International

Viktor Orbán : un curare antidémocratique

Historien

La victoire du Fidesz aux dernières élections législatives hongroises est venue couronner huit ans de pouvoir du parti d’extrême droite, et parachever le système mis en place par Viktor Orbàn. Elle révèle aussi l’incapacité de l’Union européenne à lutter contre ceux qui profitent allègrement de ses subsides, tout en distillant lentement leur curare antidémocratique. La question demeure : qui peut s’opposer à ce nouvel autoritarisme ?

Viktor Orbán, Premier ministre hongrois, a vu sa majorité parlementaire reconduite et amplifiée le 8 avril 2018. Il disposera à l’Assemblée nationale, de justesse, de la majorité des deux tiers permettant de modifier la Constitution. Sauf si les contestations de l’opposition sur le décompte des voix portent leurs fruits. Car en de nombreux bureaux de vote on a constaté des irrégularités ou des absurdités qui mériteraient des enquêtes sérieuses. Le simple fait que, plus d’une semaine après l’élection, la confiance dans le processus technique de l’élection soit lourdement érodée est une bonne indication de l’état de la Hongrie après 8 ans de pouvoir de l’Alliance des jeunes démocrates (Fidesz) et au début de ce qui s’annonce comme au moins quatre ans de poursuite du Système de coopération nationale, autrement dit la « révolution » proclamée le 16 juin 2010 par l’Assemblée nationale pro-Orbán. Elle annonce un nouveau « contrat social » fondé sur « le travail, le chez soi, la famille et la santé », et fut affichée partout dans le pays. Littéralement, le « travail, famille, patrie » familier sur les rives de la Seine correspond effectivement à l’esprit autoritaire, prompt à invoquer un ordre social naturel, et focalisé sur la défense de la patrie contre les menaces qui la mettent en péril.

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C’est bien ce qui a poussé Jean-Jacques Bourdin, lors de l’interview du président Macron à BFMTV, à présenter Viktor Orbán comme un ennemi des valeurs démocratiques européennes, non sans laisser entendre, comme d’autres, qu’il y avait là la preuve d’une rupture Est-Ouest. Emmanuel Macron répond d’ailleurs en évoquant « une démocratie où les peuples sont fatigués », ce qui contredit la vision binaire proposée par le journaliste. Et on peut constater que la victoire du Premier ministre hongrois a généré des réactions à travers l’Europe et au-delà. Comprendre l’ancrage d’un régime hybride modèle, pour reprendre András Bozóki et Dániel Hegedűs, a donc un intérêt qui dépasse les frontières (actuelle) de la Hongrie. Trois questions s’imposent : Quels sont les mécanismes sociologiques et culturels mobilisés par la Fidesz, sont-ils propres à la Hongrie ? Quelles sont les interactions européennes en cause dans la consolidation orbanienne ? Enfin, en quoi ce processus de consolidation questionne-t-il notre vision de la politique et de la démocratie ?

Dans le cas de la Hongrie actuelle on constate une combinaison entre trois couches d’autoritarisme.

Il y a peu, Jean-Philippe Béja évoquait dans AOC la résilience de l’autoritarisme en Chine en s’appuyant sur Andrew J. Nathan. Dans le cas de la Hongrie actuelle on constate une combinaison entre trois couches d’autoritarisme. Le contrôle de la province sous l’Empire viennois et notamment après 1867 associait déjà un début de démocratie de masse, malgré le suffrage censitaire, et l’autoritarisme administratif. Le régime du régent Horthy, qui limita l’usage du bulletin secret aux villes, accrut souvent les pressions et Viktor Orbán s’en revendique ouvertement, tout en reprenant la tradition de pression sur l’électorat de province et le conservatisme moral qui le justifie en partie. Quant au contrôle de type communiste, il a laissé des traces évidentes dans l’attitude et le vocabulaire de ce qui était nommé dès Horthy la « diversion »,  autrement dit l’association de toute contestation à une main étrangère et le penchant à tenter de criminaliser les actes divers des porteurs de la critique du système en place. De même, l’opacité des décisions prend dorénavant des formes qui rappellent l’avant 1989.

Mais pour que la résilience autoritaire fonctionne, il faut que des couches intermédiaires s’en emparent. C’est ce qui explique son succès principalement en province. Depuis 2010, la Fidesz, qui avait gagné les élections en se présentant comme le garant d’un pays où la corruption serait éradiquée, s’est transformée en parti omniprésent qui contrôle l’accès aux licences de tous les points de vente du tabac soudain devenus « nationaux », ou encore en clef d’accès à la filière agro-alimentaire et à la construction de patrimoines agricoles. Dès 2012 l’appartenance aux Chambres agraires est obligatoire (et payante) et à la fin de 2017 l’association des exploitants proches de la Fidesz remportait les élections dans tous les comitats (départements), et remerciait le gouvernement de son aide à l’agriculture par la voix de son dirigeant, un député Fidesz.

Le rêve horthyste d’une classe moyenne maintenant la morgue élitiste de l’ancien régime et l’autorité naturelle dans les campagnes se réalise donc. Il s’appuie sur la tradition évoquée, et un réseau de condescendance obligée bien plus récent. Comme le racontait un ancien de la droite conservatrice traditionnelle, passé à la Fidesz et récompensé, de 2011 à 2017, par un poste dans la gestion des retraites puis des assurances sociales et aides à la famille dans son comitat, la soumission est première dans l’administration, et même des procédures judiciaires n’entravent pas cette priorité à la fidélité politique, donc au clientélisme, lequel se traduit par des marchés publics vérolés. L’agriculture est aussi un des lieux privilégiés de création de « la classe capitaliste nationale ».  Et comme sous Horthy, l’Église catholique est mise en avant et littéralement couverte d’avantages matériels, qui deviennent des arguments électoraux utilisés en chaire, comme lors de la campagne aux élections locales à Hódmezővásárhely.

Or le pape François, qui tente de faire passer un message sur l’accueil des réfugiés, est bien loin d’un désir de retour à une Église conservatrice digne de l’ère des dictatures latino-américaines, qu’il a si bien connue. Donc il est aujourd’hui persona non grata. La xénophobie et le racisme officiel de la Hongrie (condamné par le Haut Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU) ne peuvent faire bon ménage avec cette vision de la charité. Évêques hongrois et polonais, notamment à la conférence épiscopale européenne à Bruxelles, font front contre le pape sur la question de l’asile. Et dans le pays, l’hystérisa­tion avant les élections peut se résumer par une phrase de Viktor Orbán : « Le Hongrois est une espèce en danger. » On comprend qu’un tel état d’esprit, caractéristique de ce que j’ai nommé le souverainisme obsidional, justifie la campagne à fort relents antisémites visant Georges Soros, un homme âgé de 87 ans et accusé sans aucun fondement de vouloir imposer à la Hongrie l’installation sur son sol de dizaines de milliers de musulmans grâce notamment à « 2 000 mercenaires ».

L’Union européenne a des faiblesses structurelles qui se manifestent surtout quand des pays membres les mettent à l’épreuve.

Ce qui peut troubler, c’est que cette mise au pas de la société, reprenant des recettes corporatistes, paternalistes, le jeu sur le discours des fondements naturels et religieux de toute société, se produisent dans un contexte profondément marqué par l’Union européenne. Sans transferts financiers européens (3% du PIB environ), sans investissements directs étrangers, et européens en particulier, la Hongrie n’aurait pas connu une telle réussite économique.

Sans mécanisme juridique européen de protection des droits de l’individu, en particulier l’inscription dans le Traité de l’Union européenne du respect des normes et décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, comme cela est rappelé par András Bozóki et Dániel Hegedűs, pas de protection en Hongrie. Car même les juges constitutionnels nommés pour leur fidélité à la Fidesz doivent appliquer la loi.

Mais ni l’économie, ni le droit ne pèsent à sens unique. Car l’UE a aussi des faiblesses structurelles qui se manifestent surtout face aux situations où des pays membres les mettent à l’épreuve. La Hongrie montre combien l’idée selon laquelle la densité des échanges commerciaux ou capitalistiques transformerait automatiquement en un sens démocratique un pays, par capillarité entre la libre concurrence et la liberté de choix démocratique, est infondée, y compris au sein de l’UE. Ce qui est évident à l’extérieur de l’Union, où les biais de concurrence sont officiellement assumés dans nombre de pays, le devient aussi en son sein. Et la différence avec des pays comme l’Irlande ou les Pays-Bas, où les faveurs fiscales jouent le premier rôle, est nette. Car depuis 2010 il y a des renationalisations qui côtoient des faveurs aux investisseurs étrangers.

Et surtout, dans la mesure du possible, Viktor Orbán travaille à construire un réseau affairiste à travers l’Europe. Réseau qui passe par l’Allemagne et va jusqu’à la Russie. Le livre noir de Transparency international publié le 9 mars de cette année est sans appel, et le rôle d’une personnalité comme Klaus Mangold est à noter. C’est de l’intérieur que le Premier ministre hongrois dévore le capitalisme européen, et ce faisant il agit de concert avec la Russie qui est aussi un acteur interne des affaires de l’Union, avançant ses pions en usant du respect pour l’action des entités économiques vues comme par essence autorisées à défendre leurs intérêts sans que le fondement de leur existence ne soit soumis à évaluation, et alors que le droit au lobbying leur est ouvert. C’est donc la loi du plus fort qui s’applique en général, et la Hongrie actuelle en use en tentant de s’associer à des partenaires économiques qui pourront peser sur les décisions en général, bien au-delà de dossiers techniques.

Il en va de même pour l’usage du curare antidémocratique. La paralysie de l’UE quand il s’agit de faire respecter non plus les droits individuels mais les normes démocratiques, l’équilibre des pouvoirs ou du marché de l’information, est avérée à ce jour. Et le meilleur poison pour maintenir cet état de fait est double. D’une part il suffit de jouer sur le vote minoritaire de blocage face aux diverses tentatives de sanction, comme on le voit en ce moment avec la Pologne qui s’appuie entre autres sur la Hongrie. Et d’autre part, à plus long terme, il s’agit de proposer un échange bon teint entre, d’un côté, le renoncement au nécessaire accroissement du budget européen (1% du PIB global) et donc de la fiscalité communautaire, qui arrange les plus riches et nuit sur le fond aux perspectives hongroises ou polonaises, et les avantages politiques donnés notamment en matière de xénophobie européenne collective, limitation des droits de l’homme, du droit syndical, restauration du paternalisme, et autres valeurs « européennes » aux yeux de la Fidesz. Cet accord tacite entre souverainistes est l’exact contraire des suggestions de l’économiste Jean Tirole (2016) qui soulignait les dangers d’un statu quo virant au retour en arrière.

Il y a une Hongrie majoritaire qui ne suit pas le grand leader, et son modèle, Poutine, est loin d’être égalé.

Si on ajoute les unes aux autres les explications du succès orbanien, il peut sembler inévitable. D’autant que la Fidesz façonne une expérience collective où les Hongrois perdent le contact de plus en plus avec les autres Européens et vivent dans une peur accrue. L’installation des « migrants » est un exemple sans appel. Traversée par des centaines de milliers d’entre eux, le pays n’en compte que très peu sur son sol, moins de 1 500 dès l’été 2016. Et les autorités hongroises n’ont pas hésité à tenter de renvoyer illégalement en Russie un dénonciateur de la corruption russe en 2017. C’est dire que le mythe de l’invasion relève de la propagande.

Celle-ci a débuté sous sa forme actuelle dès 2010, grâce, en partie, à la contribution du célèbre Arthur J. Finkelstein pour la campagne victorieuse du deuxième mandat de Premier ministre, et s’est prolongée en 2014. Les techniques d’avant 1918 sont donc pimentées des outils les plus récent pour faire régner un ordre électoral profondément asymétrique. Le leader peaufine l’image de l’autorité « naturelle », veut incarner l’homme d’exception, au nom de la défense du peuple (peu nombreux donc) impuissant mais reconnaissant.

Toutefois, malgré la concentration des moyens de l’État dans les mains d’un homme et de son parti, malgré la faiblesse d’une opposition divisée, malgré un justice largement aux ordres et une presse muselée ou détruite, sauf celle qui atteint les habitants de la capitale, la jeunesse hongroise vote avec les pieds, des enseignants résistent au lavage de cerveau, et la Fidesz n’a pas eu 50 % des suffrages exprimés. Donc les deux tiers des députés représentent en réalité une minorité, grâce à une loi électorale taillée sur mesure, et au prix de manipulations du décompte des bulletins dont il est difficile de savoir si la justice hongroise aura la trempe d’y mettre le nez, puis d’en juger impartialement. Il y a ainsi une Hongrie majoritaire qui ne suit pas le grand leader, et son modèle, Poutine, est loin d’être égalé, même si le monde des nano-oligarques hongrois est déjà bien établi.

Les protestations en cours ont réuni, sans les moyens du pouvoir (qui avait réuni 500 000 personnes le 15 mars, fête nationale, autour d’Orbán à Budapest), 100 000 personnes samedi dernier, selon l’opposition. Bien évidemment, c’est Soros qui a poussé les gens dans la rue, explique la presse amie du gouvernement. Mais malgré l’invocation de ses soutiens internationaux comme B. Netanyahou ou V. Poutine, de la solidarité antimusulmane entre catholiques et orthodoxes serbes et russes, le Premier ministre hongrois a du mal à donner l’impression qu’il propose un avenir radieux à son pays. Le capitalisme « national » qu’il a constitué est fondamentalement corrompu, et les classes moyennes qui lui sont acquises au nom du rêve rétrograde d’un repli identitaire sont plus conformes aux images d’une série américaine des années 1960 que d’une fiction contemporaine. Seule la peur peut les maintenir dans cet état de fascination pour le leader protecteur. C’est ce qui explique les conversations surréalistes qu’on peut avoir avec des amis hongrois imbibés de discours sur la jungle qu’est devenu Paris (ou la France), sorte de dystopie pleine de « migrants » violeurs et voleurs. Ils s’inquiètent parfois qu’on revienne dans l’Hexagone. Or cette peur s’appuie sur l’échec démographique du discours de la Fidesz – dans un pays qui n’est pas blanc du fait de la présence de plus de 5% de Tsiganes – et sur le peu de succès des politiques familiales, sans parler de l’émigration des jeunes adultes.

La peur ambiante fait de la Hongrie un défi complexe pour l’UE et ses citoyens. M. Orbán a l’art de se jouer de la naïveté d’élites européennes effrayées de la « fatigue démocratique » mais peu enclines à proposer des réponses, et des craintes d’intellectuels qui se contentent souvent d’afficher leur bonne conscience, mais rarement d’analyser plus avant. Désigner un coupable (Orbán, Poutine, Trump, les capitalistes, Bruxelles, …) est aisé. Comprendre les mécanismes du souverainisme obsidional semble plus ardu, d’autant que nombre des agents de la bonne conscience occidentale l’alimentent finalement par paresse ou par opportunisme en s’appuyant sur la croyance que « le » peuple aurait une conscience naturellement juste, surtout quand il s’indigne, et que s’il ne le fait pas, c’est par incapacité fondamentale. Et cela aboutit à des critiques qui font le jeu d’Orbán et de ses imitateurs qui jouent sur l’idée que « les étrangers ne nous comprendront jamais » tout en profitant de l’UE pour faire tourner le Système de coopération nationale qui est certes un système, mais fort peu coopératif, et sans doute bien moins national que centré sur la personne du grand leader.


Paul Gradvohl

Historien, Maître de conférence à l'Université de Lorraine