Les Gilets Jaunes en campagne – une ruralité politique
Le mouvement des « gilets jaunes » met particulièrement au-devant de la scène les populations rurales, et ce de manière aussi subite qu’inédite. Comment expliquer la réussite et l’ampleur d’une telle mobilisation ? S’il est bien sûr trop tôt pour en faire la sociologie, ce mouvement et ses revendications placent à l’agenda de la scène politique et médiatique un pan de la réalité des populations dans nombre de zones rurales : dépendance totale à l’automobile et aux coûts que son usage entraîne, niveau de vie contraint d’une majorité de résidents appartenant aux classes populaires. En éclairant la transformation des rapports sociaux dans une France rurale qui a subi de profondes mutations, nous avons eu l’occasion d’apporter dans un ouvrage très récent – Mondes ruraux et classes sociales – des éléments de compréhension des conditions de possibilité de cette mobilisation.
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Les mondes ruraux et les classes populaires
Si parler de monde rural au singulier est une gageure tant les réalités socio-économiques rencontrées dans les Ardennes, les Landes, en zone montagneuse, touristique ou désertifiée sont nécessairement spécifiques à des contextes singuliers, il est néanmoins possible de mettre l’accent sur certaines régularités. Il faut d’abord rappeler que la distribution sociale de la population n’est pas uniforme sur le territoire métropolitain, elle est notamment marquée par une part croissante des ouvriers et des employés – les deux catégories sociales au cœur des classes populaires contemporaines – au fur et à mesure que l’on s’éloigne du cœur des grandes agglomérations. Cette surreprésentation des classes populaires hors des métropoles renvoie à des logiques de fonctionnement des marchés de l’emploi et de l’immobilier. Du fait de la montée des prix de l’immobilier dans les grandes villes, les catégories populaires qui accèdent à la propriété s’installent prioritairement en habitat individuel dans les couronnes périurbaines et les espaces ruraux. D’autre part, les grandes villes accumulent les emplois appartenant aux fonctions intellectuelles, de gestion et de décision tandis que les activités de fabrication industrielles se localisent désormais surtout dans les espaces ruraux et périurbains. Ainsi, les ouvriers et les employés forment respectivement 29% et 28% de la population active des espaces ruraux, loin devant les agriculteurs (5%). Les ouvriers sont particulièrement représentés au sein des petites villes des campagnes françaises, des localités de quelques milliers d’habitants qui concentrent les services publics (école, poste, hôpital, gare) et commerciaux (banque, supermarché, petits commerces, artisans) ainsi que les activités industrielles des régions rurales. Or ces petites villes des campagnes subissent de plein fouet la crise industrielle, mais aussi le recul de l’État social, avec le retrait et la privatisation des services publics.
Si la dimension matérielle et économique est importante, elle ne dit pas tout du malaise et de la colère qui s’expriment depuis quelques semaines. Cette surreprésentation des classes populaires s’accompagne d’une surreprésentation des actifs non ou faiblement diplômés, ce qui n’est pas anodin si l’on pense à ce que les « gilets jaunes » disent du mépris dont ils se sentent victimes. La sensibilité à la violence du discours expert et à la domination culturelle incarnée par les élites nationales et régionales alimente cette crise qui est aussi pour partie liée à la grande séparation, en France, entre « travail intellectuel » et « travail manuel », dont la dévalorisation n’échappe pas à ceux qui en vivent. C’est d’ailleurs probablement pourquoi ce mouvement peut aussi attirer des ruraux dont les revenus ne sont pas négligeables, comme certains artisans, mais qui en appellent, eux aussi, à plus de respect.
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L’enjeu de la mobilité
Benoit Coquard a récemment fait avec justesse le lien entre certaines manifestations de colère contre le passage à 80 km/h sur route au 1er juillet dernier et le mouvement des « gilets jaunes », en relevant le rôle central de l’automobile dans les zones rurales [1]. Du fait de la désindustrialisation, mais aussi de la « restructuration » des services publics et des commerces, les ruraux doivent parcourir quotidiennement de nombreux kilomètres pour emmener les enfants dans telle école primaire et/ou tel collège, aller au travail, faire ses courses ou consulter un médecin. Une voiture en bon état de marche est devenue un bien de première nécessité – le carburant qui va avec également. Ce processus est en réalité entamé depuis longtemps, a minima depuis le début des années 1980 avec la pérennisation de la crise industrielle qui fait qu’il faut être en mesure d’aller chercher du travail loin de chez soi, en conjuguant cette nécessité avec les contraintes familiales : le (la) conjoint(e) qui travaille aussi dans un autre lieu, un parent qui devient dépendant à qui il faut porter assistance, etc. On assiste depuis à une forte dissociation des scènes professionnelles et des scènes résidentielles, une déconnexion du lien entre domicile et travail.
Lorsque l’on doit changer d’emploi ou en trouver un nouveau, on ne peut quitter facilement le pavillon qui a fortement endetté le budget des ménages populaires. Il faut donc faire avec des coûts de logement et de mobilité contraints qui grèvent les possibilités de loisirs. Or les instances qui portent ces derniers sont eux aussi susceptibles de se « délocaliser » : les clubs sportifs fusionnent et rassemblent les amateurs de différents cantons, les bals populaires itinérants ont quasiment disparu au profit de discothèques, de moins en moins nombreuses. Les administrations et services publics s’étant également spatialement « restructurés » à marche forcée depuis la mise en place de la RGPP, cela aboutit à une incompréhension générale vis-à-vis de l’État et de l’impôt. On peut en effet objectivement considérer que les populations ne sont plus égales face à un service public qui n’est plus uniformément réparti. Contrairement à la période de l’après-guerre où il s’agissait de mettre en place une politique républicaine sur tout le territoire (voir notamment la construction massive de collèges dans les bourgs, qui a accompagné la première massification scolaire des années 1960-70), la RGPP crée de fortes inégalités entre zones. Dans un tel contexte, la fermeture de classes ou d’hôpitaux est très mal vécue : il faut aller plus loin pour se faire soigner ou scolariser ses enfants, et les ruraux touchés se sentent déconsidérés. On leur oppose une rationalité strictement comptable, hautaine et froide, perçue comme contraire aux intérêts de la population.
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Distances sociales et spatiales
Le rapport des classes populaires rurales aux classes supérieures s’est profondément transformé au cours des dernières décennies. Bien sûr la co-présence résidentielle n’annule pas les frontières de classe, mais ce qui frappe dans la dernière période est la tendance à l’accroissement des distances spatiales entre classes sociales dans les campagnes. Les cadres et dirigeants des entreprises implantées dans ces territoires résident ainsi de moins en moins sur place. Auparavant les cadres des usines étaient souvent des individus issus de familles locales qui avaient connu une promotion interne et s’impliquaient dans la vie municipale et associative. Rarement d’origine populaire, les nouveaux responsables, davantage mobiles, sont désormais seulement de passage à la tête des établissements privés ou publics en proie à des réorganisations managériales. Ils vivent souvent dans les capitales régionales et s’investissent peu dans la vie des communes. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils ne vont pas jouer au foot avec les ouvriers du coin, ils ne fréquentent pas les mêmes commerces, leurs enfants ne vont pas à l’école du bourg avec les enfants de familles populaires. Ce sont en quelque sorte des urbains de passage, leur distance aux classes populaires locales est indissociablement sociale et spatiale. Elle est entretenue par une organisation du travail qui les incite à une mobilité incessante et à la dépersonnalisation de leurs relations avec les salariés d’exécution. Le phénomène est général, il s’observe aussi pour les établissements bancaires ou scolaires par exemple. Ainsi les enseignants des jeunes générations sont pour certains moins à même de s’insérer dans les réseaux de sociabilité locale, et donc de se mobiliser contre les fermetures de classe en primaire. Tout comme les médecins ou cadres administratifs des collectivités locales, ils sont nombreux à venir chaque jour des zones urbaines pour exercer sur place. Pour les administrés, il en résulte un sentiment de dépossession, accentué par l’évolution de la structuration politique des territoires.
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Concentration du pouvoir politique et faiblesse de la « démocratie locale »
L’une des évolutions les plus caractéristiques des deux dernières décennies réside en effet dans le développement des structures intercommunales, mouvement qui s’est accompagné d’un accroissement de leurs compétences, de leurs budgets, et d’une transformation des modes d’exercice du pouvoir politique local. Concernant l’élaboration des politiques publiques, les décisions sont largement le produit des arbitrages effectués par les principaux élus de ces assemblées, présidents et vice-présidents, qui sont souvent socialement éloignés des autres élus membres de ces collectivités, et a fortiori de la population locale. Cette tendance à la concentration du pouvoir décisionnel est renforcée par les processus récents de fusion des Communautés de communes, dont les communes-centre peuvent tirer profit, mais qui marginalisent également les communes les plus distantes ou les moins intégrées à la production de l’action publique. Même si les situations peuvent varier, les habitants ont souvent le sentiment de ne pas avoir prise sur ces processus, en grande partie parce les enjeux communautaires sont très rarement discutés. D’une manière générale, force est de constater que la participation citoyenne est peu sollicitée dans ces espaces ruraux.
Les campagnes pour les élections municipales se font parfois sans réunion publique, et aujourd’hui les projets de « commune nouvelle » (regroupement de communes) peuvent être réalisés sans consultation de la population. Le contraste est parfois saisissant entre cette tendance à l’affaiblissement des échanges politiques et les incitations à la mise en œuvre, dans des contextes urbains, de dispositifs de « démocratie participative ». Il faut dire que, parallèlement, le délitement des partis politiques, et notamment des organisations de gauche (PCF, PS, PRG), est encore plus accentué dans ces zones rurales. Si les classes populaires peuvent encore s’appuyer sur des réseaux syndicaux, même fragilisés [2], elles ne disposent plus de relais proprement politiques. Certes le Front national a connu une forte progression électorale ces dernières années dans les zones rurales mais le soutien dans les urnes ne se traduit quasiment jamais par un développement militant de l’organisation qui a par exemple de grandes difficultés à constituer des listes pour les élections municipales. Cette crise des sociabilités militantes explique aussi probablement le rôle que jouent les barrages des « gilets jaunes », lieux de rencontres et de discussions, interclassistes et politiquement divers.