Société

Quelques leçons du débat sur la loi Asile et immigration

sociologue et démographe

Le débat autour de la loi Asile et immigration s’est déroulé tout en longueur : 62 heures de débats sur 7 jours, 999 amendements, pour 42 articles. Au coeur du débat, encore des chiffres : ceux de l’allongement des durées de rétention administrative des migrants, ou encore ceux de raccourcissement des durées d’instruction de leurs dossiers. Une bataille de chiffres sans stratégie solidement construite, et surtout sans prise en compte des droits de l’homme.

Le 22 avril dernier, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture une loi au titre performatif à défaut d’être performant : « Immigration maîtrisée, droit d’asile effectif et intégration réussie ». Les 62 heures de débats se sont étalées sur sept jours, sans compter 28 heures de préparation en commission. Les députés ont discuté 999 amendements pour une loi de 42 articles. La transcription intégrale des débats frôle 3,3 millions de signes, soit un millier de pages. Comme souvent au Parlement français, les débats se sont déroulés au rythme du sirtaki : lent démarrage en début de semaine, suivi d’un crescendo haletant jusqu’au dimanche soir, si bien que les huit premiers articles ont mobilisé la moitié du temps de parole. La qualité des débats s’en est ressentie, même s’il faut signaler la grande maîtrise affichée par la rapporteure, Élise Fajgeles, députée LREM de Paris, très supérieure en cela à Thierry Mariani, qui fut le rapporteur des trois lois Sarkozy sur le même sujet.

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Comment dresser le bilan à chaud de cette longue discussion ? On peut le faire de plusieurs manières. En examinant les principales dispositions adoptées. En soulignant, à l’inverse, les propositions non retenues, à commencer par la nouvelle politique migratoire prônée par l’opposition LR, qui, marque à l’évidence un tournant important. En s’intéressant, enfin, à la rhétorique des arguments échangés et au jeu de postures déployé par les acteurs, de l’extrême gauche à l’extrême droite.

Le président de la République avait annoncé une « refondation complète » de la politique migratoire, il a fallu se rabattre sur des objectifs plus modestes.

Dans son discours de septembre 2017 au corps préfectoral, le président de la République avait annoncé une « refondation complète » de la politique migratoire. Il a fallu se rabattre sur des objectifs plus modestes. Le Conseil d’État, dans son avis sur le projet de loi, a déploré l’absence de stratégie globale et regretté qu’on s’empresse de légiférer (au rythme d’une loi tous les seize mois depuis vingt-cinq ans !) sans procéder à l’évaluation des lois précédentes, y compris celle de 2015. À quoi le ministre de l’Intérieur oppose les urgences de la crise migratoire et la nécessité d’apaiser les inquiétudes de l’opinion publique. Le système d’accueil, a-t-il répété, est « embolisé » ; il faut rétablir au plus vite « une vie plus harmonieuse » dans les communes placées en première ligne. De fait, le projet repose davantage sur des stratagèmes que sur une stratégie.

Un premier objectif était de diviser par deux (de 12 mois à 6 environ) la durée d’instruction de la demande d’asile, recours compris. À son arrivée en France, le nouvel entrant disposera désormais de 90 jours au lieu de 120 pour déposer sa demande ; il sera informé « par tout moyen » du verdict de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), au besoin par SMS ; il n’aura plus un mois mais seulement 15 jours pour déposer un recours à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), dont les audiences pourront s’effectuer à distance, par vidéo. Les députés de gauche ont relayé l’émoi des associations et des professionnels, qui soulignent que la réduction des durées risque de frapper en priorité les demandeurs les plus vulnérables et de mettre en péril l’exercice effectif des droits. La droite LR et l’extrême droite sont restés insensibles à ces arguments et, profitant de la dimension quantitative de ces mesures, ont surenchéri en poussant le curseur vers des temps de réaction plus réduits.

Face à cette double opposition, les défenseurs du projet ont eu beau jeu de le présenter comme un ensemble de mesures « équilibrées », évoluant sur une courageuse « ligne de crête » entre fermeture et ouverture, dureté et générosité. Ils ont pris soin, par ailleurs, d’atténuer le durcissement des procédures en les assortissant de garanties qualitatives, comme le recours suspensif à l’aide juridictionnelle, la réception effective des courriers de l’Ofpra, la présence physique d’un interprète pendant les audiences, la qualité de la vidéo, la possibilité d’une « saisine sommaire » de la Cour nationale du droit d’asile – sans apaiser toutefois ni la gauche ni la droite. Les deux oppositions ont convergé dans la dénonciation d’une loi « inutile et dangereuse », mais sur des bases opposées, la gauche dénonçant les atteintes aux droits fondamentaux, la droite voyant dans chaque atténuation ou garantie un nouvel « appel d’air » venant saper le droit du pays à choisir souverainement ses migrants et ses réfugiés.

Outre le traitement accéléré des demandes d’asile, la loi cherche à intensifier l’éloignement des déboutés si le pays d’origine est réputé « sûr » ou si leur cas est en réexamen. Elle intègre la substance de la « circulaire Collomb », qui permet à l’Ofii (Office français d’immigration et d’intégration) d’identifier les demandeurs d’asile, voire les réfugiés, occupant des places dans l’hébergement d’urgence. Mesures, là encore, jugées inutiles par les uns, dangereuses par les autres, sans qu’on puisse trancher a priori faute d’évaluation des mesures déjà prises en ce sens.

Les rares députés qui se sont fait les porte-parole de la détresse des exilés se sont attirés les foudres du Front national : vous portez la voix des migrants, nous portons celle des Français !

La lutte contre l’immigration irrégulière passe par des durées plus longues pour la rétention administrative (90 jours au lieu de 45) ; pour la retenue administrative permettant de vérifier le droit au séjour (24 heures au lieu de 16), etc. Les députés LR se sont adonnés au comique de répétition en sommant inlassablement le ministre de l’intérieur de révéler la teneur d’un « plan caché » de régularisation « massive » de 40 000 personnes auquel un article du Monde avait fait allusion. Le ministre de l’Intérieur est resté impavide – mais sa ministre associée, Jacqueline Gourault, a dénoncé maladroitement cette méthode de harcèlement. Les rares députés qui se sont fait les porte-parole de la détresse des exilés face à la suspicion systématique et à l’empilement des obstacles bureaucratiques se sont attirés les foudres du Front national : vous portez la voix des migrants, nous portons celle des Français !

En sens inverse, la loi adoptée le 22 avril étend les droits de plusieurs catégories de demandeurs : les réfugiés « subsidiaires » (menacés de tortures au pays d’origine), les demandeurs persécutés en raison de leur homosexualité, les jeunes filles – mais aussi les jeunes gens – exposés au risque de mutilation sexuelle, les victimes de violences conjugales. Les mineurs déjà protégés par l’Ofpra bénéficieront de la « réunification » de la fratrie, une mesure violemment dénoncée par la droite qui y voit, à nouveau, la source d’un appel d’air. L’admission au marché du travail est facilitée pour de nouvelles catégories : étudiants chercheurs, demandeurs d’asile sans réponse de l’Ofpra au bout de 6 mois (et non plus de 9). La majorité a dû concéder un amendement accordant un titre de séjour exceptionnel aux personnes intégrées dans les associations humanitaires de type Emmaüs. Enfin, la mesure la plus âprement discutée est celle qui définit les conditions auxquelles les bénévoles peuvent échapper au « délit de solidarité ».

Il est trop tôt pour apprécier les effets de l’ensemble de ces mesures, hétéroclites à force d’être savamment balancées. Il est possible qu’elles accélèrent les délais et réduisent le temps d’incertitude et d’anxiété qui assaille les demandeurs d’asile ou les candidats au séjour. C’est le principal argument invoqué par le gouvernement. Mais le résultat risque de se faire attendre si le développement des moyens ne suit pas l’annonce de mesures jouant sur les durées de traitement ou de rétention. Il est certain, en revanche, que les associations assistant les migrants sur le terrain, et sans lesquelles le système ne pourrait pas fonctionner tant il est complexe, subiront un stress supplémentaire. Le FN les a accusées, au cours du débat, de tirer des « bénéfices juteux » de la « misère du monde », sous prétexte qu’elles touchent des subventions publiques. La violence du propos est glaçante, mais elle a des équivalents à peine atténués du côté de la droite et, même, de certaines franges du centre.

Plus révélateur que ces débats nous semble le nouveau tournant pris par le programme politique du groupe LR en matière d’immigration, dont aucun amendement n’a été retenu par l’Assemblée. Guillaume Larrivé, le porte-parole le plus actif des LR, a esquissé une critique voilée de l’ère Sarkozy à laquelle il avait été personnellement associé (une ère qui a duré 9 ans, si l’on additionne le ministère de l’Intérieur et le quinquennat) : elle a finalement laissé en place les contraintes imposées par les conventions internationales et les cours européennes. Elle est restée « cadenassée par le juridisme » ; il est temps de faire sauter le verrou. Mais comment s’y prendre ? En ressuscitant, par exemple, la vieille idée des quotas. Les députés LR se sont maintes fois référés à l’exemple démocratique du Canada (il se trouve qu’ils ont reçu Justin Trudeau dans l’hémicycle avant d’entamer leurs travaux) pour légitimer leur volonté d’instaurer des « quotas », des « plafonds » ou des « contingents de migrants, à définir par motifs et par pays d’origine. Un député LR du Var, Jean-Louis Masson est allé jusqu’à proposer de fixer annuellement « le nombre de personnes susceptibles d’être accueillies au titre du droit d’asile », réduisant ainsi ce dernier à un outil de régulation des flux migratoires. En réponse aux députés LR, qui parlaient d’instaurer des quotas sur l’ensemble des flux, au-delà de l’asile, la rapporteure de la loi, Élise Fajgeles, a rappelé que cette idée, déjà caressée par Nicolas Sarkozy en 2007, avait été jugée inconstitutionnelle par le rapport Mazeaud de juillet 2008. À quoi les députés LR ont répliqué qu’il fallait passer outre, vu l’ampleur de la crise migratoire.

Les quotas annuels concernent uniquement au Canada la migration de travail, et aucunement la migration familiale ou la migration de refuge.

Personne ne s’est levé pour réfuter sérieusement la référence canadienne, le ministre de l’Intérieur se contentant de rappeler que le Canada n’occupait pas la même position géographique que la France. En réalité, la méprise est totale : les quotas annuels votés par le Parlement canadien concernent uniquement la migration de travail et aucunement la migration familiale ou la migration de refuge : il est impensable, pour le législateur canadien, d’imposer des quotas aux entrées de migrants régies par les droits de l’homme. De plus, les quotas canadiens se situent à un niveau bien plus élevé, en proportion, que la migration de travail acceptée en France : environ cinq fois plus à population égale ! La référence canadienne est donc fallacieuse, elle méconnaît le fait que le Canada pratique une politique sélective de la migration de travail en organisant, certes, une sorte de concours sur capital humain qui privilégie les études supérieures, l’expérience professionnelle et la maîtrise de la langue, mais sans barguigner pour autant sur la quantité. Particulièrement élevés, les « plafonds » fixés par le Parlement canadien servent davantage à lisser le nombre de places mises au concours qu’à le réduire. On est très loin de la logique prônée par les députés LR.

Guillaume Larrivé a esquissé enfin une autre voie : s’appuyer sur les articles de la Convention européenne des droits de l’homme qui prévoient d’éventuelles dérogations au nom du « bien-être économique » du pays. Mais il suffit de consulter la jurisprudence disponible à ce jour pour s’apercevoir qu’une dérogation doit rester une dérogation et se justifier par des raisons dûment proportionnées ; elle ne peut en aucun cas saper le principe général. Derrière l’aplomb de ces affirmations se cache un certain désarroi et, surtout, l’incapacité à comprendre que les droits de l’homme, loin d’être une contrainte imposée de l’extérieur à notre souveraineté, font partie prenante de notre héritage juridique.


François Héran

sociologue et démographe, Professeur au Collège de France

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