Face au mépris social, la revanche des invisibles
Un mouvement social comme celui des « gilets jaunes » est à bien des égards difficile à saisir tant il fait remonter à la surface des formes multiples de ressentiment et de frustration qui se sont accumulées au fil du temps dans des couches sociales diverses dont on peine à trouver immédiatement ce qu’elles ont en commun. Cette colère provient en effet à la fois de salariés du privé intégrés mais au revenu modeste, d’agents peu valorisés des services publics, d’artisans, commerçants ou petits entrepreneurs à la peine, de retraités proches du seuil de pauvreté, de travailleurs précarisés inquiets face à l’avenir, et elle semble s’étendre progressivement aux agriculteurs, mais aussi aux lycéens et aux étudiants.
Dans une France habituée à prendre en considération les revendications spécifiques émanant de chaque groupe professionnel, ce mouvement social surprend par son ampleur et sa capacité à court-circuiter les organisations syndicales et les partis politiques. Pourtant, si rien ne pouvait le prédire avec exactitude, il serait faux de dire qu’aucun signe de ce malaise ne ressortait de nombreuses enquêtes sociologiques menées au cours des dernières décennies.
Un ouvrage me semble avoir été tout particulièrement annonciateur de ce malaise social, mais il date de 25 ans ! Il s’agit de La Misère du monde publié par Pierre Bourdieu et son équipe. Diverses formes de souffrance sociale y sont analysées à partir d’entretiens approfondis collectés auprès d’individus appartenant à différentes couches sociales, mais ayant pour point commun de faire quotidiennement l’expérience douloureuse de l’infériorité de leur statut, ce que les auteurs qualifieront de misère de position en opposition à la misère de condition. Il s’agit d’une infériorité à l’origine de différentes formes de détresse psychologique, notamment la perte de confiance en soi et le sentiment d’inutilité. Ce qui frappe à la relecture de cet ouvrage, c’est qu’on y trouve tous les ingrédients du ress