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IA, les enjeux d’un changement de société

Informaticien

« La France ne doit pas rater le train de l’Intelligence artificielle », c’est avec cette affirmation que le président Emmanuel Macron a présenté le 28 mars un grand plan national suivant les recommandations du député et mathématicien Cédric Villani. L’enjeu est de taille, il touche à la souveraineté de chacun sur ses données, et de tous face à la montée en puissance d’acteurs à la puissance financière considérable

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À l’entrée, le public avait été filtré : il fallait présenter une invitation nominale. Pourtant, l’amphithéâtre du Collège de France était à son comble ; et l’on n’y comptait, outre de nombreux parlementaires, outre le secrétaire d’État auprès du Premier ministre chargé du Numérique, Mounir Mahjoubi, outre la ministre fédérale de l’Éducation et de la Recherche en Allemagne, Anja Karliczek, outre le commissaire européen à la Recherche, à l’Innovation et à la Science, Carlos Moedas, pas moins de trois ministres de la République française en activité : le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, et la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal. Dans sa courte allocution de bienvenue, l’administrateur du Collège de France, Alain Prochiantz, a rappelé, non sans malice, qu’une situation similaire s’était produite il y a 150 ans, lorsque Claude Bernard remit à l’empereur un Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie générale en France destiné à obtenir des financements pour la recherche. Cela aiguisa l’attention du public qui était tout ouïe pour connaître enfin les engagements concrets de l’État en faveur de la recherche et de l’industrie dans le secteur de l’intelligence artificielle. Il faut dire que ceci faisait suite à la stratégie Intelligence Artificielle lancée en janvier 2017 par Axelle Lemaire, puis au rapport très conséquent de l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques) de plus de 400 pages sur l’intelligence artificielle, à celui de la CNIL paru en décembre 2017, et, enfin, au document épais coordonné par le député et mathématicien, Cédric Villani, qui a auditionné plus de 300 experts. Ce dernier indiqua, dans sa brève introduction les trois points essentiels de son rapport sur l’intelligence artificielle : l’expérimentation, le partage et la souveraineté que le président de la République reprit et approfondit dans un discours à la fois long, plus d’une heure, et remarquablement structuré.

Soulignons, avant d’entrer dans le détail des propositions, qu’indépendamment du décorum, des annonces chiffrées et de la mise en scène, avec la présence hautement symbolique de la ministre allemande de l’Éducation et de la Recherche, pour marquer l’importance de l’axe franco-allemand, et de celle, toute aussi symbolique, du commissaire européen à la Recherche, à l’Innovation et à la Science, qui visait à inscrire cette stratégie française dans une stratégie européenne plus vaste, et qui reste en partie à écrire, ce qui ressort d’abord du discours du président de la République, c’est que l’État prend la mesure du rôle que jouent l’intelligence artificielle et le numérique dans le monde contemporain. Il ne s’agit plus simplement de questions de compétitivité économique ou d’une modernisation de l’industrie, mais d’un changement radical de société dont les conséquences éthiques et politiques seront déterminantes pour le futur.

Désormais, les machines contemporaines aidant l’Homme à agir par calcul, elles le rapprochent un peu du Dieu.

Le Président, qui demeure avant tout un philosophe, ancre le projet de l’intelligence artificielle, né, comme il l’a rappelé, au milieu du XXe siècle, dans une perspective plus vaste, ouverte il y a plusieurs siècles par Leibniz, selon qui Dieu opère partout par calcul. Désormais, les machines contemporaines aidant l’Homme à agir par calcul, elles le rapprochent un peu du Dieu. Il y a là une forme de transgression et quelque chose de prométhéen ! Il en résulte des opportunités extraordinaires, ce qui constitue une chance pour nous tous, mais aussi des responsabilités nouvelles qu’il s’agit d’assumer pleinement. C’est une révolution tout à la fois technologique, sociale et politique qui est en train de se produire et qui définit une nouvelle grammaire où le pouvoir d’une multiplicité d’acteurs l’emporte sur celui de l’un. Face à cela, il faut tenir d’une seule main le progrès technique et le progrès humain. Dans ce contexte, il ne faudrait pas céder à un tropisme européen et surtout français qui conduirait à refuser le changement parce qu’il paraît risqué ; mais, il ne faudrait pas non plus être naïf, et croire que le changement technologique porterait en lui-même les conditions du progrès et qu’une main invisible et providentielle règlerait spontanément toutes les difficultés. C’est la raison pour laquelle l’État doit mettre en place une stratégie en matière d’intelligence artificielle.

Le discours du Président s’est ensuite articulé autour de quatre points : la constitution d’un écosystème national et européen autour de l’intelligence artificielle, l’engagement vers une politique d’ouverture des données en vue de permettre l’émergence de « champions » européens, la définition d’une stratégie de financements publics autour de quatre domaines clefs et enfin l’expression des termes de débats éthiques et politiques destinés à définir les règles de ce monde en train de naître.

Sur le premier point, même si la France a tardé, elle dispose d’atouts indéniables qui tiennent à ses talents, aux formations en mathématique et en informatique et enfin à l’essaimage de ses talents dans le monde qui conduit en retour des grands acteurs, comme Google, Facebook ou Samsung, à y implanter des centres de recherche. Cependant, pour constituer cet écosystème autour de l’intelligence artificielle et qu’il bénéficie à la France et à l’Europe, il faut garder les chercheurs. Pour cela, le Président annonce un programme national pour l’intelligence artificielle coordonnées par l’INRIA et impliquant tous les autres organismes de recherche, dont le CNRS, ainsi que les universités. Cela se fera autour d’un réseau de 4 à 5 instituts dédiés spécifiquement à l’intelligence artificielle et placés à la fois en région parisienne et en province, par exemple à Toulouse ou à Grenoble, et qui constitueront autant de nœuds de réseaux faisant collaborer des chercheurs et des entreprises privés. Pour accroître la porosité entre la recherche et l’industrie, un certain nombre de mesures facilitatrices ont été annoncées, dont la possibilité pour les chercheurs et universitaires de passer jusqu’à 50 % de leur temps dans des entreprises privées, sans avoir à passer par des commissions de déontologie.

En vue toujours de constituer cet écosystème, il a aussi été mentionné la création de chaires d’excellence destinées à inviter des chercheurs étrangers sur des périodes limitées, ainsi que des ouvertures de partenariats avec des acteurs européens, en particulier avec l’Allemagne. Et, pour que le volet formation ne s’assèche pas, le Président a annoncé sa volonté de doubler le nombre d’étudiants formés à l’intelligence artificielle en accompagnant cela des financements adéquats. Enfin, un accent tout particulier sera mis sur l’expérimentation en allégeant les procédures de façon à permettre de tester rapidement les innovations technologiques, par exemple dans le domaine des transports, on songe en particulier à la voiture autonome, ou de la santé.

Le Président a distingué l’usage des données agrégées, que l’on fait grâce à l’emploi des techniques d’intelligence artificielle, de l’intrusion dans l’intimité avec les données individuelles, qu’il condamne.

Sur le second volet, celui de l’ouverture des données, le Président a, non sans humour, fait référence à l’avantage que constitue ici le jacobinisme français et la centralisation de l’État, puisque l’on dispose, grâce à cela, de grandes bases de données publiques, en particulier dans le secteur de la santé. Il s’agit, aujourd’hui, d’en tirer un profit collectif en ouvrant et en assurant la maintenance non seulement des données publiques, mais aussi des données financées sur des fonds publics. L’État s’engage aussi à faciliter la constitution de plateformes de partage de données entre acteurs publics et privés et à établir, en coordination avec ses partenaires, le cadre européen d’une politique d’ouverture des données des acteurs privés, de façon à ce que ceux-ci restituent aux citoyens les bénéfices des données individuelles qu’ils ont aspirées. Notons que le Président a distingué l’usage des données agrégées, que l’on fait grâce à l’emploi des techniques d’intelligence artificielle, de l’intrusion dans l’intimité avec les données individuelles, qu’il condamne. Le règlement européen de protection des données (RGPD) qui entrera en vigueur en mai prochain répond à cette double préoccupation. Plus généralement, il s’agit de permettre à chacun de rester maître de ses propres données, tout en tirant un avantage collectif de la collation des données individuelles, par exemple dans le domaine de la santé, ou l’exploitation de grandes masses de données peut conduire à des innovations permettant de prévenir des pathologies, comme des tumeurs, et d’allonger la durée de la vie tout en diminuant les coûts de prise en charge. De façon très concrète, on peut citer l’Institut national des données de santé créé en 2017 et qui, sous forme d’une structure partenariale, constitue un « hub » de données de santé exploitables avec des techniques d’intelligence artificielle par des chercheurs de l’INRIA, du CNRS ou des universités. Plus généralement, toujours selon le Président, il faut constituer le cadre d’une souveraineté numérique européenne en revenant à une forme de territorialisation des données.

Sur le troisième volet, le Président a annoncé des chantiers dans les domaines de la santé, du transport, avec en particulier le secteur automobile où la France doit retrouver son leadership, de l’agriculture et de l’environnement et enfin de la défense, où il y va de la souveraineté nationale, c’est-à-dire de l’indépendance. Ce fut alors l’occasion de chiffrer les investissements en faveur de la création d’un écosystème de l’intelligence artificielle à hauteur, au total, d’un milliard et demi d’euros sur le quinquennat, auxquels s’ajouteront huit cents millions d’euros destinés à la nanoélectronique. Enfin, concernant le secteur de la Défense, le Président a évoqué la mise en place d’une DARPA européenne, sur le modèle de l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense américaine.

Au sujet du quatrième volet qui porte sur les enjeux éthiques, le chef de l’État a indiqué la nécessité de procéder à des choix politiques profonds en relevant trois défis majeurs : l’arbitrage des conflits entre valeurs humaines et contraintes techniques, le règlement de tensions géographiques et enfin le règlement de tensions temporelles. Pour arbitrer entre valeurs humaines et contraintes techniques, il souhaite que s’engagent au plus vite des réflexions sur l’éthique de l’usage et sur le contrôle et la certification des algorithmes. Cela doit d’abord se faire au plan français, avec un programme coordonné par l’INRIA qui mettra en place un laboratoire consacré à ces questions. Cela doit aussi se faire au plan européen et international avec la création de l’équivalent du GIEC (le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ) dans ce secteur. Concernant le second défi, à savoir les tensions géographiques, cela porte sur la souveraineté entendue au sens d’une autonomie qui autorisera les Français et les Européens à choisir eux-mêmes les normes auxquelles ils seront soumis, et non à se les voir imposées de l’extérieur par des acteurs privés. Il s’agit là de permettre l’ancrage démocratique de ces nouvelles normes. Enfin, le dernier défi porte sur la tension temporelle d’un monde qui va vite et où 40 % de la population ne maîtrise pas encore ces technologies car elle en a peur. Pour répondre à ce dernier défi, il faut faire un effort pour former le plus grand nombre aux pratiques du numérique.

Le principe selon lequel chacun sera en mesure de maîtriser ses données personnelles semble antinomique avec la nature même de l’information que l’on duplique à loisir.

Emmanuel Macron termina son allocution par l’expression d’une volonté, celle de faire de la France et de l’Europe l’un des leaders de l’intelligence artificielle dans le monde. Comment ne pas y souscrire ?

En guise de conclusion, on doit d’abord se féliciter de la qualité et de l’ampleur de ce discours qui embrasse une réflexion à la fois philosophique, économique, industrielle, éthique et politique sur l’intelligence artificielle. On émettra toutefois le souhait que les mesures annoncées ne restent pas seulement symboliques, mais qu’elle se traduisent d’une façon substantielle ; que l’on passe enfin du virtuel à l’actuel ; que les financements soient effectivement alloués, que les allègements de procédures administratives soient rapidement mis en œuvre, que le doublement des effectifs d’étudiants en intelligence artificielle dans les universités se fasse au plus vite, avec les moyens promis, et que les débats sur les questions d’éthique soient à la fois ouverts et organisés sereinement. Enfin, on formulera une interrogation. Le principe selon lequel chacun sera en mesure de maîtriser ses données personnelles semble antinomique avec la nature même de l’information que l’on duplique à loisir, sans aucun coût, et que l’on transmet à l’insu de tous, en particulier de celui qui est censé en être le propriétaire. Jusqu’à quel point peut-on surmonter cette antinomie ? Cela conduit à se demander si l’Europe aura vraiment la possibilité de réguler, par la seule force du droit, les données des citoyens européens et si les États européens parviendront effectivement à affirmer leur souveraineté sur le monde numérique, en s’opposant aux grands acteurs internationaux qui disposent de moyens financiers considérables et font de l’entrisme jusque dans les institutions européennes. C’est là un pari, un pari audacieux qui n’est pas encore gagné, mais un pari qui vaut que l’on se mobilise, car c’est une cause à la dimension de ce qu’ont été dans le passé les ambitions européennes et de ce que nous espérons qu’elles seront encore dans le futur.


Jean-Gabriel Ganascia

Informaticien, Professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, Laboratoire informatique de Paris 6 (LIP6), Président du comité national d’éthique du CNRS