Politique

La haute administration contre les fonctionnaires 

Sociologue

Le candidat Macron avait clairement pourfendu le système de sélection de la haute fonction publique, et notamment le classement de sortie de l’ENA, plaidant pour une plus grande diversité des élites de l’État. La réforme récemment annoncée par le Premier ministre tourne pourtant résolument le dos à ces ambitions.

publicité

Derrière un enjeu politique et social se cache souvent un autre enjeu, bien plus important. La réforme de l’État et ses derniers avatars en offrent un exemple assez significatif. L’élection présidentielle de 2017 a vu émerger chez les candidats de droite une frénésie de propositions néolibérales visant à réduire massivement le nombre de fonctionnaires et à privatiser une bonne partie des services publics. On a pu ainsi assister à une véritable surenchère qui a culminé avec les propositions de François Fillon conduisant à vouloir supprimer 600 000 postes durant son éventuel quinquennat. Dans ce contexte, Emmanuel Macron s’est montré bien plus modéré en affichant un objectif de 120 000 suppressions d’emplois devant être réparties entre l’État et les collectivités locales. Une fois de plus, on a donc vu réapparaître la question du « fonctionnarisme » de la société française, un thème qui faisait déjà les beaux jours de débats publics enflammés avant la guerre de 1914. Une fois de plus, la dimension quantitative a pris le pas sur sa dimension qualitative.

Or la question qualitative est devenue centrale dans la réforme de l’État. Elle porte sur la qualité de la gestion des ressources humaines comme sur la qualité des élites que l’État est censé produire. L’un des grands thèmes mobilisateurs du macronisme reposait précisément sur l’ouverture des élites de l’État à davantage de diversité afin d’accueillir tous les talents sans tenir compte des origines géographiques ou scolaires. Au cœur même du projet macronien réside l’idée d’un pragmatisme libéral consistant à donner à tous les mêmes chances et les mêmes opportunités professionnelles, quitte à opérer les différenciations sur la base des seuls accomplissements. C’est bien cette visée émancipatrice qui a distingué Emmanuel Macron de ses compétiteurs de droite et de gauche, qui se sont enferrés dans des moules idéologiques ne permettant pas ou plus de regarder la réalité sociale en face.

La haute fonction publique est fracturée en deux mondes fort différents, ce qui permet de penser que les notions d’énarques ou d’énarchie n’ont pas beaucoup de signification sociologique.

Le plan de réforme présenté par le gouvernement tourne néanmoins le dos à cette ambition. Alors même qu’Emmanuel Macron avait pourfendu le système de sélection de la haute fonction publique, et notamment le classement de sortie de l’ENA, en estimant qu’il ne fallait pas geler définitivement les carrières à 25 ans, le projet gouvernemental n’y touche en aucune manière. Le classement de sortie de l’ENA reste en effet la pièce maîtresse d’un dispositif corporatif qui détermine très précisément la hiérarchie sociale au sein de la fonction publique. La France est le seul pays en Europe, avec l’Espagne, à organiser la fonction publique de l’État sur un modèle corporatif distinguant les « grands corps » des autres. En France, les membres des grands corps – Inspection générale des finances, Conseil d’État, Cour des Comptes – sont recrutés parmi les quinze meilleurs élèves de l’ENA, du moins si on s’en tient au recrutement ordinaire (on pourrait également parler du « tour du gouvernement » qui permet de recruter dans ces corps des amis politiques, mais c’est une autre histoire).

Cette situation ne soulèverait aucune objection si ce classement n’avait pas un effet déterminant sur les carrières ultérieures et les possibilités réelles d’accéder à des postes prestigieux aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. La haute fonction publique est donc fracturée en deux mondes fort différents, ce qui permet de penser que les notions d’énarques ou d’énarchie n’ont pas beaucoup de signification sociologique. Être membre de l’Inspection des finances, ce n’est pas être administrateur civil et encore moins conseiller de tribunal administratif. Ce classement est donc l’enjeu central pour les élèves de l’ENA, ce qui conduit à générer deux formes sociales qui viennent s’opposer à toute évolution réelle de la gestion des ressources humaines au sein de la fonction publique.

L’adaptation à la nouvelle gestion publique néolibérale développée voici trente ans au Royaume-Uni a pour effet commun de renforcer le pouvoir des autorités politiques sur les élites administratives.

La première tient au fait que les grands corps restent le modèle à suivre, celui de hauts fonctionnaires intellectuels, mobiles, polyvalents, bien intégrés dans une oligarchie mondialisée. Ce modèle social est constamment valorisé alors même que les écoles administratives, et l’ENA en premier, mettent en avant le besoin de former des gestionnaires ou plutôt des « managers » sachant s’investir dans une équipe et valoriser un savoir-faire technicien. Cette priorité donnée au « management » n’est pas innocente. Elle traduit l’idée de s’adapter à la nouvelle gestion publique néolibérale développée voici trente ans au Royaume-Uni et dans plusieurs pays européens avec des résultats très inégaux mais un effet commun : celui de renforcer le pouvoir des autorités politiques sur les élites administratives. C’est en cela que le « management » ne se réduit pas seulement à des actes de gestion. Il tend à faire du haut fonctionnaire un cadre ordinaire et un bon spécialiste des lois de finances ou des politiques publiques. Mais il lui enlève cette dimension intellectuelle qui caractérisait jusque là les « grands commis » à la française capables de s’opposer aux élus. Cette dissociation a fini par créer deux types de hauts fonctionnaires, séparant clairement les cadres dirigeants des cadres seulement supérieurs.

La seconde tient à la dimension irréversible du classement. On est aux antipodes du « management » et d’une gestion des fonctionnaires sur la base de leurs résultats ou de leur expérience professionnelle. Alors même que le gouvernement envisage d’individualiser les rémunérations, ce qui n’a d’ailleurs que très peu d’effet sur la motivation des fonctionnaires comme le montrent les recherches que l’on a pu mener, les effets différentiels du classement et donc de la hiérarchie des corps viennent créer des plafonds de verre incassables. On comprend dès lors pourquoi plusieurs promotions d’élèves de l’ENA ont signé des pétitions rejetant le principe de ce classement fortement contesté pour son opacité et ses effets rédhibitoires. L’accès aux élites de l’élite reste par ailleurs très sélectif sur le plan social, non seulement au regard du concours d’entrée mais également du classement de sortie puisqu’en moyenne, depuis les vingt dernières années, la proportion des élèves passés par le concours étudiant ont une probabilité de 25% d’accéder aux grands corps contre 6% de ceux qui, déjà fonctionnaires, sont passés par le concours interne.

Cette situation pourrait sans doute susciter une réponse cynique consistant à dire que dans tous les concours il y a des perdants et des gagnants. Le problème tient cependant aux effets pervers de ce système. Les anciens élèves de l’ENA ayant raté, parfois à quelques points, l’entrée dans les grands corps témoignent de leur démotivation après quelques années de carrière. Il devient difficile, la quarantaine passée, de croire que ce classement n’a eu aucun effet. Au sein d’une même promotion, la comparaison des biographies est souvent cruelle. Quelques-uns, peut-être plus lucides, décident parfois de démissionner de la fonction publique dès leur sortie de l’ENA, une fois connu leur rang de classement.

Le second effet pervers est d’entretenir les phénomènes de politisation au sommet de l’État. La politisation n’est pas le fait unilatéral de méchants élus décidés à s’entourer d’une cour de flatteurs. Elle résulte de la demande de fonctionnaires mal classés qui savent très bien que l’entrée dans un cabinet ministériel et dans un entourage politique leur permettra de compenser le handicap d’avoir été mal classé. Empiriquement, l’effet accélérateur de carrière des cabinets ministériels est un fait avéré. On a donc vu se développer depuis les années 1980 une population de professionnels des entourages dont certains passent parfois quinze ans de leur vie professionnelle dans le circuit des cabinets de l’Élysée, de Matignon ou des grands ministères sans aucun contact avec la réalité du terrain, ce qui n’est pas sans lien avec les nombreux ratages des politiques publiques.

Face à la puissance de ces mécanismes sociaux, il n’est pas très étonnant que les appels réguliers à la « modernisation » ou à la « réforme » de l’État restent généralement sans effet concret.

Un troisième effet pervers tient au développement de stratégies d’anticipation de la part des candidats au concours étudiant. Le profil d’entrée dans les grands corps a changé en vingt ans. Le temps où dominait la formation juridique associée à Sciences Po Paris est révolu. Si le passage par Sciences Po Paris reste décisif, grâce notamment à sa préparation aux concours, l’accumulation de diplômes et notamment de diplômes d’écoles de commerce est devenue désormais cruciale pour augmenter les chances d’être classé au sommet et d’être ensuite en position d’être recruté par des entreprises privées. C’est ainsi que les anciennes élites de l’État censées se consacrer au service public en 1945, lorsque l’ENA fut créée, sont devenues des élites polyvalentes cherchant à le quitter le plus vite possible. L’évolution des profils des « pantoufleurs » en témoigne : partant plus jeunes, ils sont mis à l’essai par les entreprises privées qui ne recherchent plus leur carnet d’adresse mais une véritable connaissance du secteur privé acquise préalablement dans les écoles de commerce.

Face à la puissance de ces mécanismes sociaux, il n’est pas très étonnant que les appels réguliers à la « modernisation » ou à la « réforme » de l’État restent généralement sans effet concret et soit sans cesse renouvelés au point d’être seulement rhétoriques. C’est ici que le macronisme aurait pu et dû produire ses effets afin de montrer que la règle du jeu changeait pour tous les fonctionnaires et non seulement pour la part la plus modeste d’entre eux. Une fois de plus, la réforme va se faire à la périphérie en recrutant encore davantage de contractuels, en chargeant les collectivités locales de privatiser d’une manière ou d’une autre leur personnel, en invitant certains agents à quitter la fonction publique. Cela aura sans doute le mérite de renforcer encore un peu plus les sommets. En cela, Emmanuel Macron n’a pas fait mieux que ses deux prédécesseurs et s’est plié aux exigences de la (très) haute fonction publique. Ce n’est pas le projet d’envoyer les membres des grands corps en détachement dans des ministères prioritaires avant de les voir rejoindre leur corps d’origine qui va changer grand-chose à cette situation. C’est sur ce terrain que le premier test de la validité théorique et pratique du macronisme s’avère négatif.


Luc Rouban

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, au Centre de recherche politiques de Sciences Po (CEVIPOF)

Les aveux de la chair

Par

Avec « Un savoir gai », un essai aussi vif que remarquable, William Marx quitte la stricte critique littéraire pour exiger de l’hétérosexualité qu'elle sorte enfin du placard et nous offrir, en 33 fragments,... lire plus

L’irruption des contre-publics

Par

Les réseaux sociaux ont soudainement ouvert l’espace public à des voix jusque-là inaudibles. Une véritable politique du hashtag s’est ainsi mise en place au service de ce que la philosophe Nancy Fraser nomme des... lire plus