Enquêter en Syrie derrière son écran
Depuis le début de la révolte en Syrie en 2011 et sa transformation en conflit armé, il est devenu impossible de se rendre sur place à moins de se conformer à un encadrement rapproché du régime de Bachar al-Assad dans les zones sous son contrôle, ce que de nombreux chercheurs refusent. Depuis lors, les travaux menés se délocalisent au sein des territoires de l’exil, à partir d’enquêtes menées dans les pays limitrophes de la Syrie ou en Europe. Cet éloignement forcé du terrain se relocalise également dans l’espace numérique et plus particulièrement sur le vaste territoire audiovisuel constitué par les nombreuses vidéos mises en ligne par des manifestants, des activistes et des groupes armés.
Jamais dans l’histoire, une révolte et un conflit n’ont donné lieu à une telle somme de documents filmés (avec des téléphones portables ou des caméras HD), réalisés au moment même des événements et à la marge des mondes institués de la production médiatique. Difficilement quantifiable en raison de l’instabilité et de la volatilité de l’environnement numérique, l’ordre de grandeur dépasse largement le million de vidéos. Ces images et ces sons procèdent d’usages et de registres extrêmement variés qui évoluent dans le temps.
Au début de la révolution, des centaines de vidéos de manifestations, de répression et de funérailles étaient mises en ligne quotidiennement, principalement sur YouTube, pour contourner l’embargo médiatique imposé par le régime qui cherchait alors à nier l’existence même de ce mouvement en évoquant un complot et en qualifiant les manifestants de terroristes ou d’agents infiltrés.
Il ne s’agissait pas seulement de documenter les événements. De nombreux Syriens se sont aussi emparés de la vidéo pour inventer et publiciser des actions protestataires inédites et clandestines — comme les sit-in à domicile, organisés par des femmes dans leur salons. De nouvelles formes d’investissement subreptice de l’espace public apparaissent. On se filme par exemple, en train de vider des sacs remplis de balles de ping-pong avec des slogans inscrits à la main dans les rues ou encore, comme à Damas au début du mouvement, de teindre en rouge des fontaines de certaines places publiques pour dénoncer la répression. On voit aussi des soldats faire défection face caméra.
Par ailleurs, une nouvelle culture du martyr émerge avec des vidéos réalisées par des proches pour rendre hommage.
Paradoxalement, la profusion n’induit pas une hyper visibilité du conflit mais une opacité : la masse des images fait écran.
Peu à peu, avec la militarisation de la répression, l’organisation de la lutte armée mais aussi à la demande des médias, la prise d’image se professionnalise et devient le domaine privilégié d’activistes médiatiques. Souvent formés sur le tas, ils documentent les bombardements, les morts, se rendent sur les lieux d’exactions commises par le régime, recueillent des témoignages de victimes ou de leurs proches. Certains accompagnent la lutte armée en filmant des annonces de formation de brigade ou des combats. Leurs vidéos sont précieuses parce qu’elles donnent accès à des situations « de l’intérieur ». Traces des événements, elles informent également sur les manières de raconter, de montrer et de vivre l’engagement, la guerre et la violence extrême.
Paradoxalement, la profusion n’induit pas une hyper visibilité du conflit mais une opacité : la masse des images fait écran. Cette opacité est redoublée par le fait que la plupart des vidéos sont anonymes. Souvent, il est difficile de savoir qui a filmé telle séquence, qui apparaît à l’image, qui l’a mise en ligne. Par ailleurs, de nombreuses vidéos sont réalisées dans l’urgence : l’exposition au danger au moment de la prise de vue, l’émotion des preneurs d’images et des personnes filmées font vaciller les cadres ou arrêtent brutalement le tournage. La plupart du temps, on ne dispose que de peu d’éléments de contexte dans l’image même. Il faut alors les mettre en résonance avec d’autres, les épaissir par tout un faisceau d’indices afin de mieux comprendre pourquoi et pour qui les preneurs d’image filment ce qu’ils filment.
Cela suppose un travail de traduction, de description et d’interprétation qui induit forcément une déprise de la temporalité de l’événement. Il suppose aussi d’accepter le caractère souvent fragmentaire de ces vidéos, inhérent aux conditions singulières de leur production. Les manques, les flous, les tremblements des cadres, les ruptures de champs visuels deviennent eux aussi des indices. L’enjeu est non seulement de saisir ce type de vidéos dans leurs spécificités, dans l’espace et dans le temps, mais aussi de les rendre visibles et lisibles. Explorer ce territoire audiovisuel requiert donc que le chercheur se confronte à sa profusion, à son opacité tout comme à son caractère disséminé, fragmentaire et volatile.
En effet, l’espace numérique, matrice de diffusion de ces vidéos, constitue un environnement particulièrement instable qui pose des questions spécifiques de collecte et de sauvegarde. Par définition, les territoires du web sont infinis : comment définir les limites d’un corpus, sa représentativité et sa validité ? Ici, la notion traditionnelle d’échantillon vacille puisqu’un terrain numérique renvoie plutôt à un état de données évolutif, prélevé au sein d’une archive vivante : quotidiennement, des nouvelles vidéos sont mises en ligne alors que d’autres disparaissent, soit parce que des utilisateurs décident de fermer leurs comptes pour des raisons de sécurité, soit par l’administration de YouTube. L’été dernier, plus de 400 000 vidéos de chaînes d’activistes ont été supprimées en raison de l’utilisation d’un nouvel algorithme pour identifier les contenus prétendument extrémistes.
C’est ici tout le paradoxe de l’archive qui extrait les vidéos du moment où elles sont censées être vues et faire sens, qui les extirpe de leur contexte d’énonciation, souvent très local, pour les rendre accessibles à intelligibles à d’autres regards.
Cette instabilité est redoublée par des modalités de visibilité et d’accessibilité aléatoires, contraintes par des algorithmes aux logiques insaisissables. Ainsi, en tapant un même mot clé, d’un jour à l’autre ou d’un pays à l’autre, les suggestions de vidéos diffèrent. Face à ce contexte mouvant et contraint d’observation et de collecte, il n’existe pas de méthode pré-établie. Il revient à chacun d’élaborer ses propres outils, en fonction des questions et des situations qui émergent des vidéos, des formes d’écritures audiovisuelles récurrentes, des contextes géographiques et temporels de mises en ligne. Ces éléments viennent alors esquisser des repères pour une observation plus ciblée (par mots-clés, par événement, par dates, par lieux, par utilisateur), même si l’errance doit aussi être investie comme principe heuristique.
Face à la durée de disponibilité aléatoire des données, le chercheur se mue également en archiviste, dépositaire d’une multitude d’actes d’images qu’il va faire émerger, analyser et dont il va préserver la mémoire[1]. Les vidéos filmées par les protagonistes de la révolte et du conflit en Syrie s’inscrivent dans l’urgence d’un témoignage, d’une prise de position où filmer et se faire filmer, c’est se situer dans l’événement. Le temps de l’analyse et de l’archive dépossède les vidéos de leurs horizons d’attente immédiats, de leur capacité à faire sens au présent. C’est une violence faite aux données et à ceux qui les produisent. Le temps de la recherche devient souvent douloureux et son lieu éloigné, retranché derrière un écran, aliénant.
C’est ici tout le paradoxe de l’archive qui extrait les vidéos du moment où elles sont censées être vues et faire sens, qui les extirpe de leur contexte d’énonciation, souvent très local, pour les rendre accessibles à intelligibles à d’autres regards. Tout l’enjeu est d’assumer ce décalage entre l’image événement et l’image document, tout en essayant de le réduire pour restituer des intentions, des gestes et des contextes.
Ici, la recherche, par les archives qu’elle produit, revêt également une dimension politique en ce qu’elle résiste à un phénomène d’effacement qui se déploie sur plusieurs plans. D’abord par l’enfouissement dû à la masse des données, leur caractère disséminé et fragmentaire, excluant les vidéos de notre champ de vision. Exclusion rendue d’autant plus persistante par l’hypervisibilité d’autres vidéos, façonnées pour avoir un retentissement médiatique maximal, comme, à partir de 2014, certaines de celles provenant de l’organisation de l’État islamique. Enfin, quand leurs auteurs sont les protagonistes de la révolte ou du combat, elles peuvent devenir inexistantes ou suspectes face aux méta-récits qui n’envisagent le conflit en Syrie que sous l’angle d’une lutte contre le terrorisme ou qui voudraient faire croire, depuis quelques temps, à un retour à la normale.
Pour ceux qui s’en saisissent, les vidéos réalisées par les acteurs eux-mêmes bouleversent les modalités de production du savoir et de la mémoire.
Mais si l’archive permet de résister à ces différentes formes d’effacement, il ne s’agit pas non plus d’occulter certaines questions éthiques. En effet, lorsque des utilisateurs ferment leurs comptes YouTube pour se protéger ou protéger leur famille, comment l’archive peut-elle aussi respecter ces volontés individuelles ? Par ailleurs, l’oubli n’est-il pas essentiel pour continuer à vivre après des expériences traumatiques ? Travailler sur ce type de matériau audiovisuel alors que le conflit et ses conséquences sont toujours en cours soulève des enjeux méthodologiques, épistémologiques et éthiques qui restent encore largement à penser.
Les journées d’études qui se sont tenues à la Bnf les 5 et 6 juillet derniers ont justement exploré ces enjeux du point de vue de la question de l’archive et de ses trajectoires multiples, situées. On observe depuis quelques années que les pratiques d’archivage de ces vidéos se conçoivent à partir de questionnements, de champs de savoirs et d’objectifs multiples, lesquels vont définir des méthodes de collecte, de catégorisation et d’analyse spécifiques.
Par exemple, l’association Syrian Archive créée en 2014, s’emploie à collecter et à vérifier des vidéos et des photos afin de les mettre à disposition de journalistes, de groupes de défense des droits de l’homme ou qu’elles puissent être utilisées comme preuves dans le cadre de futurs procès. L’objectif du site Creative Memory of the Syrian Revolution est tout autre, il s’agit de rassembler et de préserver la production artistique, culturelle et intellectuelle issue de la révolution sous forme de textes, de photographies et de vidéos. La révolution en Égypte a également donné lieu à une archive numérique rassemblée par le Collectif 858, conçue à partir de rushs de vidéos enregistrées par des activistes lors des protestations de 2011. Adressée d’abord à ceux qui apparaissent dans ces vidéos, cette archive vise à constituer et à préserver un récit alternatif et subjectif des événements.
Ces différentes formes d’activisme de l’archive ont été mises en regard avec des pratiques de chercheurs (historiens, anthropologues, spécialistes des media studies) travaillant sur la Syrie ou sur d’autres situations révolutionnaires ou guerrières afin de partager des questions, des outils et des expériences. Pour ceux qui s’en saisissent, les vidéos réalisées par les acteurs eux-mêmes bouleversent les modalités de production du savoir et de la mémoire. Le concept d’archive s’en retrouve déplacé, actualisé. Ses temporalités se diffractent : comprendre ce qui a été, mais aussi ce qui est vécu et ressenti au présent et enfin se projeter dans une justice future. L’archive ne relève plus d’un pouvoir centralisé, elle est réappropriée et s’affirme comme une source non conventionnelle, partie prenante de récits et de mémoires alternatifs, incarnés, sollicitant la vue, l’ouïe et les émotions.