pente pour former de petites flaques réparties sur toute la surface du parking et, lorsqu’elles furent assez nombreuses pour couvrir la longueur du garage, les perles grasses se mirent à absorber toutes les radiations pour composer un vaste tapis stellaire et souterrain, irréel mais inimaginable. Je progressais sur quelques mètres parmi ces tâches scintillantes en baissant la tête, moins pour m’épargner la vue des éclairages maculés que pour profiter de leurs miroitements, et, à mesure que l’œil s’accoutumait à l’obscurité de l’espace, les voyageurs m’apparaissaient çà et là comme autant de présences luisantes dont je tentai de deviner les trajets respectifs et les destinations potentielles. Je regardais ces silhouettes voisines, fières et tombantes comme le sont les pages d’un livre neuf, quand mon bus ouvrit soudain ses portes et alluma ses feux. J’avançai d’un pas décidé vers les phares, la lumière plein les yeux. C’était mon temps d’exposition.


Théo Casciani

écrivain, plasticien