« Maîtriser l’immigration » : petite histoire d’une grande hypocrisie
Inscrit à l’ordre du jour du Conseil des ministres de ce mercredi, le projet de loi « pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif » sera présenté prochainement aux parlementaires français. Son titre nous rappelle les déclarations du président Emmanuel Macron et du ministre de l’Intérieur Gérard Collomb qui, depuis quelques mois, se suivent et se ressemblent : « humanisme et fermeté », opposition entre « vrais » réfugiés et « migrants économiques » qui n’ont pas vocation à rester en France. Cet énième projet de loi, exemplaire sans doute de cette spécificité française qu’est l’inflation législative, apparaît dans un contexte singulier.
La question du traitement des migrants qui souhaitent entrer en France depuis l’Italie ou en partir pour arriver au Royaume-Uni connaît une certaine attention médiatique. Chroniqueurs ou écrivains s’indignent. Il aura fallu pour cela que les policiers utilisent du gaz lacrymogène à Calais pour empêcher les personnes de boire ou de dormir, ou que des migrants gèlent de froid dans les Alpes ou sous des tentes à Paris. En juin et en août 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a ordonné la création de douches, de sanitaires et de points d’eau à Calais et à Lille. Il faut donc un jugement en France pour avoir accès aux toilettes ou se laver même sans avoir la gale.
Pourtant, force est de constater qu’il y a moins de manifestations pour dénoncer les atteintes aux droits de l’homme que lors des années Sarkozy dont le « nouveau management public » de l’immigration irrégulière comme les quotas d’expulsion avaient mobilisé associations et collectifs citoyen tels RESF (Réseau éducation sans frontières) créé en 2004. Et on se souvient des mouvements pour les droits des travailleurs sans papiers via des grèves et des occupations notamment de 2006 à 2010. Au discours sécuritaire répondaient les mobilisations pour les droits de l’homme – et du travailleur.
Comme si le sens des mots se retournait comme un gant : sécuritaire et humanitaire devenant synonymes.
Aujourd’hui, beaucoup d’initiatives solidaires fleurissent mais il s’agit généralement d’une aide d’urgence ou d’accompagnement, des couvertures aux cours de français. Aux actions sécuritaires répond l’action humanitaire. Mais l’urgence humanitaire constitue un piège pour tous ceux qui veulent penser l’immigration, les mobilités transnationales et les frontières. Elle réduit la question migratoire à une affaire de logistique ; les migrants ne sont plus des individus avec un projet de vie mais de pauvres hères ; des visages pixellisés sans nom ni droit à l’image sur les chaînes d’infos, des prétextes à films ou œuvres d’art ; l’humanitaire déshumanise. Pour les migrants, c’est la double peine : plus ils sont mal traités, plus on oublie leur individualité, et leur capacité d’agir.
Nonobstant, l’aide d’urgence est ouvertement critiquée par le président et le ministre de l’Intérieur qui s’en prennent verbalement aux associations qui œuvrent dans le Calaisis ou judiciairement à ceux qui aident les migrants dans la vallée de la Roya. Et, en France comme en Europe, les autorités vont même jusqu’à justifier les actions policières par leur « humanisme » : c’est « pour leur bien », pour qu’ils ne se mettent pas en danger que les migrants sont bloqués et renvoyés. Comme si le sens des mots se retournait comme un gant : sécuritaire et humanitaire devenant synonymes. La ficelle rhétorique est un peu grosse mais soulignée depuis longtemps par des chercheurs, comme William Walters, s’inspirant des travaux de Michel Foucault.
Si l’on élargit la focale, les pratiques françaises se retrouvent dans celles des institutions européennes. Frontex, agence européenne qui organise des patrouilles militaires dans les mers au sud de l’Europe, accuse depuis longtemps les bateaux de sauvetage comme ceux de SOS Méditerranée de « faire le jeu des passeurs » et c’est à Paris le 2 juillet 2017 que les gouvernements français, italien et allemand ont voulu imposer un « code de conduite » aux neuf ONG présentes en Méditerranée en dénonçant leurs actions. Le renforcement des moyens de Frontex et sa promotion comme « corps européen des gardes- côtes » figurait d’ailleurs dans le programme d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle.
En ce qui concerne Schengen, le « Frexit » n’a pas eu besoin de Marine Le Pen pour devenir réalité.
C’est encore le président français qui veut créer des centres de tri, notamment au Niger, en utilisant la même rhétorique : trier les « happy few » qui peuvent prétendre déposer une demande d’asile en Europe, à l’OFPRA par exemple, et ceux qui seront invités ou contraints à rebrousser chemin, lesdits « migrants économiques ». Ces centres de tri, les « hotspots », existent déjà sous cette appellation depuis l’automne 2015 en Italie et en Grèce. Les conditions, notamment en Grèce, ont été étudiées tant par les chercheurs que les ONG : des préfabriqués entourés de fils barbelés où officient les agences européennes pour enregistrer les individus, des campements alentour, où vivent des personnes dont les vies sont suspendues, dans des conditions sanitaires inimaginables, et où se multiplient les actes de violence contre soi et les autres (mutilations, suicides, incendies, rixes). Et il neige à Lesbos en hiver, de nombreuses personnes y sont mortes de froid en 2017. C’est cet instrument d’action publique que l’État français espère reproduire. Il y a une cohérence parfaite entre ce que le gouvernement fait en France et souhaite développer au niveau européen.
Si la France est partie prenante des initiatives européennes, ce n’est pas non plus une « bonne élève ». De façon inédite, la France a rétabli les frontières intérieures de l’espace Schengen pendant plus de deux ans, et non les six mois prévus par le Traité. C’est le seul pays européen dans ce cas de figure. Les autres pays de l’UE ont annoncé la couleur en invoquant des flux migratoires « exceptionnels » mais la France a invoqué d’autres raisons (COP 21, risque terroriste) pour se justifier. En ce qui concerne Schengen, le « Frexit » n’a pas eu besoin de Marine Le Pen pour devenir réalité. La France n’a pas non plus accueilli 30 000 personnes depuis les pays de première arrivée, la Grèce et l’Italie, comme cela était prévu par le plan de relocalisation européen, plan qu’elle a pourtant approuvé en tant que membre de l’Union européenne à l’automne 2015 et qui a été validé par un arrêt de la Cour européenne de Justice en 2017 : seulement 4 278 migrants sont arrivés sur le territoire via ce programme, s’inquiétait la Commission européenne en septembre 2017. Pas de solidarité européenne donc. Les faits sont bien loin des discours du président Macron : le portrait officiel où il pose avec le drapeau de l’UE doit avoir, comme dans le roman d’Oscar Wilde dont Dorian Gray est le protagoniste, un double moins flatteur.
La politique actuelle, purement répressive et peu solidaire de nos partenaires européens, a peut-être surpris certains électeurs d’En Marche car elle ne figurait pas dans son programme, à l’exception de l’augmentation des gardes-côtes européens que nous avons évoquée. Elle a en tout cas interloqué certains de ses soutiens comme Jean Pisani-Ferry et quelques démocrates chrétiens ou libéraux-libertaires du centre qui n’opposent pas dans leur esprit libéralisme économique et libertés fondamentales ou devoir d’hospitalité. Dire que l’on va suivre un autre chemin que la droite d’en face avant l’élection et lui emboîter le pas après n’est pas une démarche habituelle. Je ne me réfère plus à Wilde mais à l’auteur de Macbeth : « look like the innocent flower, but be the serpent under it » (acte I, scène 5). Pourquoi avoir eu l’air bénin pour ensuite frapper sans compter ? Cela doit être très malin.
J’ai rencontré ces derniers mois de vieux briscards de la haute fonction publique. Ils commencent les entretiens par « Je suis chrétien » et citent le pape François sur les migrants comme pour s’auto-absoudre de la politique menée.
L’habit centriste ne fait pas le moine. En fait, nous avons déjà un exemple sous la Ve République d’un président « centriste », Valéry Giscard d’Estaing, qui a commandité une expulsion massive de migrants en début de mandat (35 000 Algériens). Il faut relire les chapitres de l’ouvrage de Patrick Weil, La France et ses étrangers, qui concernent cette période. Dans cet ancien monde, un certain nombre d’acteurs au sein de l’appareil d’État (fonctionnaires, conseillers d’État) sont parvenus à résister par tous les moyens légaux. Aidés en dehors par les acteurs du droit, avec par exemple les recours du GISTI, association d’aide juridique aux immigrés créée en 1972, qui comprenait des élèves de l’ENA.
Il n’est pas sûr qu’on assiste à une nouvelle fronde bureaucratique aujourd’hui contre le Giscard nouveau. La politique migratoire est concentrée au ministère de l’Intérieur. Le chef de cabinet du ministre Stéphane Frattaci a été l’un des artisans de cette mainmise lorsqu’il était secrétaire général du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire sous Sarkozy. J’ai bien rencontré ces derniers mois pour mes recherches de vieux briscards de la haute fonction publique. Ils commencent les entretiens par des phrases comme « Je suis chrétien » et citent le pape François sur les migrants comme pour s’auto-absoudre de la politique menée. Et que penser quand certains vous expliquent que, justement, lorsque Brice Hortefeux était ministre et que son ami-président parlait haut et fort, la politique était spectaculaire, mais qu’ils n’ont pas connu de consignes aussi dures que celles d’aujourd’hui ou des circulaires comme celles pour déloger les sans-papiers des centres d’hébergement d’urgence et des hôpitaux psychiatriques ?
En fait, les fonctionnaires comme les défenseurs des droits des migrants savent que les pratiques des gouvernements de droite et de gauche se ressemblent sur certains points, comme la « lutte contre l’immigration irrégulière ». C’est ce que montrent les chiffres des expulsions (reconduites à la frontière forcées) relativement stables sous les quinquennats Sarkozy et Hollande. Et, si l’on remonte plus loin, il n’y a pas seulement une continuité dans les pratiques policières mais dans les discours et les lois. Sur la question des sans-papiers, on ne revient pas en arrière : davantage de centres de rétention administrative (lieux de détention pour étrangers avant expulsion), des durées légales de détention toujours plus longues.
Depuis trente ans, les chercheurs ont mis en évidence la réalité d’un « policy gap », littéralement un écart entre ce que préconisent les dirigeants politiques et la mise en œuvre des politiques publiques.
En science politique, on parle d’« issue ownership » : les partis considèrent que certains enjeux font partie de leur identité et se sentent moins légitimes sur d’autres. Sur les questions ayant trait à l’ordre public, c’est plutôt la droite. Si l’immigration devient une question sécuritaire… on en revient à la « politique politicienne » en mode poker. La gestion policière des migrations appartient à la droite, la gauche doit renchérir car elle craint d’être taxée de laxiste. Elle mise gros sur des personnalités qui prennent l’air grave ou font les gros sourcils comme Jean-Pierre Chevènement dans les années 1990. Et on sait qui perd à la fin.
Quand Emmanuel Macron devient président, il est déjà acquis que les partis de gouvernement dénoncent les entrées et séjours irréguliers sur le territoire. Et de droite et de gauche, il a en fait une opportunité pour mettre fin à la surenchère. Il ne le fait pas. Au contraire. Et comme nous n’avons pas en France de réelle séparation des pouvoirs, et que nos institutions judiciaires administratives et constitutionnelles sont pour le moins exotiques, l’État de droit est fragile.
Depuis trente ans, les chercheurs américains puis européens ont mis en évidence en matière de migrations la réalité d’un « policy gap », littéralement un écart entre ce que préconisent les dirigeants politiques et la mise en œuvre des politiques publiques, et donc la réalité des flux. Les responsables politiques annoncent la volonté de maîtriser l’immigration voire de l’empêcher, de souhaiter un type d’immigration plutôt qu’un autre, l’immigration « choisie » de travailleurs qualifiés sous Sarkozy, les « vrais » réfugiés sous Macron. Mais les faits sont têtus : de nombreux titres de séjour sont octroyés à divers titres. Par exemple, en France, depuis des décennies, la grande majorité des titres de séjour octroyés relèvent du regroupement familial, à peine mentionné dans le communiqué de janvier 2018 du ministère de l’Intérieur sur les statistiques de l’immigration et absent des discours présidentiels.
Car l’action publique n’est pas que le seul produit d’injonctions du champ politique. Ceux qui la mettent en œuvre prennent également en compte l’intérêt des acteurs économiques, qui fluctuent dans le temps mais prônent souvent l’ouverture des frontières. Et, dans le cadre de démocraties libérales, le pouvoir exécutif doit « faire avec » la jurisprudence qui garantit les droits fondamentaux et l’État de droit qui l’encadrent. Nous sommes en présence d’une relation triangulaire entre politique, économie et droit. Un triangle qui peut se transformer en cercle vicieux.
Quand la parole politique promet « l’immigration zéro » ou ne vouloir que certaines catégories de migrants, elle omet de rappeler que l’action publique est aussi captive de milieux économiques et soumise à quelques contraintes juridiques. Cette hypocrisie n’est pas sans effets. Elle donne bien sûr du grain à moudre aux formations xénophobes et aux leaders populistes qui peuvent pointer le fossé (« gap ») entre annonce politique et nombre d’entrées ou de « reconduites » d’étrangers. Elle déresponsabilise les employeurs de travailleurs étrangers et délégitime les politiques d’accompagnement des nouveaux arrivants et l’intégration à plus long terme des populations installées sur notre sol. Après tout, ils ne sont pas censés être là et ne sont pas les bienvenus, pourquoi bien les traiter ?
La France n’est pas une maison, elle compte aujourd’hui plus de 66 millions d’habitants contre 47 millions en 1960. Et pourtant les frontières sont les mêmes.
Pour ne pas dire ce qu’est la réalité du cadre juridique et des dynamiques socioéconomiques des phénomènes migratoires telle que reflétée par les chiffres pourtant bien officiels des entrées sur le territoire, le politique discourt, et principalement pour affirmer qu’il faut contrôler l’immigration. Certaines métaphores controuvées et raisonnements sophistiques traversent le temps. J’en donnerai deux exemples.
Le « seuil de tolérance », notion qui date aux moins des années 1970, est presque supplantée par la métaphore du « seuil limite ». La maison France a un nombre de chambres et de lits limités. Richard Ferrand, chef du groupe LREM à l’Assemblée déclarait ainsi en décembre 2017, « il faut mieux accueillir et mieux intégrer pour faire mieux vivre le droit d’asile. Et il faut que les personnes qui ne peuvent y prétendre soient reconduites à la frontière plus rapidement ». Pour un réfugié accueilli, un débouté reconduit. Il y aurait donc un nombre de places limité et que l’on ne peut inter-échanger. La France n’est pas une maison et elle compte aujourd’hui plus de 66 millions d’habitants alors qu’elle n’en comptait que 47 millions en 1960. Et pourtant les frontières sont les mêmes ; on n’a pas repoussé les murs. C’est une analogie fallacieuse et il n’est pas besoin d’être spécialiste de l’immigration pour s’en rendre compte.
Quant aux syllogismes, aux vices de raisonnement, nous les avons en fait déjà évoqués : « les migrants ont recours aux passeurs, les passeurs sont des criminels, donc les migrants sont des criminels », et son corollaire « ceux qui aident les migrants sont des passeurs criminels, les associations aident les migrants donc les associations sont des criminels ». Ces figures de rhétorique qui brouillent les faits, et embrouillent les électeurs renforcent le « policy gap » et surtout l’argumentaire des populistes.
Migrant économique est un terme « politiquement correct » qui masque une vision bichrome de la question migratoire.
En ligne de mire dans les déclarations du président Macron, les « migrants économiques ». Ce terme ne renvoie pas à l’immigration professionnelle (environ 10 % des nouveaux titres de séjour octroyés l’an dernier). Un migrant économique, si l’on lit entre les lignes, est un migrant qui vient d’un pays en développement, notamment un ressortissant d’un pays africain, et qui n’obtiendra pas l’asile. C’est un terme « politiquement correct » qui masque une vision bichrome de la question migratoire. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est encore un « gap », un décalage entre ce qui est dit et fait, ce qui est annoncé et ce que l’on sait, ici en l’occurrence sur les dynamiques migratoires.
Depuis le sommet européen de Tampere en 1999, l’Union européenne a adopté une « stratégie globale des migrations » qui s’appuie sur la coopération des États d’où partent les migrants ou y passent un moment. L’objectif est d’empêcher les migrations subsahariennes et de renvoyer les indésirables plus facilement, et parmi les divers moyens employés figure « l’aide au développement ». L’expression « migration et développement » est ainsi un terme utilisé depuis longtemps pour désigner en réalité des tractations longues et complexes, avec des méthodes peu glorieuses et des résultats très maigres, entre pays du nord et du sud de la Méditerranée.
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, plusieurs rencontres multilatérales et sommets euro-africains donnent un autre sens à ce lien : il suffirait que les pays africains se développent pour que leurs ressortissants ne souhaitent plus émigrer. On éviterait ainsi les tentatives de ceux ou celles souhaitant rejoindre l’Europe par des voies dangereuses. Après le reportage de CNN sur les marchés d’esclave en Lybie, au sommet euro-africain du 29-30 novembre 2017 à Abidjan, c’est le chef d’État hôte Alassane Ouattara qui résume cette idée en s’adressant à la « jeunesse » : « Nous devons tout mettre en œuvre pour votre épanouissement sur notre continent […] Je vous invite à avoir foi dans l’avenir et ne pas vous lancer à l’aventure au péril de vos vies. »
Cet argument a été battu en brèche depuis vingt ou trente ans par de grandes organisations internationales dont est membre la France. De la Banque mondiale à l’OCDE, tout le monde s’accorde pour penser que les migrations accompagnent le développement et que ce dernier ne les empêche pas. Par ailleurs, toutes les données dont nous disposons montrent que la focalisation sur les migrations entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe est certes obsessionnelle mais ne reflète pas les grandes tendances des mobilités internationales : l’importance des migrations Sud-Sud y compris en Afrique et la diversification des nationalités des migrants arrivant en Europe. L’immigration Sud-Sud c’est 36 % des flux mondiaux en 2017, et 80 % des migrations en Afrique sont intracontinentales en 2017.
De la Banque mondiale à l’OCDE, tout le monde s’accorde pour penser que les migrations accompagnent le développement et que ce dernier ne les empêche pas.
Quoi qu’il en soit, aucune théorie des migrations ne valide l’argumentaire selon laquelle les aides publiques au développement empêchent les migrations. Pour les micro-économistes, la décision résulte d’un calcul rationnel entre coûts et bénéfices. Si un individu pense qu’il a les capacités d’obtenir une meilleure rémunération dans un autre pays à moyen terme, qui contrebalancera les coûts induits à court terme (risques du voyage, temps d’adaptation à l’arrivée), il partira. Et dans les faits, ce sont souvent les plus éduqués qui prennent ce risque calculé et crée le phénomène de « la fuite des cerveaux » des pays en développement aux pays développés, et quelques millions d’aide au développement ne l’enrayeront pas.
Les économistes du travail comme Oded Stark qui considèrent que la décision de migrer s’opère à l’échelle des ménages prédisent également que, dans des pays où il n’y a pas d’assurance contre les aléas de la vie, par exemple une mauvaise récolte dans les milieux ruraux, là encore envoyer un membre de la famille à l’étranger est une forme de diversification des risques ; celui qui est parti pourra servir d’assurance au cas où. Étant donné l’instabilité géopolitique et climatique dans certaines régions d’Afrique notamment, le potentiel migratoire est important.
N’oublions pas par ailleurs, comme le rappelle l’anthropologue Saskia Sassen dans son ouvrage Expulsions (2016), qu’à l’origine des processus de grande précarité dans certaines zones d’émigration, où il y a eu expropriation des terres, déplacements forcés, guerre civile ou terrorisme, on trouve des investissements étrangers avec la bénédiction des dirigeants politiques africains, notamment dans le cadre de l’exploitation minière. Pour prendre un exemple français, on pourrait citer les conséquences pour les Touaregs de l’exploitation de l’uranium au Niger par Areva, quand le premier ministre Édouard Philipe y travaillait encore en 2008. Investir en Afrique, ce n’est pas forcément investir dans le développement ou décourager l’émigration.
Certains élus LREM n’avaient pas anticipé le caractère répressif de la politique du gouvernement après l’élection de leur champion.
Et pour finir sur cette question, économistes et sociologues, une fois n’est pas coutume, s’accordent pour souligner l’apport de la mobilité internationale pour le développement. Les économistes se sont surtout focalisés sur les transferts d’argent vers les pays origine des migrants et dans une moindre mesure les transferts technologiques quantifiables. Pour eux, ces « remittances » ne sont pas l’alpha et l’omega et ont des effets pervers mais leur ampleur est trois fois supérieure à l’aide internationale, organismes publics et Bill et Melinda Gates compris : d’après la Banque mondiale, 600 milliards par an en 2017 dont 440 vers les pays en développement. Elles échappent largement aux gouvernements et ont un rôle spécifique (projets éducatifs, microcrédit, aide à la création d’activités économiques locales). Les études qualitatives insistent sur les échanges d’idées, de valeurs, de savoir-faire dont les réseaux transnationaux de migrants sont les vecteurs, qui peuvent participer à la transformation des sociétés d’origine, une forme d’« empowerment » par l’exemple.
Certains élus LREM n’avaient pas anticipé le caractère répressif de la politique du gouvernement après l’élection de leur champion ; après tout, ce n’était pas au programme de leur mouvement. Certains ont signé une tribune dans Le Monde le 1er février 2018 pour insister sur la nécessité d’aider davantage les pays africains. Il s’agit, nous l’avons vu, d’une façon erronée d’aborder la question migratoire, même si elle peut donner bonne conscience à certains « marcheurs » un peu déboussolés. Les déclarations récentes d’Emmanuel Macron suggèrent d’ailleurs qu’il a choisi une autre option pour les citoyens africains qui veulent venir en Europe. À Ouagadougou en novembre 2017, il a affirmé qu’il était « indispensable d’œuvrer à leur retour et d’aider à cet égard l’Organisation internationale pour les migrations. La France a commencé à faire ce travail en lien étroit avec les autorités tchadienne et nigérienne ». Un centre de tri des migrants est amené à se développer à Agadez au Niger, déplaçant la frontière de l’UE et de la France au sud de la Lybie.
La volonté actuelle de réduire l’immigration s’appuie sur deux affirmations qui ne sont pas nouvelles : l’État peut « maîtriser » les flux migratoires dans les démocraties libérales européennes ; la France peut empêcher les départs vers l’Europe en monnayant avec les pays de l’ancien espace colonial. Ce sentiment de toute-puissance est inquiétant. Il n’est pas seulement irréaliste, il repose sur une vision réactionnaire, d’avant l’institutionnalisation des droits de l’homme, d’avant l’émergence du Sud. Elle ne prend en aucun compte les dynamiques des mobilités transnationales.