L’écologie politique sur le chemin du pouvoir ?
Le 24 novembre à Berlin, les partis verts européens ont désigné leurs deux candidats têtes de liste « Spitzenkandidat » comme on dit en allemand, pour les élections de mai 2019. Ces deux leaders – l’Allemande Ska Keller, coprésidente du groupe vert au Parlement européen, et le néerlandais Bas Eickhout, vice-président –, viennent de pays où les résultats électoraux des verts ont été excellents ces derniers mois. Pour les Grunen allemands, l’ascension semble irrésistible : 19% aux échéances régionales en Bavière, et 19,5% en Hesse en octobre. Un sondage national paru ces derniers jours les place en deuxième position derrière la CDU-CSU d’Angela Merkel, loin devant les socialistes.
Le succès de GroenLinks aux Pays-Bas l’année dernière aux législatives est également exemplaire. La percée verte s’est faite en associant un programme ambitieux de lutte contre le changement climatique au charisme d’un jeune leader Jesse Claver, qui avait pris avec talent le contrepied de l’extrême droite. Et si les verts néerlandais ont finalement choisi, après des négociations serrées, de ne pas participer au pouvoir, leur légitimité reste forte dans un pays particulièrement fragile aux événements climatiques. Au Luxembourg (élections législatives), en Belgique (élections municipales et pour les dix provinces du pays), les verts ont également eu des résultats en forte progression cet automne.
Est-ce alors à dire que nous vivons un moment inédit de bascule où les partis verts vont sortir de leur statut minoritaire pour accéder à celui de « grands partis » ? Comment les élections européennes peuvent-elles peser dans cette perspective ?
Les liens entre santé et environnement sont devenus un sujet majeur pour l’opinion publique.
L’intérêt pour les enjeux écologiques traverse aujourd’hui les sociétés européennes. Le terrible été vécu en 2018, entre épisodes de canicule et feux en Grèce mais aussi en Suède, en Finlande, dans les pays baltes ou en Norvège, a accéléré la prise de conscience. Aucune zone n’a été épargnée et le Nord de l’Europe a même été davantage touché que le Sud. À un dérèglement climatique plus visible s’ajoutent la montée en puissance des préoccupations liées à la santé et le dévoilement du jeu d’intérêts économiques puissants qui ont partie liée avec les gouvernements. Le « dieselgate » qui dure depuis 2015 ou la prolongation surprise de l’autorisation du glyphosate par les États européens en 2017, malgré une pétition signée par 1,3 million de citoyens, ont illustré les liens entre lobbies et responsables politiques et suscité l’indignation. Si on y ajoute le non-respect des normes de qualité de l’air par certains États européens (dont la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie…), la question des perturbateurs endocriniens ou la malbouffe, on comprend que les liens entre santé et environnement soient devenus un sujet majeur pour l’opinion publique.
Troisième élément fort de cette prise de conscience, l’inquiétude sur les enjeux de biodiversité : la disparition des espèces, l’acidification des océans, l’articulation entre lutte contre le réchauffement climatique et préservation de la nature ont pris une place éminente dans le débat. Sans doute parce que les reculs de la nature sont là au quotidien ; oiseaux, abeilles, fleurs assoiffées des jardins, les souffrances de ces êtres nous alertent sur ce qui nous attend. De manière générale, c’est l’idée d’une nouvelle relation entre les sociétés et leur environnement qui se déploie dans l’ensemble des champs de la pensée et de l’action : responsabilité et éthique, organisation sociale et économique, démocratie et exercice du pouvoir, échelles de temps et de gouvernement.
L’émergence de cet agenda écologique est une condition nécessaire pour que les partis écologistes deviennent forts sur l’échiquier politique. Mais elle n’est pas suffisante. Quatre difficultés freinent la progression de l’écologie politique aujourd’hui.
Entre la nécessité d’exercer le pouvoir et le risque de perdre de vue les enjeux écologiques, l’espace est restreint pour agir avec sincérité, détermination et efficacité.
La plus évidente concerne l’exercice du pouvoir et plus largement des responsabilités. Le succès des verts allemands dans les élections régionales, cela a été beaucoup souligné, tient à une longue tradition de gouvernement en coalition avec les conservateurs ou les socialistes dans les Lander. En Bade-Wurtemberg, Winfried Kretschmann premier vert à être devenu ministre président d’un land en 2011, a d’abord mené coalition avec les socialistes, puis les conservateurs sans qu’à aucun moment ce changement d’alliance soit considéré comme un reniement ; il vient d’ailleurs de publier un essai sur les liens entre conservatisme et écologie en octobre de cette année. À l’évidence, l’expérience du Bade Wurtemberg, état voisin de la Bavière, a pu jouer un rôle positif pour inciter les électeurs bavarois à sauter le pas pour les Grunen en octobre, qu’ils aient voté conservateur ou socialiste dans les élections précédentes. En Hesse, la coalition entre verts et conservateurs existait depuis 2013 et Tarek Al-Wazir, leader des Grunen dans cet État, n’avait pas hésité à rappeler que « les verts de la Hesse sont les inventeurs de la realpolitik car dès 1985, ils avaient été les premiers des écologistes à dire qu’il fallait prendre ses responsabilités en entrant au gouvernement ».
Certes, mais vanter l’exercice du pouvoir ne suffit pas. Encore faut-il pouvoir en tirer des résultats convaincants, être en mesure de démontrer qu’on a pesé, jouer un vrai rôle d’influence, et donc organiser une relation structurée par des principes, des objectifs, une visibilité et un respect mutuel. Une équation compliquée qui en pratique, est plus facile à organiser au niveau local que national et qui dépend à la fois des habitudes politiques en cas de coalition, mais aussi des individus. Ainsi, les verts suédois qui ont participé au gouvernement de 2014 à 2018 dans le cadre d’une coalition rouge vert avec les socio-démocrates, ont vu leur résultat divisé par deux aux dernières élections législatives. Il faut dire que leur participation avait été marquée par la démission de deux ministres, l’un Mehmet Kaplan pour propos antisémites, et l‘autre Asa Romson, vice-première ministre pour avoir qualifié les événements du 11 septembre d’« accidents ». Et que dans le même temps, le modèle suédois d’intégration est menacé par la montée de l’extrême droite. La coalition rouge-verte n’a pas su trouver sa légitimité et sa dynamique.
En France, la participation, au gouvernement de Jean-Marc Ayrault, de ministres EELV et la constitution de deux groupes parlementaires à la faveur d’une alliance avec les socialistes n’a pas davantage créé de progression électorale. La démission des ministres verts avant les principales échéances écologiques (loi de transition énergétique, COP21) du quinquennat n’a pas permis de capitaliser sur les responsabilités et le débat sans fin sur le bien-fondé de la participation gouvernementale a entraîné le départ de personnalités et de cadres du parti désormais répartis sur l’ensemble de l’échiquier politique : à La République en marche, chez Jean-Luc Mélenchon, ou au Modem. Mais alors que les alliances entre socialistes et verts français ont bien fonctionné dans les exécutifs régionaux, elles n’ont pas davantage permis d’enraciner la présence des verts français à cet échelon.
La révolte des gilets jaunes est aussi une révolte contre l’injustice qui réserve aujourd’hui à certains privilégiés les bénéfices de la transition écologique.
En pleine COP21, en décembre 2015, les élections régionales avaient vu Europe Écologie-Les Verts perdre 200 élus sur 260 alors même qu’ils siégeaient dans les exécutifs de présidents de région socialistes et y occupaient dans la grande majorité des cas des responsabilités sur les enjeux climatiques et d’énergie. Étrange paradoxe. Sans doute y avait-il une question de communication et de visibilité dans un système français marqué par une présidentialisation à tous les échelons. Sans doute aussi aurait-il fallu que verts comme socialistes expliquent mieux les uns comme les autres ce qui les rapprochait et les éloignait pour ne pas donner cette impression d’alliance opportuniste : un supplément d’âme pour la gauche de pouvoir, des strapontins pour ses alliés. Entre la nécessité d’exercer le pouvoir pour se confronter à la réalité et le risque de perdre de vue les enjeux écologiques, l’espace est restreint pour agir avec sincérité, détermination et efficacité. La démission de Nicolas Hulot le 28 août l’a illustré.
Deuxième difficulté plus essentielle encore pour les partis verts, l’articulation entre les enjeux sociaux et l’urgence écologique. Certes les verts ont toujours affirmé lutter contre les inégalités, la pauvreté, sont en faveur du revenu universel et prônent la mixité sociale. Il reste qu’ils n’ont pas plus que les autres de solutions miracles aux tensions particulières que crée la transformation écologique vis-à-vis des classes populaires. Ce n’est pas seulement une question de calendrier. En Pologne, où se tiendra dans quelques jours la COP24, la conférence des parties sur le climat, la pollution au smog dont on estime qu’elle est responsable de plus de 40 000 décès prématurés chaque année vient directement du chauffage au charbon bon marché utilisé par les ménages les plus modestes. En France, nul doute que le mouvement des gilets jaunes va modifier les enjeux du débat des élections européennes sur la transition écologique, comme sur la montée de la précarité en Europe. Il vient ainsi en écho aux élections italiennes où le Mouvement 5 Étoiles a gagné en mettant en avant un revenu de base dans un pays où les politiques d’austérité ont fait exploser la pauvreté. Qu’a-t-on entendu nombre de gilets jaunes affirmer depuis le 17 novembre ? Qu’ils ne sont pas contre l’écologie, voire pour certains qu’ils se revendiquent de l’écologie, en dénonçant l’injustice de l’augmentation de la fiscalité sur l’essence qui touche les plus démunis, et en réclamant des transports collectifs et des services de proximité.
C’est la nécessité d’organiser une transition écologique « mixte » qui associe mesures sociales et fiscales et le fasse selon des modalités pratiques qui correspondent au quotidien des personnes les plus vulnérables, qui est sur la table. La révolte des gilets jaunes est aussi une révolte contre l’injustice qui réserve aujourd’hui à certains privilégiés les bénéfices de la transition écologique. En ce sens elle n’est pas seulement une interpellation pour le président de la République et le gouvernement, mais bien une question posée aux responsables écologistes. Il y a urgence à passer d’une approche programmatique très macro-économique à un travail en profondeur sur les modes de réalisation en mettant en avant concrètement des mesures qui matérialisent des compensations pour les plus modestes. Le passage de la théorie à la pratique suppose des choix collectifs, des investissements massifs, et une continuité et une cohérence de l’action publique et des grands acteurs économiques. Comment faire entrer l’écologie populaire dans la réalité ? C’est la question à résoudre pour les verts.
Le Manifeste adopté à Berlin ce week-end ressemble davantage à un catalogue de mesures où rien n’a été oublié qu’à un projet structuré.
Troisième difficulté, la diversité des formes que prennent aujourd’hui les engagements pour la transition écologique : de l’entreprise à l’action des ONG et des lanceurs d’alertes, des prises de position publiques de scientifiques à celle de simples citoyens. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’écologie politique donne le sentiment de résister à la crise démocratique qui affecte tous les grands partis de pouvoir. C’est aussi pour cela qu’elle n’est pas réductible à un parti politique et qu’aujourd’hui un nombre croissant d’acteurs s’en revendiquent. Mais chacun y va de ses priorités, de son vocabulaire et donne un sens différent à la transformation écologique. Ce foisonnement pose de nombreuses questions pour les verts : d’abord en termes de représentation et de sociologie. Comment faire en sorte d’inclure une plus grande diversité de profils et de compétences ? Il pose aussi des problèmes d’arbitrage et de priorisation des enjeux pour élaborer des propositions cohérentes, compréhensibles et applicables qui aillent de l’économie aux sciences en passant par le quotidien. Le Manifeste adopté à Berlin ce week-end ressemble davantage à un catalogue de mesures où rien n’a été oublié qu’à un projet structuré. Il reste du chemin à parcourir pour nourrir un programme politique à partir de cette extrême diversité des dynamiques sociales, économiques, scientifiques, citoyennes.
Quatrième difficulté enfin, portant cette fois sur les convictions européennes, dans la perspective des élections de mai 2019. Les verts européens portent un engagement sans faille en faveur de l’Union européenne. Mais la montée en puissance des convictions écologiques dans les sociétés ne s’accompagne pas d’une dynamique comparable sur l’Europe. Le mandat de la Commission Juncker a été mauvais sur l’écologie, l’influence des lobbies économiques sur les institutions européennes voyant, les divisions des États sur les objectifs énergétiques patentes. Et la montée en puissance de l’extrême droite en Italie, en Suède, en Allemagne, en Flandre, en Autriche, si elle a pu favoriser les verts, véritable contre-modèle, ne constitue pas en soi un programme de renouveau européen. Comment présenter des propositions pour donner à l’Union européenne une perspective écologique qui lui manque cruellement aujourd’hui ? Il y faudrait une vraie réorganisation institutionnelle donnant au Parlement davantage de pouvoirs et une réorientation très forte des grandes politiques de l’agriculture en passant par l’aménagement des territoires et la politique commerciale. L’Europe et l’écologie doivent être ré-arrimées, et c’est un véritable défi.