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La France ne peut conserver toutes les beautés du monde

Historienne de l'Art

Il semble aujourd’hui plus facile de renvoyer des immigrés clandestins que de restituer des œuvres d’art. Le parallèle peut sembler hasardeux, il se révèle en fait un puissant outil d’analyse si l’on se place sur le plan du droit et non de la morale. Exercice de comparaison de deux politiques du président Macron emblématiques de la nouvelle relation qu’il entend nouer avec l’Afrique.

La célèbre phrase de Michel Rocard quant à l’impossibilité d’accueillir toute la misère du monde, prononcée à la fin de l’année 1989 alors qu’il était Premier ministre, a inspiré, après beaucoup d’autres responsables politiques depuis près de 30 ans, Emmanuel Macron qui l’a cité explicitement en marge d’une visite d’un centre parisien des Restos du cœur le 21 novembre 2017. Exactement une semaine plus tard, sur ce qui pourrait apparaître comme un tout autre sujet, et sur un autre continent, le président Macron prononçait un discours programmatique devant les étudiants de Ouagadougou dans lequel il s’engageait à ce que « d’ici à cinq ans [le temps de son mandat, donc] les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ».

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Cette courte séquence politique invite à lire ces deux prises de parole à l’aune l’une de l’autre, d’autant que le président de la République vient de nommer deux experts, les universitaires Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, qui se voient donc confier la mission délicate de faire des préconisations concrètes d’ici le mois de novembre prochain pour la restitution du patrimoine africain.

Non seulement il est temps de s’interroger, mais il est aussi désormais possible de remédier à cette asymétrie patrimoniale qui entretient la blessure de la colonisation.

D’une grande importance, non pas seulement symbolique, ce projet est censé ouvrir une nouvelle page des relations entre la France et un certain nombre de pays d’Afrique à l’instar du Bénin, du Mali, du Sénégal… dont les objets rituels ont été parmi ceux que les Français (militaires, missionnaires, anthropologues…) ont acquis dans des circonstances coloniales brutales qui troublent la légitimité de leur présence, même magnifiée, dans les collections de nos musées. Que la transaction ayant présidé à leur acquisition ait été monnayée, ou pas, qu’elle ait été engagée dans de bonnes intentions, ou pas, comme l’écrivait Michel Leiris : « entre Dakar et Djibouti, en usant de moyens que, moins sûrs d’agir pour la bonne cause, nous aurions condamnés », le temps est venu de s’interroger sur ces trophées exhibés dans les musées, même quand ceux-ci ont été édifiés au nom de l’amour de l’art et de l’Afrique. Non seulement, il est temps de s’interroger mais il est désormais possible de « remédier » (ce sont les termes mêmes d’Emmanuel Macron) à cette asymétrie patrimoniale qui entretient la blessure de la colonisation. Aussi, le projet de restitution de ces biens mal acquis (!) devrait permettre de donner, enfin, une réponse appropriée à des négociations et des exigences légitimes de la part de plusieurs États africains, et à la hauteur de ce qu’elles charrient de l’histoire de France, de l’histoire de la vallée du Niger et plus globalement de l’Afrique occidentale.

À l’aune de ce changement remarquable de la politique étrangère française, il est apparu que la rareté et la lenteur avec lesquelles les restitutions des objets avaient été traitées depuis les années 1970 – l’UNESCO faisait alors ses premières recommandations dans le sens du retour dans les pays d’origine des patrimoines spoliés – étaient à peu près inversement proportionnelles à la vélocité avec laquelle les discours politiques, le pragmatisme juridique et le zèle administratif avaient organisé, depuis le milieu des années 1980, sur l’initiative du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, le retour, non pas des objets, mais des êtres humains venus eux aussi pour beaucoup de la vallée du Niger.

On peut mettre l’avenir des œuvres d’art africain conservées dans les musées français à l’épreuve de quelques grands principes de la politique migratoire de la France des dernières décennies.

Ce croisement paradoxal de l’histoire des hommes et de l’histoire des objets peut-il être révisé, et peut-on profiter de l’expertise acquise dans le domaine de l’humain – car il s’agit, tristement, d’un arsenal d’expert sur le plan moral et politique – pour l’appliquer aux objets ? En effet, l’effacement des frontières françaises pour les hommes et les femmes que l’on destine, malgré eux, au retour, devrait être possible aussi pour les objets – et logiquement avec plus de souplesse encore. Aussi, peut-on mettre l’avenir des œuvres d’art africain conservées dans les musées français à l’épreuve de quelques grands principes de la politique migratoire de la France des dernières décennies. Loin d’être un exercice de style, c’est une jauge à laquelle la séquence macronienne de la fin du mois de novembre 2017 nous a invités, mais c’est aussi une confrontation théorique depuis laquelle se reconfigure le sens des productions symboliques dans les sociétés humaines, et peut-être même, depuis laquelle l’histoire de l’art peut se redéfinir, se renforcer, comme science sociale.

La première objection brandie par les opposants aux restitutions est celle du caractère inaliénable des objets conservés dans les collections françaises, mesure de protection indispensable à l’intégrité physique des pièces sur la longue durée et à leur fortune publique au-delà des goûts, des modes qui sont par définition éphémères. Or, il devrait être possible de bouger a minima la notion d’inaliénabilité : d’abord, pour qu’elle puisse remplir cette fonction première de protection des objets contre les dangers de l’histoire ; ensuite, pour qu’elle puisse s’étendre à une forme de propriété hors les murs et partagée avec les institutions patrimoniales du Bénin, du Mali, du Sénégal… Il en irait dès lors d’une définition renouvelée de l’inaliénabilité, compatible avec la restitution négociée des objets, qui reposerait elle-même, de fait, sur une forme postcoloniale de copropriété. En effet, pour sortir de cette, très relative, impasse juridique, il suffit de conditionner – comme le fait le droit de séjour des étrangers sur le territoire national – l’application pleine et entière du principe d’inaliénabilité stricte aux objets dont les modalités d’entrée dans les collections sont transparentes, légales et parfaitement légitimes. C’est d’ailleurs, à l’heure actuelle, le principe qui anime les programmes de recherche sur la provenance des œuvres acquises pendant la seconde guerre mondiale dans les plus grands musées du monde, à l’instar du Metropolitan Museum de New York ou des musées royaux des beaux-arts de Belgique.

Autrement dit, le principe d’inaliénabilité ne peut plus primer sur celui de spoliation dans le statut de l’objet de collection. Les modalités douteuses d’entrée dans les collections françaises doivent désormais systématiquement ouvrir à un aménagement de ce principe, ce qui pourrait se concrétiser par la copropriété dans le sens de co-responsabilité morale et financière sur la longue durée. Les soins de conservation et de restauration pouvant être partagés entre les deux États propriétaires.

La politique migratoire de la France, et même de l’Europe, prévoit le droit de vivre en famille et par conséquent autorise l’immigration dans le cadre du regroupement familial, c’est-à-dire le droit pour un individu installé en France de reconstituer, à la portion congrue, son milieu, en faisant venir sa famille : sa femme ou son époux et ses enfants. La notion de famille, dans le droit des étrangers, n’étant pas indéfiniment extensible. Aussi, dans une analogie renversée, peut-on envisager dans quelle mesure les objets ont un droit de re-naturalisation, un droit élémentaire de rentrer dans leur territoire d’origine, celui où leurs vertus spirituelles et esthétiques sont encore vivantes ou bien, à tout le moins, où la mémoire de celles-ci – des deux dimensions de l’objet – est encore vive parce qu’elle s’inscrit dans un continuum culturel, dans une histoire locale qui n’ignore pas la fonction rituelle. Sous cet angle, le musée parisien s’avère certes le protecteur de l’intégrité physique des pièces mais aussi l’institution qui ampute l’objet en neutralisant sa dimension spirituelle, si bien qu’au titre de l’étrangeté institutionnelle (la muséographie versus le dispositif rituel) et de la nécessaire prise en charge des objets par la communauté héritière des fidèles, on peut invoquer le droit à l’intégrité morale au même titre que celui à l’intégrité physique. D’ailleurs, une grande figure des musées africains, Alexandre Adandé (1912-1993), écrivait dès avant les indépendances, dans un article de 1951 intitulé « L’impérieuse nécessité des musées africains », qu’il faut « admettre que les études de ce continent ne peuvent se faire efficacement et avec le maximum d’utilité qu’en Afrique même. »

Ce milieu d’adoption qu’est le musée français doit pouvoir perdurer dans la vie de l’objet via des collaborations de longue durée avec les propriétaires rétablis, mais aussi mettre en partage l’expertise matérielle et scientifique acquise dans le soin porté à l’objet.

La politique du retour est l’encouragement pratique et matériel prévu pour les étrangers en situation irrégulière (souvent à l’issue de la non-obtention du statut de réfugié) qui acceptent de rentrer dans leurs pays d’origine. Appliquée au domaine des objets d’art, cette politique du retour s’appuierait évidemment sur l’ensemble des institutions et des acteurs de la sauvegarde du patrimoine local, et notamment sur les musées, dont les premières formes – coloniales, s’entend – remontent à celui de Saint-Louis du Sénégal (1863-1869) mais qui, après plusieurs tentatives plus ou moins abouties, se sont considérablement développées et multipliés depuis l’appel d’Adandé en 1951 dans la revue Présence Africaine. De ce même point de vue du retour, les pratiques numériques s’avèrent un nouveau terrain à investir car elles peuvent certainement offrir une voie, à mettre au compte du retour virtuel d’une partie des objets et de leur documentation attenante. D’ailleurs, il suffirait, pour commencer, de renforcer les moyens alloués aux chercheurs africanistes qui développent depuis des années ces ressources précieuses en collaboration étroite avec les chercheurs africains, notamment à l’Institut des Mondes Africains.

Il est sans aucun doute deux dimensions majeures à l’accomplissement d’une telle politique de restitution : c’est bien sûr de rendre, littéralement, un certain nombre d’objets réclamés par les états africains mais aussi de rendre accessibles ceux qui resteront dans les musées français, et les études et travaux correspondants accumulés depuis un siècle. Le retour de l’objet ne peut s’entendre, une fois encore, dans une rupture violente avec un milieu, dans un nouvel arrachement à ce milieu, certes, d’adoption forcée mais qui est néanmoins une patine désormais indissociable de l’œuvre elle-même. Aussi, ce milieu d’adoption qu’est le musée français doit pouvoir perdurer dans la vie de l’objet via des collaborations de longue durée avec les propriétaires rétablis, mais aussi mettre en partage l’expertise matérielle et scientifique acquise dans le soin, désormais presque centenaire, porté à l’objet. Dans ce sens, il faut renforcer les leviers institutionnels de collaboration et les bourses d’études pour les étudiants et chercheurs africains, qui existent déjà dans les institutions culturelles et de recherche françaises, mais qui doivent être multipliés et fléchés dans le cadre de ce grand projet. Le volet accessibilité devra donc prévoir un double droit de visite, celui des chercheurs africains en France mais aussi celui des objets en Afrique sous la forme d’expositions itinérantes à l’image de Vallées du Niger, présentée en 1993 au musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (musée aujourd’hui disparu…) mais qui avait ensuite circulé dans plusieurs institutions d’Afrique, au Mali, au Burkina Faso, au Nigéria, en Mauritanie, en Guinée et au Niger de 1994 à 1998.

Emmanuel Macron a donc décidé, dans un même mouvement, de durcir la politique migratoire de la France et d’ouvrir un chantier de restitutions des objets d’art africains. Le second ne doit être ni l’alibi ni le cache-sexe du premier car il n’y a pas de posture postcoloniale qui ne vaille que pour les productions symboliques. Cependant, ce premier pas, encore timide il est vrai puisque la mission des deux experts, étrangers au monde des musées, est de fournir un rapport préliminaire avec des recommandations, en est néanmoins un qui peut conduire à une réévaluation des échanges, de toutes natures, entre la France et un certain nombre de pays d’Afrique de l’Ouest.


Anne Lafont

Historienne de l'Art, Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

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