La fin du monde et le Mal qui vient
Qu’on se rassure : il n’entre pas du tout dans mes buts de gâcher votre rentrée en citant les chiffres effectivement catastrophiques de la canicule de cet été, d’évoquer la mousson dévastatrice qui dévaste actuellement le sud de l’Inde, de faire la moindre allusion à la fonte du permafrost (que je croyais cantonnée à la lointaine Sibérie, mais qui vient de frapper les Alpes), pas davantage de faire le rapprochement avec les nombreux abandons de politique environnementale aux États-Unis et, me dit-on aussi, en France, et moins encore, voire franchement pas du tout, avec la désertification, les famines, les crises économiques, les guerres civiles et les exodes massifs qui vont en résulter sous peu. Tous, nous avons appris à vivre avec ces petites bouffées d’anxiété où, pour le salut de notre digestion psychologique, la surface encore lisse d’un quotidien sans accidents notables enrobe des anticipations d’une amertume effroyable – et la pilule passe.
C’est qu’il y a des choses dont nous avons si peur qu’il est « impossible » (lisez « impensable ») de croire qu’elles vont effectivement arriver. Parmi elles, la fin de l’humanité tient une place de choix. Car nous n’ignorons nullement les facteurs de destruction écologique de la planète, ni les désastres géopolitiques qui vont suivre. C’est plutôt qu’une préférence bien compréhensible pour une issue heureuse entache la juste compréhension des processus. Pourtant, bizarrement, ils sont très intelligibles. Car la fin du monde et de l’humanité dont il s’agit ici ne doit rien à la religion, ni à rien d’irrationnel : l’apocalypse matérielle et non spirituelle qui nous est promise est selon le mot de Günther Anders une « apocalypse sans royaume » : une fin sèche qui ne révélera rien et ne justifiera personne. Mais ce n’est pas non plus le genre de fin du monde que causeront de grands événements astronomiques, comme l’explosion du soleil, dont on parle avec détachement parce que les durées en jeu ne nous concernent plus. Ce qui rend la fin des temps à la fois intelligible et proche (comme l’endroit et l’envers d’une même pièce), c’est qu’elle va avoir lieu dans un horizon historique. Autrement dit, dans quelques siècles, mille ans tout au plus, causée et vécue par des gens qui ont de fortes chances de beaucoup nous ressembler, et qui, de toutes façons, auront hérité des conséquences de ce que nous faisons aujourd’hui.
Réfléchir sur les temps de la fin ne mériterait pas une heure de peine si cela ne nous permettait de comprendre ce que les gens font et feront en hâte.
Cet espoir d’une issue heureuse, même si elle s’en défend, explique pourquoi la littérature semi-savante qui décrit l’effondrement à venir, la collapsologie, comme on l’appelle désormais, conserve une certaine ambiguïté. Dresser un tableau hyper-réaliste de la fin des temps ne l’empêche pas d’en appeler à un sursaut salutaire, ce qui rend du coup cette même fin fictive. Le fait (la fin) reste inséparable de l’espoir (même ténu) qu’il ne se réalise jamais, ou pas aussi catastrophiquement qu’on peut craindre. Ce n’est pas exactement qu’il est possible que la fin n’ait pas lieu, car on la tient pour certaine ; c’est qu’il est inconcevable que cette fin ait nécessairement lieu. Sous sa forme la plus raffinée, développée autrefois par Jean-Pierre Dupuy sous le chef du « catastrophisme éclairé », l’argument essaie donc de faire tenir ensemble a) que la fin est certaine, qu’il y a donc des raisons objectives d’avoir peur, mais b) qu’elle est en même temps non nécessaire, ce qui justifie que nous agissions pour la prévenir.
Dans Le Mal qui vient, je propose tout autre chose. Je suggère qu’il est temps de poser en prémisse que la fin du monde et de l’humanité est certaine, mais aussi inévitable quoi que nous fassions désormais et, surtout, qu’elle est proche. Proche, mais pas imminente. Parce que si l’on doit en penser quelque chose, alors il faut lui laisser un délai pour advenir, en sorte que cette fin ne soit pas une pure surprise. Autrement dit, il ne faut pas simplement penser la fin des temps, mais les temps de la fin, ce qui exige de se souvenir et d’anticiper : de voir venir et, en voyant venir, de prendre conscience. C’est aussi parce que penser, c’est comprendre des processus, même s’ils s’accélèrent, même s’ils convergent vers un Événement majuscule qui sonne le glas de tous les processus. Enfin, réfléchir sur les temps de la fin (ceux d’avant la fin des temps) ne mériterait pas une heure de peine si cela ne nous permettait de comprendre ce que les gens font et feront en hâte, à mesure que la fin se rapprochera et, pour cela, il leur faut, il nous faut un peu de temps avant que tout finisse : le temps que ce qui était juste probable, et anticipé par peu de gens, devienne l’évidence commune.
Pas plus que vous, je n’aime agiter cette idée. L’explorer n’exige pas seulement de barboter dans les paradoxes inextricables des situations-limites. Elle incite à sauter un peu vite de la raison au mythe. En somme, la clarté chérie du philosophe doit ici faire des concessions à une obscurité déplaisante, obscurité qui ne colore pas juste, objectivement, l’idée de la fin, mais qui enténèbre aussi l’esprit qui la pense.
La collapsologie parle encore le langage de la science-fiction et n’arrive pas à déboucher sur une philosophie politique de l’autodestruction, ni sur une science de la fin de la société.
L’écriture savante s’en ressent. Tout de même que les grandes utopies de la Renaissance, celle de More ou de Campanella, la grande affirmation du droit des individus à vivre libres dans une société harmonieuse, préfiguraient ce qui, deux siècles plus tard, prendrait la forme rationnelle du « droit des gens », puis des différentes versions du « contrat social », des institutions républicaines, voire démocratiques, de même, une certaine sensibilité littéraire, qui commence à livrer d’authentiques chefs-d’œuvre, la science-fiction post-apocalyptique, appelle aujourd’hui en creux une réflexion d’ampleur dont nous n’avons encore, hélas, que les balbutiements. Voilà d’ailleurs pourquoi la collapsologie parle encore le langage de cette science-fiction, et qu’elle n’arrive pas à s’élaborer réflexivement, autrement dit à déboucher sur une philosophie politique de l’autodestruction, ni sur une science de la fin de la société. On voit l’embarras où nous plonge l’effort pour prendre au sérieux la fin (dans un horizon historique) du monde et de l’humanité. Car c’est le sens de l’activité rationnelle qu’elle porte à sa limite ultime. Si pareille fin est réelle, alors la raison qui la conçoit doit assurément muer. Mais sa mutation, qu’est-ce qui la contrôlera ? Qu’est-ce qui conservera la raison à la raison ? Comment savoir si l’on raisonne bien sur la fin de tout, ou si l’on délire ?
À moins que nous ne soyons aveugles à ce qui se passe. Sous la pression sourde des ouragans et des guerres, de la pollution et des migrations, nous devrions apercevoir l’interdépendance vertigineuse des choses physiques et des êtres sociaux, tout ce qui fait des unes les raisons d’être des autres, et c’est cela qui change déjà, sans qu’on en prenne la mesure, le contenu et le sens de ce qu’on appelle la raison et la science. Voyez l’évolution récente du travail de Bruno Latour. Depuis longtemps, dit-il, nous résistons à l’idée que rien n’existe que parce qu’on le fait durer. Nous ne voyons pas que non seulement les activités humaines font exister les choses, mais que les choses, loin d’être passives et sans voix, soutiennent réciproquement l’activité humaine. En sorte que les véritables composants du monde sont tous ces « hybrides » naturels et culturels que nous ne cessons avec acharnement de séparer à coup de dualismes vains – rejetant les uns dans le « monde matériel » et les autres dans le « monde social ». Or notre situation, avec toutes ces crises indissolublement écologiques et politiques, prouve sans le moindre doute qu’il y a continuité ontologique entre la biophysique et la géopolitique – voilà ce « révèle » l’apocalypse en cours.
Ainsi, en ranimant l’« hypothèse Gaïa » de James Lovelock, Bruno Latour a peut-être trouvé l’objet total qu’il cherchait depuis toujours. Gaïa, ce système géologique, chimique, biologique et humain s’autorégulant plus ou moins, et que nous détraquons, c’est l’horizon enfin trouvé de son empirisme radical, de son sens si aigu de la fragilité et de la contingence, des réaménagements permanents, donc de la vitalité comme de la mortalité des « hybrides » en quoi tout consiste. Gaïa, c’est alors enfin la scène où déployer un pragmatisme et un constructivisme sérieux, débarrassé du rêve d’une Nature là « pour toujours », et qui se pose en pratique la question de ce qu’on peut faire durer, comment, et à quel prix.
La certitude de la fin pourrait bien nourrir, va nourrir, et nourrit sûrement déjà des options morales et politiques qui précipitent la fin.
C’est ici qu’intervient un facteur constamment sous-estimé. La certitude de la fin proche est souvent tenue pour un facteur mobilisateur, qui devrait nous pousser à corriger la trajectoire qui nous précipite vers l’abîme. Au point qu’on se demande pourquoi diable les gens si avertis que nous sommes ne font finalement rien, ou si peu. Mais, d’une part, il est loin d’être clair qu’une angoisse aussi « totale » devrait déclencher un sursaut salvateur. Et si c’était l’inverse ? Et si elle nous paralysait encore plus ? D’autre part, plus dangereusement, la certitude de la fin pourrait bien nourrir, va nourrir, et nourrit sûrement déjà des options morales et politiques qui précipitent la fin. Car si tout est perdu (et cette certitude augmentera à mesure que la fin approche, radicalisant le processus auquel je pense), alors qu’est-ce qui nous empêcherait de jouir de la façon la plus effrénée, la plus dévastatrice, de tout ce qui reste encore pendant qu’il est encore temps ?
Et il ne faut pas en rester là. Le Mal qui vient, comme je le nomme, ne dévoile toute son ampleur que si l’on accepte de regarder en face la tentation du pire qui va follement exciter les derniers hommes, conscients d’être les derniers. Savons-nous bien quel vertige moral pourrait entraîner la perception que la totalité de l’histoire s’avère une impasse, et que l’idée de « destination morale » de l’humanité est un songe creux dont la date de péremption est inscrite sur le dernier stock des ultimes ressources vitales ? La fin toujours plus sûre de l’humanité, à mesure que le temps passe, pourrait ainsi donner lieu au déchaînement des voluptés les plus cruelles et, en poussant les choses à fond, rendre fort raisonnable ce que nous jugeons aujourd’hui dément. Moins on ajoutera foi à « l’essence éternelle de l’homme », ou au Bien qu’il doit se vouloir à lui-même « par nature », et plus des possibilités tenues aujourd’hui pour marginales deviendront centrales – voire fourniront la dernière saveur qu’on puisse tirer d’une vie mourante. Oui, Sade nous attend à la fin des fins.
Sans nier la bêtise et l’ignorance de tous, peut-être faut-il donc aussi faire une place, au moins chez les riches et les puissants, mieux informés, à un cynisme assumé. Je veux dire par là qu’il n’y a pas seulement des gens avertis qui se hâtent de piller les derniers trésors du monde. Il y aura (il y a ?) des gens pour qui les inégalités et les injustices inextricablement liées à la catastrophe globale en cours ne constituent nullement un problème, mais bien un instrument pour ces jouissances-là. Je spécule, autrement dit, sur le moment où le seul feu auquel on pourra réchauffer l’impression de la vie, ce sera celui du crime en grand. Peu importe que ce point d’inversion morale advienne un jour précis dans l’avenir (quand les temps de la fin deviendront pour de bon la fin des temps). Ne pas perdre de vue la possibilité abstraite de ce Mal éclaire notre futur proche d’une lumière obscure qui vient de plus loin et qui, je crois, révèle dès à présent des ombres menaçantes, qu’on ne repérerait pas si bien sans une hypothèse hardie.
On objectera qu’un tel Mal est difficile à se figurer si aucun Bien ne s’y oppose. Or quel Bien peut-il y avoir dans un monde « sans lendemain » (monde qui est, je pense, déjà le nôtre) ? Avec un brin d’humour noir, on considérera que c’est là la vraie question morale à élucider. Et j’ai bien mon idée sur ce qu’un tel Bien pourrait être. Mais je voudrais terminer sur un autre registre.
J’ai défendu, dans d’autres travaux, une idée assurément plus sérieuse que celle-ci, en tout cas plus scientifique, touchant l’essor des idéaux collectifs d’autonomie dans les sociétés modernes. L’envers de cette autonomie, c’est une autocontrainte de plus en plus intense, qui se manifeste à la fois par une inhibition redoublée des pulsions, par la responsabilisation exponentielle de tous, et par une sensibilité exacerbée au Mal, même sous ses formes mineures. Nous avons horreur de la violence. Or je voudrais suggérer quelque chose d’un petit peu subversif.
Est-il évident, au degré de dressage social où nous sommes aujourd’hui parvenus, que face au Mal qui vient nous devions absolument fuir la violence ? Allons-nous encore croire que la vie civilisée a pour critère son abolition ? Et qu’il faut encore en déléguer l’exercice légitime à des entités lointaines comme l’État ? Ou devrions-nous inventer des formes de violence inédites, mais aussi hautement civilisées (et reposant justement sur une responsabilité personnelle plus profonde), sans nous laisser intimider par les processus et les individus malfaisants dont la jouissance cynique est de hâter la fin à leur profit ? Le danger, en effet, pour nous, de se comporter comme des bêtes féroces en nous imaginant défendre la justice (comme craignent nos chiens de garde) est mince. Pas celui, en revanche, de se laisser duper par les intérêts des puissants qui jouent au jeu de la course à l’abîme avec un coup d’avance. Dernier paradoxe : la certitude de la fin inévitable du monde et de l’humanité dans un horizon proche veut aussi dire qu’il ne nous reste que peu de temps, très peu, pour être heureux. Mais, l’un dans l’autre, je pense que vous avez compris vers quoi penche mon cœur.
Pierre-Henri Castel fera paraître Le Mal qui vient aux éditions du Cerf le 7 septembre