Pourquoi il faut avoir peur des megafires
Le grand incendie de forêt est un « fait total », indissolublement social et naturel : big fire, megafire, feu extrême, LFF (large forest fire), hyper feu, « The Beast », ce sont des feux catastrophiques, ces dernières années en témoignent, dont l’ampleur, en termes d’étendue, de violence, de température, d’extension, de conséquences humaines ou de récurrence, est très supérieure à ce qui se produisait dans le passé.
En 2017, le Groenland a brûlé. Des plaines enneigées ont pris feu. Cet été, c’est le tour de la Suède. Toutes les forêts d’Europe du Nord, victimes de pics de chaleur couplés à une longue sécheresse et à des vents erratiques, sont exposées. Les feux qui consument aussi la Californie, qui connaît les plus grands incendies de son histoire, la Grèce, l’Australie, ne sont pas habituels. Les témoins expriment un sentiment de jamais vu.
C’est pour nommer le caractère inédit du phénomène que le terme « megafire » est apparu et a commencé à s’imposer. Son auteur, Jerry Williams, qui fut responsable du service des forêts américain, observe que, même si ce terme n’est pas clair et qu’il n’y a pas de consensus sur ce que qualifie « mega », il met en exergue le fait que les grands feux ont un « comportement » que les spécialistes n’ont jamais observé dans le passé et qui, en outre, ne cesse de se modifier : « le phénomène semble se réinventer sans cesse de lui-même et se refermer sur nous, en même temps que nous luttons pour le définir. » Selon Edward Struzik, il pourrait « reconfigurer les écosystèmes que sont la forêt et la toundra d’une manière que les scientifiques ne comprennent pas vraiment. ». Selon lui, il est probable que les forêts d’Amérique du Nord changent de nature, que les industries ferment, que les eaux soient polluées, que des villes entières soient déplacées.
Le degré de gravité de ces feux atteint celui des tsunamis, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre. Pourtant alors qu’un être humain ne peut déclencher aucun de ces phénomènes, il peut mettre le feu à la forêt. Un seul individu peut craquer une allumette et, bénéficiant de conditions favorables, incendier des milliers d’hectares. Les mégafeux qui en 2018 ont détruit environ 400 000 hectares de forêt en Californie, fait déplacer 20 000 personnes et provoqué la mort d’une dizaine, semblent avoir été criminels. C’est le cas de Holy Fire dans Cleveland National Forest, dont le responsable a été arrêté en août 2018.
Là où les mégafeux passent, il ne reste rien.
Les mégafeux sont des révélateurs. Ils mettent à l’épreuve nos conceptions politiques, environnementales, économiques. Ils récusent aussi bien l’idéologie de la domination de la nature que celle des équilibres spontanés. Provoqués en immense majorité, de 90 à 98 % selon les sources, par des êtres humains négligents ou criminels, ils sont pourtant si incontrôlables qu’il est probable que des zones entières devront être évacuées.
Les laisser passer, au prétexte qu’ils feraient partie des équilibres écologiques, c’est accepter la déstructuration durable des sols, la disparition des forêts et de leurs habitants, la destruction des biens et parfois des vies humaines. Chercher au contraire à les dominer, c’est alimenter les processus, notamment industriels, qui expliquent leur genèse et contribuent à leur expansion. Que faire ? Comment penser les relations entre la nature et les humains de manière à poser les bases d’une attitude adaptée ?
Grâce à un ensemble nourri de publications (en particulier l’ouvrage collectif The Wildfire Reader édité par Wuerthner en 2006), d’émissions et de films, l’idée que les feux, loin d’être ces « monstres tueurs » auxquels ils ont été assimilés, sont « naturels » et bons pour la forêt, a été largement acceptée. Les feux sont utiles à la persistance d’espèces animales, à la régénération des plantes devenues pyrophiles ; ils maintiennent le paysage ouvert, éliminent au fur et à mesure la masse de combustible qui s’accumule au sol, éclaircissent le sous-bois, favorisent la pousse d’herbages dont certaines espèces, tels les bisons d’Amérique ou les wallabies d’Australie, sont friandes, suppriment certaines espèces invasives, comme les mimosas, au profit d’espèces moins proliférantes, sauvegardent la biodiversité, répandent les semences, décomposent la matière organique, enrichissent les sols, etc.
Mais c’est là confondre plusieurs « régimes du feu », selon l’expression de Stephen Pyne, qui distingue feux naturels, aborigènes, industriels. Les mégafeux constitueraient-ils un nouveau régime ? Ils sont en tout cas d’un autre ordre. Loin de régénérer la forêt, ils la détruisent durablement, du moins à l’échelle de la vie humaine, voire de l’humanité. Là où les mégafeux passent, il ne reste rien.
On peut redouter que le scénario de la destruction par les flammes du monde qui constitue les conditions d’existence de l’être humain, s’avère le plus imminent.
Le rapport entre le feu d’entretien motivé par des pratiques de défrichage ou d’écobuage, et le grand incendie qui, sautant de colline en colline, détruit des milliers d’hectares, est aussi contrasté que celui qui oppose le brûlage des ordures ménagères et l’incendie qui anéantit toute une ville. Le phénomène est si brutal qu’on peut parfois redouter que, parmi tous les scénarios des catastrophes naturelles liées au changement climatique que nous avons imaginés, celui de la destruction par les flammes du monde qui constitue les conditions d’existence de l’être humain, s’avère le plus imminent.
Il faut considérer en tout cas ce que les grands feux de forêt révèlent. D’une part, ce sont des événements violents, paroxystiques, indéniables. Il est impossible de s’y adapter. Aucun des processus d’équilibre dynamique qui caractérisent les communautés biotiques et expliquent l’adaptation des espèces à leur environnement ne peut ici prévaloir. En cas de feu extrême, la rupture écologique est si profonde, certaines espèces, telles les tortues d’Hermann, si menacées, l’espace est si violemment et brutalement transformé, l’habitat des vivants si durablement déstructuré que les évolutions favorables ne sont plus possibles, du moins à l’échelle qui est la nôtre.
Vivre « avec les feux », en bonne intelligence, comme le recommandaient certains écologistes il y a encore une dizaine d’années, comparant le compagnonnage envisagé à celui que nous pourrions utilement restaurer avec les loups, est hors sujet. Le grand feu est un voisin infréquentable que nulle « diplomatie », selon le concept utilisé par Baptiste Morizot concernant nos voisins les loups, ne peut acclimater au vivre ensemble.
D’autre part, la réponse qui consisterait à rechercher dans les sciences et l’industrie une solution pour dominer les grands feux semble à l’heure actuelle introuvable. Contrairement à ce que pourrait faire croire la vigueur des actions destinées à les combattre, le niveau des investissements en hommes et en matériel, les avancées de la recherche en matière de nouvelles technologies, l’héroicisation des « soldats du feu », les grands feux de forêts sont incontrôlables. Ils ne s’éteignent que quand le vent tombe ou quand le combustible vient à manquer. Leur comportement apporte un démenti cinglant à la logique dominante qui est celle d’une gestion maîtrisée des ressources naturelles et d’une administration « rationnelle » du territoire, qui voudraient que les phénomènes « obéissent » invariablement à des lois, qu’ils soient donc prédictibles et contrôlables.
Le chemin qui mène du projet de domination de la nature au dérèglement climatique est désormais bien identifié.
C’est en se réclamant de ces croyances positivistes (par contraste avec les principes des sciences expérimentales) que les politiques de suppression complète des feux traditionnels se sont imposées, puis se sont focalisées sur leur extinction afin de protéger les biens et les personnes une fois qu’ils sont allumés, plus que sur des mesures qui permettraient de les éviter ou, du moins, d’en limiter la gravité.
Le nouveau phénomène appelé « the fire-industrial complex », « le complexe industriel du feu », est le bras armé d’un projet de contrôle dont la connotation martiale est évidente. Destiné à la « guerre » contre les feux, il inclut hélicoptères, robots surdimensionnés, produits retardants et extincteurs, canadairs, personnels, véhicules, formation et recherche, réservoirs d’eau, matériel en tout genre, le tout pour un coût abyssal qui absorbe une partie croissante du budget des services des forêts dans le monde, et ce pour une utilité reconnue comme douteuse.
Cette posture est d’autant plus problématique qu’elle est une cause majeure des mégafeux. Le chemin qui mène du projet de domination de la nature au dérèglement climatique est désormais bien identifié. Du discrédit des pratiques d’écobuages et autres feux aborigènes qui assuraient depuis des milliers d’années l’entretien des forêts, aux mégafeux qui contribuent au réchauffement, en passant par les feux criminels et la constitution d’une task force impressionnante, un cercle vicieux se met en place.
D’une part, la relation entre incendies et réchauffement ne peut plus être niée : la saison du feu s’allonge, ayant augmenté, par exemple aux États-Unis, entre 1970 et 2015, de 78 jours en moyenne. D’après de multiples rapports recourant à « l’indice forêt météo » (IFM) — (il s’agit un calcul de probabilité tenant compte de données telles que la température, l’humidité de l’air, la vitesse du vent et les précipitations), « À l’horizon 2040, l’IFM moyen devrait progresser de 30 % par rapport à la période 1961-2000. Certaines simulations montrent que cette augmentation pourrait atteindre jusqu’à 75 % d’ici 2060. À cette échéance, une année comme 2003 deviendrait ainsi la norm. » Les rapports préliminaires établis à l’occasion de la COP 21 de 2017 confirment ces inquiétantes prévisions. En 2017, le nombre d’hectares brûlés en forêt a doublé. Il est probable qu’en Europe du Sud, il augmente de 50 % à plus de 100 % au cours du XXIe siècle.
Contribuer au réchauffement climatique ou mettre le feu en profitant des nouvelles conditions météorologiques relèvent de logiques complémentaires.
D’autre part, l’impact des mégafeux sur le climat est avéré : la destruction de millions d’arbres qui privent la planète du poumon qu’ils sont pour elle, l’augmentation des risques hydrogéomorphiques (en 2017, les mégafeux ont provoqué au Chili l’interruption de l’approvisionnement en eau pour plus de 5 millions de gens), la production de tonnes de CO2, aggravent la situation. En septembre 2015, les feux en Indonésie ont généré chaque jour plus de gaz à effet de serre que l’activité économique américaine tout entière. D’après des modèles générés par ordinateur, on craint que les grands feux engendrent en quelques mois dans certains endroits plus de carbone que les voitures de la même région en une année. Dans les zones froides, comme en Alaska ou en Sibérie, le carbone et le méthane qui étaient emprisonnés dans le permafrost sont massivement libérés dans l’atmosphère. Autre désastre, les cendres qui retombent dans les mers sont emportées jusqu’au Groenland où elles absorbent la chaleur du soleil et contribuent donc à la fonte des glaces.
Les feux sont certes meurtriers (le récent drame en Attique près d’Athènes est là pour le montrer) mais les causes qui les provoquent le sont aussi. Contribuer au réchauffement climatique ou mettre le feu en profitant des nouvelles conditions météorologiques relèvent de logiques complémentaires. Pour les pyromanes et les terroristes, l’avenir est radieux. La guerre par le feu ne rencontre comme obstacle sur son parcours qu’une guerre contre le feu dont les pouvoirs sont limités.
Cette situation est emblématique, je pense, d’un ensemble plus vaste marqué par une perspective guerrière dont les acteurs sont en quête non de richesse, de pouvoir ou de liberté, mais de la sécurisation de leurs conditions de survie. Ils forment des binômes activés par la prémonition plus ou moins consciente de l’épuisement des ressources planétaires (à commencer par celui d’eau potable), opposant très riches et très pauvres, habitants et migrants, accaparateurs géants de ressources planétaires et populations locales et, de plus en plus, habitants des zones provisoirement épargnées par le réchauffement et réfugiés climatiques, dont le nombre pourrait atteindre des millions sous 30 ans.
Depuis le poste d’observation que sont les feux de forêt grandissent un alarmisme raisonnable et l’indispensable sentiment d’urgence d’agir afin de limiter l’impact humain sur le climat, qui autrement font défaut.