Qu’est-ce qu’un Parlement « efficace » ?

Historien

Interrogé au micro d’Europe 1 sur la future réforme institutionnelle, le président de l’Assemblée nationale François de Rugy a réaffirmé lundi son « obsession » : l’efficacité du parlement. Mais quelles sont vraiment les causes de l’impuissance parlementaire, qui amène certains à relever son inutilité ? L’enjeu est de taille pour rétablir l’équilibre entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.

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« Efficacité » est le mot qui revient le plus souvent aujourd’hui lorsque l’Exécutif tente de justifier ses projets de réforme institutionnelle. Le mot est d’ailleurs surtout associé à la refonte du Parlement et de son « travail », probablement parce que le Parlement est considéré comme l’institution la plus archaïque et la moins facile à remettre en état de « marche ». « La procédure parlementaire doit être plus efficace et plus rapide » disait déjà Emmanuel Macron dans son programme de campagne du printemps 2017. « Redonner du sens et de l’efficacité au débat parlementaire » annonce de son côté Édouard Philippe en ce mois de mars 2018.

L’idée est donc assez simple : le Parlement sera plus efficace si le nombre de parlementaires diminue, il travaillera mieux si le nombre des amendements est régulé et même sévèrement encadré. S’en prendre ainsi à la fameuse obstruction parlementaire et à ses « pluies » d’amendement ne manque pas d’habileté. Car personne ne peut nier la réalité et même la gravité du problème. N’est-on pas passé d’une moyenne de 4 000 à 5 000 amendements par législature dans les années 1960 à 10 000 dans les années 1970, puis entre  40 000 et 50 000 dans les années 1980 et 1990 avant d’atteindre les sommets faramineux de plus de 240 000 pour la législature 2002-2007 ? Ici – cela correspondait au quinquennat Chirac ‑ le seul examen de la loi de privatisation de GDF avait engendré la somme de 137 000 amendements (2006), un record jamais égalé depuis. Un frein a été mis à cette obstruction en 2008-2009 avec l’adoption de la technique du « temps législatif programmé ». L’Assemblée peut fixer d’avance un quota sur le nombre d’heures de débat consacré à un projet de loi ce qui limite de facto le temps consacré aux amendements. Mais le problème demeure : on compte encore 115 200 amendements pour la législature du quinquennat Hollande. D’où l’objectif d’aller encore plus loin dans la « régulation » du travail parlementaire. Toujours dans cette perspective d’une plus grande « efficacité ».

Sur la pression de l’Exécutif, le Législatif a de plus en plus de mal à tirer son épingle du jeu pour impacter la confection des lois et à travers elle l’ensemble de l’action publique.

Les annonces de l’Exécutif ont au moins le mérite de poser une bonne question : qu’est-ce que peut être un Parlement « efficace » dans un contexte où le modèle d’action publique se trouve en pleine recomposition et où les réformes se bousculent (SNCF, formation professionnelle, assurance chômage, apprentissage, fonction publique etc.) ? Efficacité pour quoi et surtout pour qui ? Pour servir la rapidité de passage et de vote des projets gouvernementaux et la transformer en simple formalité ? Alors c’est une efficacité qui risquerait d’accentuer la prépondérance de l’Exécutif. Efficacité pour renforcer le travail et les initiatives des parlementaires eux-mêmes ? Le résultat serait alors pratiquement inverse : plus démocratique et plus favorable à une renaissance de l’institution parlementaire demeuré le parent pauvre de la Cinquième République.

Le doute est donc permis. La Cinquième République depuis son origine a accumulé contre le Parlement un si grand nombre de restrictions qu’elle l’a rendu de plus en plus inefficace dans son rôle législatif : inefficace pour pouvoir modifier les textes de lois venus du gouvernement, inefficace aussi pour contraindre le gouvernement à venir s’expliquer en profondeur (ce n’est pas les Questions au gouvernement introduites depuis les années 1970 qui peuvent prétendre jouer le rôle tenu autrefois par le droit d’interpellation). Inefficace donc impopulaire. Double peine. Sur la pression de l’Exécutif, le Législatif a de plus en plus de mal à tirer son épingle du jeu pour impacter la confection des lois et à travers elle l’ensemble de l’action publique. L’opinion à bon droit peut se demander quelle est la raison d’être des assemblées. Autrefois, l’antiparlementarisme se nourrissait de la critique d’une « omnipotence » des assemblées que venait illustrer la fréquence des crises ministérielles. Aujourd’hui, le Parlement est beaucoup plus modeste, il ne renverse plus personne, il ne réussit même plus à rejeter une initiative visiblement mauvaise ou précipitée de l’Exécutif ; or il n’a finalement rien gagné à ce statut de modeste ; plus il est faible, plus il est impopulaire. Pire, depuis que l’Assemblée nationale est élue dans la foulée de l’élection présidentielle, l’engrenage s’est aggravé : les députés ont de plus en plus de mal à apparaître comme les « représentants de la nation » susceptibles de s’opposer à un Exécutif qui se serait engagé sur une mauvaise voie (la déchéance de nationalité par exemple). Élus non plus sur l’identité et la tradition d’un parti mais sur l’étiquette d’un Président, les députés de la majorité sont renvoyés à une fonction d’appuis et d’auxiliaires : ils doivent aider à la réalisation du programme du nouvel élu. Difficile en conséquence de réclamer le droit à produire des propositions de leur cru. Difficile de défendre des amendements dignes de ce nom qui osent rectifier le fond d’une réforme gouvernementale et non pas une virgule ou un détail. La logique est donc devenue infernale : le Parlement est réduit dans son rôle sur le plan constitutionnel, sur le plan politique et aussi sur le plan « moral » et médiatique (plus que jamais depuis l’affaire Fillon).

L’efficacité peut être incarnée par la rapidité du travail, mais elle devrait aussi être un synonyme de temps et d’approfondissement du débat public.

Dans la course qui risque de mettre aux prises l’Exécutif et le Législatif au cours des semaines et des mois à venir, le jeu paraît faussé d’avance. Pour de multiples raisons, l’image du Parlement dans l’opinion est devenue si mauvaise que tout ce qui contraint les parlementaires à être plus « efficaces » (mais à leur détriment) aura de grandes chances d’être populaires. Aussi, dans un tel contexte, l’« efficacité » promise par les projets Macron/Philippe risque bien de venir s’ajouter aux causes historiques de l’affaiblissement du Parlement. Est-il possible malgré tout de penser une « efficacité » qui, au lieu de réduire les moyens des députés, pourrait vraiment leur être bénéfique ? Peut-on penser une « efficacité positive » ? Si les groupes parlementaires avaient l’espoir avec des amendements réduits en nombre, mieux préparés dans les travaux préalables, de pouvoir impacter la confection des lois, il ne serait pas illégitime de réguler leur nombre et de prendre même les mesures les plus sévères contre le lamentable spectacle de l’obstruction. L’efficacité pourrait alors marcher dans les deux sens : rendre efficace le travail parlementaire quand il est en concordance avec les vœux de l’Exécutif (rapidité) mais le rendre aussi efficace lorsque l’Assemblée se trouverait en mesure de contredire le gouvernement ou de proposer un texte mieux approprié. Une telle « efficacité positive » appelle cependant une refonte beaucoup plus radicale que celle actuellement proposée. L’efficacité peut être incarnée à certains moments par la rapidité du travail, l’adoption de la procédure d’urgence mais elle devrait être à d’autres moments et pour d’autres sujets un synonyme de temps et d’approfondissement du débat public. Il peut exister une efficacité de la lenteur, pour peu que l’on recherche un gage de profondeur. Il avait fallu deux ans de travail parlementaire pour aboutir au vote de la loi de Séparation des Églises et de l’État en 1905 : l’Exécutif n’en voulait pas d’ailleurs et c’est la commission qui avait fait l’essentiel du travail.

Quand le macronisme esquisse un modèle d’expertise appliqué au monde parlementaire, la piste n’est pas forcément mauvaise. Mais à condition d’aller beaucoup plus loin dans le sens du « disruptif ». Des députés mieux assis sur des compétences et sur une expertise propre, pourquoi pas ? A tout prendre, mieux vaut un député expert qu’un député godillot. Le rôle que se construit un Cédric Villani dans le nouveau Parlement me paraît plus productif que celui d’un député enfermé dans sa discipline de parti du début à la fin d’une législature. Mais c’est insuffisant. Le modèle Villani ne devrait pas être individuel mais collectif. Pour cela, l’efficacité du Parlement passe moins par une révision constitutionnelle, forte en symbole mais qui impacte peu la réalité (comme l’ont montré les faibles résultats concrets de la révision de 2008 qui visait pourtant le redressement du rôle du Parlement), que par une « transformation » (je reprends le vocabulaire macronien). Une transformation du Parlement en tant qu’organisation. Car, au milieu de tant de facteurs négatifs, le Parlement a peut-être une chance devant lui : l’Exécutif ou, pour mieux dire, l’État, la Haute Administration et la « puissance publique » ne sont pas aussi solides ou aussi puissant qu’il y paraît. Ils ont leurs propres difficultés. Dès lors, pourquoi ne pas opposer à la technostructure surdimensionnée de l’Exécutif moderne une « technostructure » travaillant aux côtés et en faveur du Parlement ? C’est l’idée d’un Parlement reconverti dans le rôle de lanceur d’alerte, de contrôle et de sanction de l’action publique sans oublier la possibilité d’une nouvelle capacité législative.

La chance du Parlement, c’est de pouvoir exercer l’expertise de la banalité et de la généralité.

Comment faire ? Il est certain, par exemple, que le gouvernement de l’économie relève de la sphère exécutive et ce depuis que les politiques économiques modernes ont été inventées dans la première moitié des années 1930. Le gouvernement de la protection sociale est en copartage entre l’Exécutif et les partenaires sociaux et il n’est donc pas illogique que le Parlement se retrouve quelque peu marginalisé dans de tels domaines. Mais, aujourd’hui, il existe d’autres domaines qui sont à la portée de la législation et de la délibération publique. Ce sont des domaines pour lesquels ni l’État ni les partenaires sociaux ne peuvent être les porteurs de la bonne expertise ou d’une expertise exclusive. Qui dira que le pilotage de l’enseignement et de la recherche par l’Exécutif adossé à sa technostructure administrative a abouti à des résultats satisfaisants ? Dans ce type de domaine, un ministre et sa haute administration sont toujours juge et partie. Ce n’est pas « efficace ». Le Parlement, au contraire, peut jouer sa différence. Il n’est pas une agence ni un haut comité ou une haute autorité nommée par l’État. Il n’est ni l’État ni l’Administration. La chance du Parlement, c’est de pouvoir exercer l’expertise de la banalité et de la généralité.

Devant une urgence nationale comme celle des résultats de notre système d’enseignement, une « task force » désignée dans le Parlement pourrait sous forme de mission parlementaire (avec droits renforcés) à la fois remplir l’étape du contrôle de l’action publique (le diagnostic), élaborer par délibération des mesures qui, à condition d’avoir atteint une majorité qualifiée (condition qui atteste l’existence d’une majorité d’idée), pourrait ensuite s’imposer en priorité dans l’étape finale de discussion en séance publique. Et finalement s’imposer au Gouvernement. Avec les moyens financiers et humains suffisants (le recrutement temporaire d’experts venus de la société civile), avec le temps nécessaire imposé par la complexité des enjeux, avec la lenteur nécessaire pour aller au fond des choses (deux années par exemple), avec un travail associant la participation directe des citoyens, un tel travail parlementaire serait enfin doté d’une légitimité démocratique comparable et même supérieure à celle de l’Exécutif. Il pourrait retrouver et renouveler le concept de magistrature publique qui est à l’origine du Parlement (qui a même précédé le statut de représentant du peuple). Le nouveau Parlement pourra dire qu’il a retrouvé le chemin de l’efficacité ; une efficacité tournée à son profit et au profit d’une législation digne de ce nom.

Un des moments les plus « efficaces » de notre histoire parlementaire, pourtant mal connu, se situe à l’époque de la Première guerre mondiale. Dès l’année 1915, les députés et les sénateurs bien loin de « gober » tout ce qui venait de l’État-major ou tout ce que l’Exécutif pouvait relayer ont réclamé et obtenu un droit de visite, de contrôle, d’information et d’enquête sur les usines militaires puis finalement sur la zone du front elle-même. Ce fut une contribution essentielle à la politique de la guerre. C’était la possibilité pour le pouvoir civil de reprendre le dessus sur le pouvoir militaire. Sous la pression du Parlement, le gouvernement fut amené à « renverser » deux commandants en chef successifs, Joffre puis Nivelle, et à obliger l’État-major à arrêter les offensives meurtrières type Chemin des Dames. La force du Parlement n’avait pas pu empêcher la « boucherie » de la guerre mais l’avait au moins limitée avant de contribuer à la victoire finale. Dans un tout autre contexte, un siècle plus tard, un Parlement travaillant largement « hors les murs », assuré d’être le seul expert non issu de l’État, expérimentant sur le terrain les techniques participatives, pourrait à son tour retrouver le sens du mot légiférer. Sans nuire, bien au contraire, à l’efficacité globale de l’action publique.


Nicolas Roussellier

Historien, Enseigne à Sciences Po et à l’Ecole Polytechnique