Allemagne

La République de Berlin implose‑t‑elle ?

Politologue

Le SPD participera-t-il à la grande coalition que ses dirigeants ont négociée avec la chancelière Angela Merkel ? Les membres du parti social-démocrate étaient appelés à se prononcer dans un contexte d’instabilité politique et de tension extrême. La politique allemande n’échappe pas à l’explosion des systèmes traditionnels constatée un peu partout en Europe, même si des logiques propres sont ici à l’œuvre.

Une fois n’est pas coutume, l’Allemagne se donne en spectacle. Une campagne électorale courte, atone, pour ne pas dire de facto inexistante – à l’extrême opposé de ce que la France a vécu avant la victoire d’Emmanuel Macron – a débouché sur une succession de drames post-électoraux au terme desquels l’Allemagne sera dotée, six mois après les élections et seulement si les militants du SPD le veulent bien, d’une coalition sans doute fragilisée et contestée. Une coalition sur laquelle va planer l’inconnue de la fin de règne d’Angela Merkel. En d’autres termes, la République fédérale, le symbole même de la  stabilité,  coutumière de chanceliers qui durent et championne des coalitions centristes imprégnées du compromis « à l’allemande », vacille. Pourquoi cette fièvre soudaine alors que le plein emploi est de retour et que la machine économique tourne à plein régime ? Et jusqu’où la crise ira-t-elle ?

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Si l’Allemagne peine à se doter d’un gouvernement, c’est tout d’abord en raison des résultats électoraux du 24 septembre. Avec 32,9 % pour la CDU-CSU et 20,5 % pour le SPD, les deux partis qui ont formé la « grande coalition » de 2013-2017 ne représentent plus que 53 % de l’électorat. L’érosion est considérable et à la hauteur des secousses qui frappent le pays. Car les deux partis ont encore représenté trois électeurs sur quatre il y a à peine douze ans, lorsqu’Angela Merkel entame son premier mandat. La chute est particulièrement sensible chez les sociaux-démocrates qui avaient emporté les élections il y a vingt ans avec 40,9 %. En 2005 ils se retrouvent à 34,2 %. Les derniers sondages les créditent de 15 à 16 %, soit légèrement en dessous du parti d’extrême-droite AfD qui poursuit sa progression et qui s’apprête à devenir le deuxième parti d’Allemagne (le premier dans l’ex-RDA). La crise du SPD s’inscrit certes dans celle des autres partis socialistes d’Europe, à l’exception notable du Labour britannique. Mais les raisons du déclin sont aussi, voire surtout dues à des facteurs internes.

Le SPD a trahi les principes de justice sociale et de redistribution des richesses qui forment depuis toujours l’ossature idéologique du parti.

Le SPD porte encore les stigmates des lois sociales votées sous l’ancien gouvernement Schröder (donc l’ex-chancelier SPD au pouvoir entre 1998 et 2005). Ces dernières ont certes permis à l’Allemagne de renouer avec la croissance et le plein emploi. Mais elles ont aussi accentué la précarité, le clivage entre les parties est et ouest de l’Allemagne et trahi surtout les principes de justice sociale et de redistribution des richesses qui forment depuis toujours l’ossature idéologique du SPD. Ce dernier n’a donc cessé de perdre des électeurs au profit du parti d’extrême-gauche de « Die Linke » qui a obtenu 9,2 % des voix en 2017 et même de l’AfD (12,6 %). La perspective de former une nouvelle fois une coalition avec la CDU n’a donc rien de réjouissant pour les sociaux-démocrates qui anticipent en toute logique la poursuite de la descente aux enfers électorale sous un gouvernement Merkel IV où il ne leur sera pas possible de corriger le tir des années Schröder sur le plan social.

A cela s’ajoutent les incohérences propres au SPD. Une campagne électorale mal préparée et bâclée, un candidat à la chancellerie venu de Bruxelles sans attaches ni structures de soutien ni connaissances à Berlin, puis un triumvirat de « leaders », formé par Sigmar Gabriel, Martin Schulz et Andrea Nahles, au sein duquel l’antipathie mutuelle et l’art des coups bas ont régné en maître – une faute politique grave en Allemagne où l’harmonie affichée est une vertu. Enfin, une cacophonie sans pareil en guise de réaction aux résultats électoraux. Durant la campagne électorale, Martin Schulz n’a cessé d’affirmer que jamais il ne sera ministre « sous » Angela Merkel, ce qui ne l’a pas empêché de réclamer pour lui le portefeuille de ministre des Affaires étrangères sous la même Angela Merkel quelques semaines plus tard.

Rappelons aussi que Schulz, pour obtenir ce prestigieux portefeuille, a proposé à Angela Nahles de lui céder la présidence du SPD (les deux fonctions étant en effet difficilement conciliable), alors que le parti l’avait élu à sa tête il y a à peine un an avec 100 % des voix ! Traiter ainsi la confiance des militants n’a pas été du goût de tous. D’où la sortie de piste politique de Schulz qui a in fine perdu sur tous les fronts. Il ne sera pas ministre et n’est plus à la tête du SPD. La crédibilité sociale-démocrate en a par ailleurs d’autant plus souffert qu’avant les élections et surtout le soir même du 24 septembre, ses responsables ont tous affirmé ne plus gouverner avec la CDU d’Angela Merkel. Or c’est bien avec cette dernière que le SPD a conclu un accord de gouvernement en février, que les militants sont priés de valider sans doute bien malgré eux…

On reproche à Angela Merkel d’avoir « centré » son discours et sa politique à tel point que le profil conservateur de la CDU serait devenu méconnaissable.

Les choses ne sont pas tellement plus claires au sein du parti d’Angela Merkel. Certes, avec 32,9 %, la CDU-CSU a eu une avance de 12 points sur le SPD (en 2005, les deux partis étaient encore au coude à coude). Il ne sera donc pas possible de former un gouvernement contre les Chrétiens-Démocrates. Ces derniers ont d’ailleurs eu en 2017 un score assez proche de ceux des élections de 2005 et 2009, ce qui traduit une usure somme toute assez limitée pour un parti au pouvoir depuis 12 ans. Et force est aussi de constater que les taux de popularité d’Angela Merkel sont restés élevés et n’expriment, malgré les critiques à l’égard de sa politique migratoire, aucun mouvement de rejet massif, comparable à celui qu’ont connu Nicolas Sarkozy ou François Hollande durant ou à la fin de leur mandat.  D’où la déclaration d’Angela Merkel au soir des élections du 24 septembre, où elle n’a laissé planer aucun doute quant à son intention de rester à la tête de son parti et de se représenter devant les députés du Bundestag pour briguer un quatrième mandat. Même en cas d’élections anticipées, Angela Merkel comptait mener son parti de nouveau dans la bataille.

La chancelière est pourtant sortie affaiblie des élections. On lui reproche d’abord d’avoir « centré » son discours et sa politique à tel point que le profil conservateur du parti chrétien-démocrate serait devenu méconnaissable. En « ouvrant les frontières aux réfugiés », en acceptant le mariage pour tous et la sortie du nucléaire, la chancelière aurait délibérément délaissé l’électorat de droite de la CDU pour mieux capter celui du centre – tout en ouvrant un boulevard à l’AfD qui a presque triplé son score par rapport à 2013. Avoir permis à un parti d’extrême-droite de s’implanter durablement dans le paysage politique allemand est le principal reproche adressé à la chancelière aujourd’hui. En plus de celui qui consiste à la rendre responsable de l’échec de la politique migratoire qui aurait largement dépassé les capacités d’accueil de l’Allemagne et contribué à la percée de l’extrême-droite.

D’où les appels de plus en plus nombreux de responsables chrétiens-démocrates exigeant tantôt une stratégie mettant le cap à droite (qui aurait toutefois torpillé l’accord avec le SPD), tantôt une ouverture des instances dirigeantes du parti aux représentants de la droite conservatrice de la CDU, comme Jens Spahn qui ne cesse de critiquer la politique de la chancelière afin de se mettre en position de candidat à sa succession en vue de son éventuel départ. D’autres tentent, en vain pour l’instant, de la convaincre de renoncer au moins à la présidence de la CDU (qu’elle occupe depuis 2002) afin de préparer le terrain à sa succession soit au terme de son nouveau mandat, soit même à mi-mandat en 2019.

L’expérience a montré qu’il ne faut pas enterrer la chancelière trop vite, ni sous-estimer sa capacité de résilience.

La pression qui s’exerce sur la chancelière s’est encore accentuée en février à l’issue des négociations avec le SPD. Ce dernier, bien que déchiré et en position de faiblesse, a su dicter ses conditions à la chancelière pour entrer au gouvernement. Le contrat de coalition a repris une large partie des exigences des sociaux-démocrates et ces derniers ont obtenu les ministères les plus prestigieux, notamment celui des finances que Wolfgang Schäuble a su si bien dominer pendant huit ans. La perte de ce ministère constitue sans doute une pilule amère pour la CDU. Mais pour Angela Merkel, il sera plus facile de répondre aux propositions d’Emmanuel Macron en étant secondée par un ministre des finances issu du parti social-démocrate (et pro-européen comme Olaf Scholz) et non pas des milieux néoconservateurs de la CDU…

Enfin, l’expérience a montré qu’il ne faut pas enterrer la chancelière trop vite, ni sous-estimer sa capacité de résilience. En témoigne sa décision récente de nommer au poste de secrétaire général de la CDU la ministre présidente de la Sarre, Annegret Kramp-Karrenbauer. Placée à un poste central du parti, cette dernière pourra satisfaire la volonté de renouvellement générationnel que revendiquent les ténors de la CDU. Mais c’est aussi une proche de la chancelière, avec un profil libéral, pro-européen et même pro-français. Le moment venu, elle ne reniera pas l’héritage centriste d’Angela Merkel qui n’entend pas se laisser dicter les conditions et le calendrier de son départ. Et encore moins le nom de son successeur.

Si son maintien à la chancellerie, du moins pendant un temps encore, constitue un élément de continuité, les lignes bougent. À terme, l’instabilité guette la République de Berlin. Cette dernière compte maintenant six partis au Bundestag dont les écarts se resserrent. Et si on tient compte des lignes de clivages croissants entre la CDU et sa branche bavaroise (CSU) qui se situe bien plus à droite de l’échiquier politique, l’Allemagne compte de facto même sept partis à l’échelle parlementaire. Avec son système proportionnel mixte, la République fédérale connaîtra des difficultés croissantes de former des majorités gouvernementales stables. Les sondages actuels ne donnent d’ailleurs même plus de majorité à la dite « grande coalition » en cas d’élections anticipées. Des coalitions à trois, voire à quatre (si on compte la CDU-CSU pour deux) deviendront la règle.

Les extrêmes augmentent en puissance dans un contexte marqué par le combat qui oppose les défenseurs du globalisme et de l’ouverture sur l’Europe aux partisans de l’identité nationale et de la « mère-patrie ».

Or, deux partis au Bundestag s’extraient d’eux-mêmes du jeu politique : l’extrême-gauche rejette toute coalition avec le SPD (et vice-versa) et une coalition avec l’AfD est inconcevable. Cette dernière ne le souhaite pas non plus d’ailleurs, car elle mise sur l’implosion du système politique hérité de l’ancienne RFA. Les libéraux du FDP, qui furent pendant de longues décennies membres de diverses coalitions avec la CDU-CSU ou bien le SPD, se montrent aussi réfractaires à la discipline collective d’une coalition – l’échec des pourparlers en vue d’une coalition dite « jamaïcaine » en fut l’expression la pus évidente. Forts des 10,7 % obtenus le 24 septembre, les libéraux de Christian Lindner se sont engagés dans une voie de plus en national-libérale et eurosceptique, ce qui les rapproche de plus en plus du FPÖ autrichien, voire même de l’AfD et ce qui les éloigne aussi des partis dits républicains.

Restent les Verts, avec 8,9 % le plus petit parti au Parlement. Ouvert au SPD comme à la CDU, il représente la voie de secours par excellence pour former des majorités dans le futur. Mais gouverner avec les Verts – parti qui draine les votes des milieux intellectuels urbains aisés – ne permettra pas à la CDU de satisfaire l’électorat conservateur, ni au SPD de renouer avec sa base ouvrière à gauche. Or les deux partis, par réflexe de survie, éprouvent de plus en plus le besoin de renouer avec leurs racines idéologiques et programmatiques, une mission impossible dans le contexte d’une « grande coalition » qui fait sans cesse appel au pragmatisme, au compromis et à une certaine forme de renoncement. Ce qui ne peut que renforcer les extrêmes qui augmentent en puissance dans un contexte marqué non seulement par un retour du clivage droite-gauche, mais surtout par un combat d’idées qui surplombe et accentue ce clivage : celui qui oppose les défenseurs du globalisme et de l’ouverture sur l’Europe aux partisans de l’identité nationale et de la « mère-patrie ».

Aiguisée par la double crise des réfugiés et de la zone euro, la compétition entre ces deux visions du monde est féroce et elle traverse la société allemande dans son ensemble tout en divisant sa classe politique. Profondément.


Hans Stark

Politologue, Secrétaire général du Cerfa, professeur de civilisation allemande contemporaine à l'université Paris-Sorbonne