Au Moyen-Orient, le grand bond en arrière
Parfois, l’histoire bégaie. Au Moyen-Orient, elle radote. La petite rhétorique entendue ces derniers jours du côté de Jérusalem a des airs de ritournelle. La cible, l’Iran, est toujours la même, tout comme les acteurs, Israël, soutenu par l’Arabie saoudite et les États-Unis. Le discours, grandiloquent, et la mise en scène, grossière, en rappellent d’autres… « L’Iran a menti » sur son programme nucléaire, a proclamé lundi 30 avril le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. « Il y a quelques semaines, grâce à un exploit de nos services de renseignements, Israël s’est emparé d’une demi-tonne de documents », a affirmé le premier ministre, avant de dévoiler derrière lui une étagère chargée de classeurs et de CD-Rom. « Voici, a-t-il dit, ce que nous avons trouvé : 55 000 pages et 55 0000 documents stockés sur 183 CD. »
Dubitative, l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique chargée du contrôle et du suivi du dossier du nucléaire iranien, a très vite réagi, estimant qu’il n’y avait « aucune indication crédible » de programme nucléaire de l’Iran après 2009.
La politique de mise à l’index de Téhéran a produit une série de résultats que l’on ne peut que qualifier de piteux pour Washington.
L’histoire récente pousse les observateurs internationaux à la plus grande prudence concernant les mises en scène spectaculaires dont Netanyahou à la secret. En 2012 déjà, le Premier ministre israélien avait été contredit par ses propres services secrets, comme en attestaient des documents publiés à l’époque par le quotidien britannique The Guardian et la chaîne qatarie Al-Jazeera, lorsqu’il avait déclaré que l’Iran était à environ un an de se doter de l’arme atomique.
Cette rhétorique favorite de Netanyahou en temps électoral et/ou de tempête judiciaire – comme celle qu’il traverse actuellement –, donne l’occasion d’examiner le résultat de la politique étrangère des trois alliés telle qu’elle se concrétise depuis l’accession de Trump à la présidence des États-Unis. Le retour au durcissement vis-à-vis de l’Iran, après la rupture qu’a constitué la signature en 2015 de l’accord nucléaire iranien, doit être analysé au regard des effets que cette rhétorique a produit sous les présidences précédentes : un renforcement de la capacité d’action de l’Iran sur le plan régional, en Irak comme en Syrie, et un resserrement de l’alliance pourtant contre-nature entre Téhéran et Moscou. De fait, en dehors de la détente toute relative durant le second mandat d’Obama, la politique de mise à l’index de Téhéran a produit une série de résultats que l’on ne peut que qualifier de piteux pour Washington.
Malgré quatre décennies d’embargo international et de sanctions qui continuent à frapper douloureusement la population, le régime iranien a fait la preuve de sa capacité de survie, de la puissance de ses ressources diplomatiques, et de sa force de frappe militaire. Sa capacité de nuisance en Irak via les milices chiites qu’il contrôle, et son rôle décisif dans le maintien au pouvoir de Bachar El Assad en Syrie en sont la démonstration. Que faire, donc, vis-à-vis de l’Iran ? Opter pour la répression, ce dont rêve Israël, ou s’engager plus en avant dans la concertation, prolongeant ainsi le premier pas représenté par la signature de l’accord sur le nucléaire ? En 2018, l’alternative se décline de manière claire. D’un côté, l’« isolement » iranien n’a eu pour effet que de renforcer une alliance de circonstance entre Téhéran et Moscou, accentuant la polarisation du Moyen-Orient. De l’autre, l’accord sur le nucléaire a laissé entrevoir de meilleurs perspectives d’intégration pour une gestion des crises en cours, en Irak comme en Syrie. Deux dossiers centraux pour l’avenir de la région et dont les États-Unis, pas plus qu’Israël ou l’Arabie saoudite, ne détiennent les clés.
Fin janvier 2017, le sommet d’Astana, sous le triple parrainage turco-russo-iranien, a sanctionné de manière spectaculaire cette réalité défavorable aux intérêts occidentaux.
Outre Téhéran, un autre acteur s’est lui aussi rapproché de la Russie, en partie du fait des errements de la politique étrangère au Moyen-Orient, telle qu’elle se conçoit entre Washington, Tel Aviv et Riyad. Après avoir décidé de contribuer à la chute de la dictature syrienne à l’été 2011, et tenté de convaincre les États-Unis de lui venir en aide en ce sens, la Turquie a cessé depuis deux ans de regarder vers l’Occident pour se concentrer sur ses intérêts immédiats, dirigés contre les Kurdes. Et ce, en négociation directe avec l’Iran et la Russie, qui constitue par ailleurs un partenaire économique essentiel pour la Turquie.
Fin janvier 2017, le sommet d’Astana, sous le triple parrainage turco-russo-iranien, a sanctionné de manière spectaculaire cette réalité défavorable aux intérêts occidentaux. La suite de ce rapprochement apparaît limpide. Qu’ont fait Washington et les pays occidentaux en réaction à l’offensive militaire menée par les Turcs contre leurs anciens alliés kurdes du PYD ? Rien. Suite à cette offensive, les Turcs, eux, ont bel et bien repris pied dans le dossier syrien. Au nord-est de la Syrie, rien ne se fait aujourd’hui sans l’accord d’Ankara, dont l’autonomie vis-à-vis de Washington dessert les intérêts américains, et, plus largement, des pays occidentaux dans la région.
Cette politique de raideur reprise par Trump est aussi antagoniste des mouvements sociaux et politiques qui ont irrigué le Moyen-Orient entre 2011 et 2013.
C’est un fait : au Moyen-Orient, la réactivation depuis l’élection de Donald Trump de la rhétorique agressive vis-à-vis de l’Iran et le resserrement des relations avec l’Arabie et Israël ne lui ont pas permis d’accroître sa marge de manœuvre dans une région où l’influence de Téhéran s’est accrue de manière importante. À l’inverse, les derniers mois ont encore réduit – si cela était possible – la capacité d’action des États-Unis et de leurs alliés au Moyen-Orient. En Syrie, malgré les frappes américaines, la situation sur le terrain est toujours la même : rien ne se fait sans l’accord des Russes et des Iraniens. Et Trump se trouve désormais bloqué dans son idylle avec le Premier ministre israélien, qui n’a rien à lui offrir sur le plan diplomatique en échange de son geste spectaculaire de reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël.
Cette politique de raideur reprise par Trump n’est pas seulement contre-productive pour les intérêts occidentaux, elle est aussi antagoniste des mouvements sociaux et politiques qui ont irrigué le Moyen-Orient entre 2011 et 2013, année du coup d’État militaire en Égypte. Le soutien américain au pouvoir saoudien présente un coût humain considérable, et place une nouvelle fois les États-Unis du mauvais côté de l’histoire. De fait, depuis le coup d’État contre le président égyptien élu, Mohammed Morsi, appuyé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, la contre-révolution décidée à Riyad a enflammé le Moyen-Orient.
En Égypte, au Bahreïn, au Yémen, en Tunisie même, où le soutien des pays du Golfe au parti Nidaa Tounès a trop peu été souligné, les aspirations au changement, à la lutte contre la corruption et au développement des société civiles ont été peu à peu étouffées. Pour un temps seulement : les causes sociales, économiques, démographiques du « printemps arabe » – si bien mises en avant dans les travaux de chercheurs comme Gilbert Achcar, dont le livre Le peuple veut demeure d’une brûlante actualité – n’ont pas disparu comme par enchantement, sous l’effet des irrédentismes saoudiens. Une aspiration au changement due aux facteurs économiques et culturels visibles en Iran, même pendant les jours qui l’ont agité cet hiver…
En diplomatie, la politique du bâton sans contrepartie fonctionne rarement.
Face à ce Moyen-Orient bouillonnant, que va faire Donald Trump ? Désignation de l’Iran comme l’ennemi à abattre, quand son intégration demeure pourtant essentielle au règlement des crises syrienne et irakienne ; alliance inconditionnelle à Israël jusque dans sa politique aveugle contre Gaza et les Palestiniens ; appui renouvelé aux dirigeants saoudiens dans leur soutien aux pires régimes de la région, et notamment au président égyptien Sissi… En 2018, la politique étrangère américaine et de ses alliés est un copie-collé de celle en vogue sous les présidences Bush, père et fils. L’administration Trump avait fixé aux signataires de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien la date du 12 mai comme ultimatum pour accepter de corriger celui-ci, ainsi que l’avait analysé Amélie Myriam Chelly dans les colonne d’AOC. Depuis la semaine dernière, on entendait à Washington qu’une annonce spectaculaire serait faite ce mardi 8 mai, soit 4 jours avant la date annoncée. Si la rationalité inspirait un tant soit peu le locataire de la Maison Blanche, il aurait réévalué ce que ses alliés et cette rhétorique guerrière ont coûté à son pays, et à sa diplomatie. Et ce que menace de lui coûter ce grand bond en arrière.
En diplomatie, la politique du bâton sans contrepartie fonctionne rarement. L’Iran et son régime sont là pour en témoigner. Si Trump l’a compris sur la Corée du Nord, avec le spectaculaire rapprochement que l’on observe depuis le mois d’avril, peut-être en prendra-t-il conscience face à l’Iran. Ce n’est, hélas, par encore la tendance, quand au Moyen-Orient la polarisation entre une Arabie saoudite, coupable de crimes de guerre au Yémen, et l’Iran, soutien du régime criminel de Bachar Al Assad en Syrie, enferme la région dans un duel mortifère dont les États-Unis et ses alliés sont parties prenantes.