Société

La transformation des colères en politiques est-elle possible ?

Sociologue

Plutôt que de se demander si le mouvement des Gilets Jaunes est justifié ou non, à gauche ou à droite, autoritaire ou démocratique… il faut d’abord observer que cette mobilisation est l’expression des sentiments d’injustice engendrés par le régime des inégalités multiples, mais qu’il ne dispose ni des cadres, ni des relais organisationnels et politiques, ni même de l’idéologie qui structurent les mouvements sociaux.

Des colères, des rages, des indignations, des blocages et des violences, des portes paroles toujours contestés, des revendications multiples, hétérogènes et souvent contradictoires, la haine du prince, des partis et des syndicats dépassés… A priori, le mouvement des Gilets Jaunes ressemble aux jacqueries anti fiscales, aux « émotions » populaires de l’Ancien Régime, aux émeutes de la faim, à la commune de Paris, à Mai 68, à tous les soulèvements qui mettent en cause le système en passant par dessus les mécanismes institutionnels des revendications et des combats politiques. Le mouvement des Gilets Jaunes semble être tout à la fois. Il paraît parfois proche de l’extrême droite avec le rêve d’un État fort et l’appel à un peuple national contre tous ceux qui n’en sont pas. Au contraire, il semble demander une démocratie directe et radicale contre les élites et « l’oligarchie ». Plus d’État et moins d’État, plus d’écologie et plus de carburant, moins d’impôts et plus de services publics, plus d’ordre et plus liberté : le mouvement agrège des colères mais il ne les hiérarchise pas.

Le mouvement des Gilets Jaunes semble être tout à la fois, et ceci d’autant plus que, par la grâce d’Internet et des chaînes d’information continue, chacun témoigne pour lui-même, porte ses propres revendications. Tout se passe comme si chaque individu était un mouvement social à lui seul. La question qui se pose est de savoir quelle est la nature des sentiments d’injustice mobilisés par la mobilisation, et pourquoi le mouvement semble échapper à tous les mécanismes de représentation qui, dans les sociétés démocratiques, « refroidissent » et ordonnent les colères et les indignations, les transforment en revendications et en programmes politiques.

La sortie du régime des classes sociales

Avec les mutations du capitalisme, nous vivons conjointement le creusement des inégalités sociales et le déclin d’un régime d’inégalités, celui des classes sociales longuement constitué dans les sociétés industrielles et nationales dans lesquelles nous avons vécus jusqu’à la fin du siècle dernier.

Les classes sociales agrégeaient plus ou moins fortement les diverses dimensions des inégalités sociales autour de l’activité professionnelle. De manière ou plus ou moins stable, les inégalités de revenus, de qualification, de consommation, les modes de vies, étaient associés à la place occupée dans la division du travail. Non seulement les classes sociales avaient une conscience d’elle-même, mais elles avaient fini par structurer la représentation politique opposant la droite et la gauche, les conservateurs aux progressistes. Les mouvements sociaux, à commencer par le mouvement ouvrier et le syndicalisme, se battaient pour l’égalité sociale, la redistribution de la richesse, les droits sociaux, le développement des services publics et l’État providence.

Le régime des classes sociales commandait l’expérience des inégalités. Il proposait des récits collectifs et fondait la dignité des travailleurs. Dans une large mesure, il désignait des adversaires sociaux, il protégeait du sentiment de mépris, il offrait des perspectives et des consolations. Il inscrivait les individus dans une histoire collective.

Le régime des classes sociales ne définissait pas toutes les inégalités sociales, mais il les organisait et les hiérarchisait au sein d’une représentation de la société et d’une représentation politique, de mouvements sociaux qui inscrivaient les revendications particulières dans un horizon de justice sociale, au risque parfois de passer sous silence ou au second plan les inégalités entre les sexes ou entre les majorités et les minorités culturelles.

Les mutations du capitalisme ont fait exploser cette représentation de la structure sociale et des mouvements sociaux tout en creusant les inégalités. La classe ouvrière s’est profondément diversifiée avec la coexistence de plusieurs systèmes productifs. Le capitalisme financier a séparé le propriétaire et le patron. Le chômage de masse s’est installé créant des « inutiles » et des « désaffiliés ». Aussi les sciences sociales et les médias mettent en scènes de nouveaux groupes et de nouveaux clivages : les créatifs mobiles et les immobiles, les stables et les précaires, les urbaines et les péri-urbains, les inclus et les exclus, les majorités et les minorités, les hypers riches et les « underclass »…

En même temps, la consommation de masse a creusé les distinctions subtiles en affaiblissant les barrières entres groupes sociaux. Les inégalités se sont déployées à l’intérieur même du système de consommation ou du système scolaire. On distingue moins ceux qui ont une voiture et ceux qui n’en ont pas que les types de véhicule et leurs usages. De même que nous distinguons moins ceux qui étudient et ceux qui n’étudient pas que les niveaux des études, des filières, des établissements.

Toutes ces mutations ont engendré la crise d’un système de représentation : représentation de la société elle-même en termes de classes sociales, et représentation politique de cette société avec l’éclatement du vote de classes et l’affaiblissement du syndicalisme. Aujourd’hui les sentiments d’injustice ne sont plus relayés par les gauches traditionnelles, en France mais aussi dans tous les autres pays comparables, dans ceux qui vont bien sur le plan économique, comme dans ceux qui vont mal, au Danemark comme en Italie.

Le régime des inégalités multiples

Alors que les inégalités sociales paraissaient s’agréger autour des classes sociales, elle se dispersent et se multiplient. A l’exception des très riches et des très pauvres, chaque individu se trouve confronté à plusieurs registres d’inégalités tenant aux revenus bien sûr, mais aussi aux diplômes, au lieu de résidence, au sexe et à la sexualité, aux origines réelles ou supposées, à la solidité des ménages quand la séparation peut faire plonger dans la pauvreté, à l’âge et aux niveaux de protection sociale, aux patrimoines petits et grands… Non seulement les collectifs victimes d’inégalités se sont multipliés, mais les dimensions sur lesquelles se mesurent les inégalités se sont, elles aussi, multipliées. Aussi, chacun peut-il se sentir traversé par plusieurs inégalités singulières en fonction de plusieurs dimensions.

Les politiques sociales ont accompagné cette mutation des inégalités. Nous passons progressivement d’un modèle universaliste d’extension des droits sociaux à partir des droits des salariés, vers des dispositifs ciblant des publics de plus en plus singuliers en fonction des inégalités qui les affectent. L’accès aux prestations et aux droits sociaux dépend d’une multitude de critères comme l’âge, la situation matrimoniale, le lieu de résidence, la nature des handicaps, le risque d’être discriminé… L’école, par exemple, a multiplié les critères et les dispositifs, comme les politiques urbaines et les politiques européennes. Sans le savoir et sans le vouloir, cette explosion des dispositifs à renforcé les difficultés d’accès aux droits et, surtout, elle a affaibli les sentiments de solidarité en accroissant la « concurrence » des inégalités, chacun pouvant s’estimer plus mal traité que son voisin.

La représentation même de l’origine des inégalités s’est transformée. Alors que dans le régime des classes sociales le travail semblait être la cause essentielle des inégalités, les inégalités paraissent aujourd’hui résulter des l’agrégation de « petites » inégalités. Nous sommes capables de mesurer les mécanismes qui finissent par produire de grandes inégalités à l’image des inégalités scolaires qui résultent de l’addition de plusieurs facteurs : l’origine sociale, le sexe, mais aussi le nature des établissements fréquentés, l’ambition des familles, les choix d’orientation… Chaque inégalité s’ajoute ou se retranche à d’autres et nous savons désormais que les dispersions individuelles et les singularités des parcours comptent autant que les moyennes.

Alors que le régime des classes sociales semblait combiner une structure sociale rigide, des destins sociaux et des identités de classes solides, les acteurs ne semblent plus assurés d’occuper les positions qui leurs sont destinés, tout en ne croyant pas, à juste titre, à une forte mobilité sociale. Ainsi s’installe l’obsession du déclassement, obsession qui traverse toute la société, les enfants d’ouvriers qui ne sont plus assurés d’être ouvriers, comme les enfants de cadres qui ne sont plus certains d’être cadres à leur tour.

Expérience et critique des inégalités

Dans le régime des inégalités multiples, l’expérience et la critique des inégalités se détachent des catégories collectives qui les enchâssaient et sont d’abord vécues comme des expériences personnelles, singulières et intimes. Pour en témoigner, chacun parle d’abord de soi et de sa souffrance.

Les individus se décrivent comme étant inégaux en tant que : en tant que travailleur, en tant que femme, que diplômé, membre d’une minorité, jeune ou âgé, vivant dans un territoire en chute, seul ou en famille, stable ou précaire… Et la liste des cadres de jugement est infinie. Tout se passe comme si chacun était plus ou moins égal ou inégal en fonction des comparaisons choisies. De plus, quand la perception des inégalités s’individualise, chacun est conduit à se comparer au plus près de lui-même. A côté de la dénonciation des grandes inégalités et des super riches, se déploie la dénonciation continue des « petites inégalités », celles qui font souvent le plus souffrir. Chacun peut apparaître comme injustement « privilégié », y compris les plus pauvres soupçonnés de bénéficier d’aides sociales qu’ils ne méritent pas.

Cette individualisation de l’expérience des inégalités est associée à l’emprise du modèle de l’égalité des chances méritocratique. Dès lors que nous sommes égaux que nous avons le droit d’accéder à toutes les positions sociales, aussi inégales soient elles, le sentiment d’être discriminé étend son emprise et chacun pense qu’il est potentiellement discriminé, victime d’un traitement inéquitable en tant que.

C’est pour cette raison que le thème du mépris est si essentiel. Nous sommes méprisés par le prince, par les riches, par les administrations, par les « bobos », par les médias, par nos voisins, par nos collègues, par ceux de la ville et de la capitale… Avec le mépris, je ne suis pas seulement victime d’une inégalité injuste, je suis victime d’une agression morale, d’une mise en cause de ma valeur et de mon égalité. Je résiste d’autant moins au sentiment d’être méprisé qu’il est difficile de mobiliser les fiertés et les identités de classe qui permettaient, justement, de ne pas se sentir dévasté par le mépris. Cependant, le mépris n’est pas l’équivalent d’un rapport social conflictuel dans la mesure où il circule dans une chaîne continue d’interactions. Les usagers se plaignent du mépris des administrations qui dénoncent le mépris des fonctionnaires, les citoyens se plaignent du mépris des maires qui dénoncent le mépris dont ils sont victimes, les individus issus des minorités dénoncent le mépris des majorités qui les accusent de « racisme anti-blancs »… Chacun réclame le respect démocratique dû à l’égalité de tous. Mais le respect conduit aussi à défendre des inégalités qui fondent l’honneur de chaque catégorie sociale et de chacun.

L’individualisation des inégalités et l’épuisement d’un modèle relativement partagé de justice sociale conduisent à une dissociation croissante des convictions et des intérêts, des jugements portés sur l’état de la société et des jugements portés sur sa propre situation. Depuis bien des années déjà, les sondages nous apprennent que si l’écrasante majorité des Français pensent que les inégalités sociales sont intolérables, près de 80% d’entre eux pensent que leur situation personnelle est relativement bonne. Plutôt que d’y voir une « hypocrisie », mieux vaudrait y voir une forme de dissociation de la figure de l’individu défini par ses principes et ses valeurs d’une part, et par ses capacités stratégiques de jouer dans divers marchés d’autre part. Aussi, on peut protester contre la sélection scolaire tout en choisissant la sélection pour soi, en appeler à la mixité sociale et préférer l’entre soi, réclamer plus des services publics et moins d’impôts, se battre pour l’écologie et pour sa voiture indispensable… Sans voir là des contradictions.

Colères et indignations

Plutôt que de se demander si le mouvement des Gilets Jaunes est justifié ou non, à gauche ou à droite, autoritaire démocratique… il faut d’abord observer que cette mobilisation est l’expression des sentiments d’injustice engendrés par le régime des inégalités multiples, mais qu’il ne dispose ni des cadres, ni des relais organisationnels et politiques, ni même de l’idéologie qui structurent les mouvements sociaux. Ses formes et ses sensibilités sont les expressions collectives de sentiments d’injustice dépourvus, pour le moment d’une forme politique. La mobilisation est soutenue par tout ce qui n’est pas Macron et plus nettement par la droite que par la gauche. Après tout, dans le régime des inégalités multiples, chacun peut se sentir, à juste titre, maltraité.

Avec Internet, les mécanismes de la mobilisation changent de nature. Comme dans le cas de Metoo, les colères et les émotions n’ont plus besoin de passer par les fourches caudines des organisations et des mouvements constitués. Par ailleurs, l’expression des opinions n’est plus médiatisée par les interactions face à face qui obligent à tenir compte des réactions d’autrui. Alors, la colère, les témoignages, les dénonciations et les ressentiments se déploient sans contrainte et sans processus de transformation des expériences individuelles en parole collective ; celle-ci n’est que la somme désordonnée des expériences individuelles.

Alors que le régime des classes sociales était organisé autour de la représentation, puis de l’institutionnalisation d’un conflit social, le régime des inégalités multiples a, par sa nature même, une grande difficulté à s’inscrire dans un conflit social. Et, sans conflit, le sentiment de domination et de mépris se transforme en rage. De ce point de vue, il y a une continuité entre les émeutes de banlieue et le mouvement des Gilets Jaunes. On se bat contre un « système » incarné dans les affrontements avec la police. Alors que, traditionnellement, la violence est l’échec du conflit, ici la violence fait advenir le conflit, ses enjeux et ses revendications. Dès lors, il n’est pas exclu que se développe une « style paranoïaque » dénonçant la cause ultime et cachée du mal derrière : l’oligarchie, l’Europe, la mondialisation, l’Amérique, les musulmans, les juifs… A chacun son grand Satan !

Dans un régime d’inégalités individualisées et dominé par l’idéal de l’égalité des chances, chacun est tenu d’être responsable de son sort et peut finir par se suspecter lui-même d’être la cause de son malheur. Dans ce cas, le ressentiment devient essentiel pour échapper au mépris de soi et à la culpabilité. Il s’agit de montrer que d’autres victimes que soi sont des fausses victimes : les assistés, les faux chômeurs, les immigrés, les habitants des quartiers sensibles. On mobilise parfois la seule identité digne qui reste, celle de la nation et des enracinés… C’est un appel à l’égalité pour soi, pas forcément pour les autres. Il suffit d’observer les succès des mouvements « illibéraux » et nationalistes pour ce convaincre de la force de ces sentiments qui mobilisent d’abord les « petits blancs » menacés par l’évolution du monde. Il suffit aussi d’observer l’évolution d’une grande partie de la vie intellectuelle vers des thèmes identitaires et conservateurs pour se convaincre de la force de cette mutation. L’hégémonie intellectuelle devient conservatrice, nationale et républicaine donnant la priorité à l’unité de la nation et de l’État.

Depuis plusieurs années, les mouvements que l’on appelle populistes essaient de donner une forme politique au régime des inégalités multiples. Ils essaient de fédérer les indignations en constituant le peuple contre l’oligarchie, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas le peuple unifié, conformément aux thèses d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Le peuple en question est celui des travailleurs, celui de la légitimité démocratique directe contre les représentants qui le trahissent, et celui de la nation. C’est un peuple qui efface les inégalités sociales au nom d’une seule inégalité, celle des petits contre les gros, des nationaux contre le reste du monde, des « vrais gens » contre les élites et les médias. Mais il suffit de lire et d’écouter les déclarations des leaders populistes pour voir qu’ils suivent les colères du peuple plus qu’ils ne leur donnent une forme politique. Même si demain le Rassemblement national et la France insoumise tirent les bénéfices politiques de la révolte des Gilets Jaunes, rien ne nous dit comment les indignations se transformeront en programmes politiques et en éthique de responsabilité. Il suffit d’observer le monde pour voir qu’il existe des populismes « socialistes », d’autres ultra-libéraux et que, dans bien des cas, ces populismes ont favorisé les riches et les hyper riches.

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Il va de soi que le macronisme n’est pas pour rien dans la crise actuelle. La vieille droite et la vieille gauche semblent liquidées, la majorité parlementaire est hors sol, le président a affaibli sciemment les élus locaux et les syndicats, la politique du « en même temps » est en fait à droite et à droite, le président est perçu comme étant arrogant et favorable aux riches… On peut donc comprendre pourquoi la colère explose aujourd’hui et maintenant. Mais ceci ne dit pas grand chose sur la nature de cette colère et moins encore sur ses débouchés politiques. Dans de nombreux pays, des colères proches de celles que manifestent les Gilets Jaunes ont débouché sur les expressions politiques autoritaires et nationalistes, les droites populaires extrêmes se développent dans des pays aussi différents que la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et, maintenant, l’Espagne. La France échappera-t-elle à cette tendance, ou trouvera-t-elle à l’issue de la mobilisation un renouveau de la démocratie, un autre mode de représentation et de prise de parole ? Pour le moment, la somme des luttes et des indignations, les dimensions contradictoires des revendications et des aspirations politiques ne permettent pas de faire le moindre pronostic. Mais une chose est certaine : partout se pose la question du mode de représentation politique des inégalités quand s’éloigne le régime des classes sociales qui avait, jusque là, structuré notre vie sociale et politique.


François Dubet

Sociologue, directeur d'études à l'ehess, professeur à l'université Bordeaux 2

Mots-clés

Populisme