Politique

Outre-mer, le retour du politique

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Les élus de Mayotte ont été reçus ce jeudi à Matignon alors que la crise qui secoue le département depuis février témoigne, une nouvelle fois, du retour de la question sociale. Tout comme en Guyane, il y a tout juste un an, ou comme en Guadeloupe et en Martinique en 2009, les populations signifient aux dirigeants que l’approche institutionnelle ne suffit plus.

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Le 17 mars 2017, lors de la 14e conférence de la Convention de Carthagène qui se tenait à Cayenne en Guyane, un groupe d’hommes cagoulés force les barrières de sécurité et fait irruption dans la salle, prend à partie Ségolène Royal, alors ministre de l’Environnement, en dénonçant l’inaction du gouvernement face à l’insécurité dans le territoire. Ces hommes du « Collectif des 500 frères » créé quelques semaines plus tôt étaient les membres les plus visibles d’un mouvement social de très grande ampleur qui, au fil des semaines, a réuni l’ensemble des secteurs économiques et sociaux de la Guyane, dans un contexte d’élections présidentielles au niveau national. Le mouvement « Pou Lagwiyan Dékolé » était alors porteur d’un ensemble large de revendications allant de la construction d’établissements scolaires aux délais de paiement des entrepreneurs dépendant de la commande publique, de la facilitation de l’accès aux soins à la lutte contre l’insécurité.

Les blocages et manifestations – dont celle du 28 mars qui réunit plus de 15 000 personnes sur un territoire en comptant environ 250 000 – aboutirent à une grève générale qui (re)mit au jour des situations d’inégalités sociales, économiques et des difficultés d’accès aux services publics bien plus grandes, bien plus marquées qu’au niveau national et même que dans les autres territoires ultramarins, Mayotte exceptée. C’est précisément dans ce territoire que se sont déroulées plusieurs semaines durant un mouvement d’ampleur portant largement sur les mêmes enjeux que la grève guyanaise de 2017 : insécurité, inégalités sociales et économiques, pauvreté, accès aux services publics, qualité des infrastructures de soins, immigration, etc.

Ces évolutions et les débats qui les ont accompagnés ont paradoxalement contribué à dépolitiser et techniciser les enjeux sur le développement politique, économique et social en outre-mer.

La départementalisation de Mayotte en 2011 constitue l’un des épisodes importants d’une série de changements institutionnels intervenus depuis la révision constitutionnelle de 2003. Les DOM (territoires à identité législative, régis par l’article 73 de la Constitution), auxquels s’est donc ajouté Mayotte en 2011, peuvent bénéficier d’adaptation des lois et règlements. Les anciens TOM (territoires à spécialité législative, régis par l’article 74 de la Constitution), auxquels se sont ajoutés Saint-Barthélémy et Saint-Martin depuis 2007, deviennent des collectivités d’outre-mer, la Nouvelle-Calédonie relevant d’un régime constitutionnel qui lui est propre. Tout en ouvrant la voie à une plus grande prise en compte des « spécificités locales » des territoires dans leur environnement, ces évolutions et les débats qui les ont accompagnés ont paradoxalement contribué à dépolitiser et techniciser les enjeux sur le développement politique, économique et social en outre-mer.

Des travaux comme ceux menés à l’université des Antilles ont bien montré comment la décentralisation, en donnant plus de pouvoir au niveau local, avait eu pour conséquence une focalisation sur les enjeux purement gestionnaires. Avec pour résultat une forme de croyance dans le fait que le développement passait par une prise en compte des « spécificités » tout en dépendant du meilleur ajustement institutionnel et non d’un projet politique global ou d’une réflexion sur la mise en œuvre de l’action publique. Ainsi, au début des années 2000, les difficultés de pilotage des politiques publiques étaient-elles attribuées à la complexification découlant de la décentralisation ainsi qu’à l’existence de régions monodépartementales en outre-mer. Une telle organisation amenait en effet son lot de confusion, de doublons et de ralentissements dans la prise de décision.

Mais depuis la transformation de la Martinique et la Guyane en Collectivités Territoriales Uniques, on constate que les difficultés ne sont pas tant liées à un problème institutionnel qu’à une difficulté pour les responsables politiques, souvent élus de longue date, de s’approprier la nouvelle institution dans le cadre d’un projet global pour leur territoire. Ces difficultés provoquent des ralentissements voire de véritables blocages, comme en Martinique, qui nourrissent à leurs tours le sentiment de défiance vis-à-vis des élus locaux.

Les mouvements sociaux qui ont secoué plusieurs territoires depuis la fin des années 2000, la Guyane, les Antilles et la Réunion contre la vie chère en 2008-2009, Mayotte en 2016 et 2018, la Guyane en 2017, ont précisément contribué à réinjecter de la politique, à mobiliser plusieurs secteurs de la société tout cela en interrogeant le rôle et le rapport à l’État central dans ces territoires. De manière plus importante encore, ils forcent à se poser la question de ce dont les territoires ont besoin, de ce à quoi aspirent leurs populations, dans l’urgence et sur le moyen et le long terme. Mais la succession de ces mouvements invite à trouver rapidement des réponses à ces questions.

Sans que les mouvements sociaux ne soient dénués d’ambiguïtés, ils remettent sur la table des questions essentielles alliant demandes de reconnaissance et contours des sociétés auxquels aspirent les habitants de ces territoires à l’horizon 2030 ou 2040.

Des réponses qui sont d’autant plus essentielles que les « outre-mer » font face à des défis immenses : alors que la population de Guyane augmente rapidement, les Antilles se dépeuplent et vieillissent bien plus rapidement que le reste du pays, en raison notamment de dizaines d’années de politiques publiques de déplacement des populations pour qui la migration vers l’hexagone constituait le seul horizon ; ces mêmes territoires font face aujourd’hui à une catastrophe sanitaire en raison de l’empoisonnement des terres par le chlordécone, objet de dérogation par l’État alors même qu’il était interdit dès 1989[1] et qui font de la Martinique la triste détentrice du record du monde des cancers de la prostate. L’hôpital de Cayenne continue de connaître d’immenses difficultés pour fonctionner normalement, le CHU de Pointe-à-Pitre est hors d’état de fonctionnement pour plusieurs mois encore, le taux de chômage des jeunes approche les 50 % dans de nombreux territoires, les jeunes Amérindiens de Guyane se suicident à des taux records.

La liste des problèmes structurels est encore longue. Sans que les mouvements sociaux ne soient dénués d’ambiguïtés, ils remettent sur la table des questions essentielles alliant demandes de reconnaissance – avoir accès aux services publics comme tout autre citoyen français – en même temps qu’ils contribuent à dessiner les contours des sociétés auxquels aspirent les habitants de ces territoires à l’horizon 2030 ou 2040.

En outre, l’observation formulée par le politiste martiniquais Justin Daniel sur la « dépossession des hommes politiques de la parole » à l’occasion du mouvement de 2009 peut s’appliquer aux mobilisations qui ont continué (et continuent) d’agiter les outre-mer. Les grands élus se trouvent dépassés par des mouvements qui signent la défiance des populations et l’absence de confiance dans la capacité des élus locaux à agir efficacement pour le développement économique et social. Les résultats des diverses consultations quant à l’avenir institutionnel des territoires depuis les années 2000 sont une illustration de cette défiance.

Si on prend le cas de la Martinique, une proposition d’évolution institutionnelle présentée en 2003 et fruit d’un compromis des principales tendances politiques et grands élus de l’île est rejetée. En 2010, Martiniquais et Guyanais votent contre une évolution statutaire voulue par les principaux élus tout en acceptant le passage de région monodépartementale à collectivité unique. En 2015, ce sont les grands élus de Martinique et de Guadeloupe donnés grands vainqueurs des élections locales qui sont balayés par des coalitions improbables (Martinique) ou des outsiders (Guadeloupe). L’ensemble de ces consultations et élections sont en outre marquées par une abstention très élevée, de l’ordre de 50 à 57 %.

C’est l’ensemble du système des relations entre des grands élus locaux et un ministère des outre-mer trop faible au regard de sa vocation intersectorielle qui s’est trouvé sanctionné à l’occasion de ces mouvements.

Ces résultats, de même que les mots d’ordre des récentes mobilisations ont eu plusieurs effets. Ils ont tout d’abord permis un retour en force de la question sociale, dans des espaces politiques au sein desquels les enjeux institutionnels et identitaires semblaient prégnants. Ainsi le mouvement de 2009 en Guadeloupe, en Martinique, précédé du mouvement guyanais qui démarrait dès la fin de l’année 2008 ont permis de mettre en avant la question de la vie chère et de l’accès aux services publics. Ils ont également permis de poser la question du rapport à l’État dans ces territoires. En effet, c’est l’ensemble du système des relations entre des grands élus locaux et un ministère des outre-mer trop faible – en effectifs comme en influence – au regard de sa vocation intersectorielle qui s’est trouvé sanctionné à l’occasion de ces mouvements. À tel point que la question de sa disparition pour être remplacé par des pôles outre-mer à l’intérieur de chaque ministère était posée dès 2009 par un rapport sénatorial.

Six mois après son élection et l’Accord de Guyane signé le 21 avril 2017 entre l’État, les élus guyanais et le collectif « Pou Lagwiyann Dékolé », Emmanuel Macron s’est rendu en Guyane pour son premier déplacement outre-mer. Tout en s’engageant à respecter l’accord signé par son prédécesseur, il a signalé, entre autres, attendre les résultats des Assises de l’outre-mer à l’été 2018 censées dessiner les contours du projet de société pour la Guyane comme pour les autres territoires. Pourtant, depuis la crise de 2008-2009, des consultations ont été menées au niveau local et national. Les États-généraux de l’outre-mer lancés par le président Nicolas Sarkozy ont duré plusieurs mois et ont conduit à cent dix-sept propositions dont certaines, autour de la question des prix et de la concurrence ont été appliquées, notamment dans le domaine des télécommunications. Sans pour autant que les effets de ces mesures ne soient tout à fait perceptibles pour la population.

Un rapport puis une loi sur « L’égalité réelle en outre-mer », portés par Victorin Lurel ont vu le jour. La loi prévoit d’ailleurs que des plans de convergence « co-construits » par l’État et les territoires à partir d’un « état des lieux complet » à partir de 2018. Au niveau local, les initiatives n’ont pas non plus manqué. Ainsi, en Guadeloupe, une vaste consultation appelée « Projet guadeloupéen de société » a été menée en 2012. Les bilans, diagnostics, états des lieux concernant la situation économique et sociale en outre-mer ne manquent pas. Ce qui amène à se poser la question de la finalité de ces Assises lancées en 2017. Ces dernières semblent s’inscrire dans la continuité des États Généraux de l’outre-mer. D’une durée de sept mois, elles se déclinent en deux piliers : d’une part, un volet institutionnel mobilisant les élus, les services de l’État et les « forces vives » du pays (souvent des représentants du monde économique et associatif) ; d’autre part un volet citoyen avec une consultation par internet, un blog et un appel à projets. Les consultations diverses doivent donner lieu à l’établissement d’un « Livre bleu » à l’été 2018.

Le processus suscite sur le terrain un certain scepticisme lié à ce sentiment qu’un diagnostic de la situation des territoires a déjà été établi à la suite des mouvements sociaux des dernières années et des États Généraux de l’outre-Mer. La différence avec les précédents processus participatifs tient sans doute dans l’appel à projets lancé pour l’occasion. À condition que les deux promesses de l’État les concernant soient tenues : celle d’un accompagnement technique par ses services des projets lauréats et le déploiement de moyens pour leur réalisation. Et qu’ils ouvrent la voie tant à la formulation de propositions d’avenir par les élus locaux qu’à une connaissance approfondie des outre-mer par l’ensemble des secteurs de l’État pour un meilleur pilotage des politiques publiques. Sans attendre la prochaine crise pour régler des problèmes structurels par des solutions d’urgence.

La critique d’ores et déjà adressée à ce volet des Assises est cependant révélatrice de la difficulté à penser précisément un renouvellement de la relation entre les territoires et l’État central : le comité en charge de la sélection des projets compte des personnalités qualifiées qui sont pour la plupart basées en France hexagonale, bien loin des réalités locales.

 


[1] Des dérogations annuelles ont été demandées par des élus locaux.

Audrey Célestine

Politiste, Maîtresse de conférence en sociologie politique et études américaines à l'Université de Lille

Notes

[1] Des dérogations annuelles ont été demandées par des élus locaux.