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Le franc CFA : un anachronisme monétaire

Journaliste indépendante , Économiste

Vice premier ministre italien, Luigi di Maio a récemment accusé la France de poursuivre la colonisation de l’Afrique au moyen d’une monnaie : le franc CFA. Anciennement outil de contrôle des colonies, il apparait aujourd’hui comme une prolongation de l’ordre colonial. Sur le continent africain, les citoyens, de mieux en mieux informés sur les dessous de ce système monétaire en ont fait une source de ressentiment contre la France et un sujet omniprésent dans les médias.

Les déclarations, le 20 janvier, du vice-premier ministre italien Luigi Di Maio accusant la France de continuer à « coloniser » des États africains à travers le franc CFA ont déclenché une crise diplomatique entre Rome et Paris. Le leader du Mouvement 5 Étoiles a été très précis : la France, « en émettant une monnaie pour 14 pays africains, empêche leur développement économique », a-t-il affirmé, liant cette situation au phénomène migratoire vers l’Europe. Découvrant à cette occasion l’existence du franc CFA, les médias italiens ont cherché à savoir si le vice-premier ministre disait vrai.

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Les citoyens africains concernés, eux, n’ont pas besoin de s’interroger sur les effets de cette monnaie utilisée en effet par 14 États réunis en deux blocs, l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA, Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Niger, Mali, Sénégal, Togo) et la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC, Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, République centrafricaine, Tchad). Ils les connaissent depuis longtemps. Tout comme ils savent que c’est la France qui détient les leviers du système CFA, et que ses dirigeants œuvrent, depuis des décennies, à assurer sa pérennité.

Le franc CFA est pourtant totalement anachronique. Selon certains, il serait donc le « dernier avatar de la colonisation ». En réalité, cela va beaucoup plus loin et Luigi Di Maio a malheureusement raison sur le constat : le système sur lequel il repose prolonge l’ordre colonial. L’État français l’a créé, le 26 décembre 1945, afin de reprendre le contrôle de ses colonies d’Afrique subsaharienne, qu’il avait en partie perdu pendant la guerre et dont il avait besoin pour reconstruire son économie. Concrètement, il s’agissait, d’une part, de faciliter le drainage des ressources des colonies vers la France, de manière à ce que cette dernière n’ait pas à les payer trop cher ni à débourser de devises. Et il s’agissait, d’autre part, d’aider les entreprises françaises à écouler leurs produits dans les colonies. Paris déterminait la valeur externe du franc CFA, dont l’acronyme signifiait franc des « Colonies françaises d’Afrique », et gérait tout ce qui le concernait.

La France a réussi à conserver un empire colonial via l’attache monétaire et les interventions militaires.

L’accession à l’indépendance des territoires concernés, en 1960, n’a rien changé. Tout en « accordant » de la main droite l’indépendance, les autorités françaises ont, de la main gauche, obligé les nouveaux États à signer des « accords de coopération », lesquels permettaient à Paris de continuer à les assujettir sur les plans militaire, économique, commercial, culturel, et bien sûr monétaire. Ces pays n’ont eu d’autre possibilité que de rester dans la zone franc et de garder le franc CFA. La France a réussi ce qu’aucune ex-puissance coloniale n’a sans doute osé imaginer : conserver un empire colonial via l’attache monétaire et les interventions militaires. À l’époque, seule la Guinée a pu échapper à ce type de liens en prenant son indépendance dès 1958. Elle a toutefois payé chèrement ce choix : Paris a lancé contre elle des opérations de déstabilisation militaires et monétaires qui l’ont durablement handicapée.

En dépit du passage à l’euro et malgré quelques modifications apportées à l’organisation des institutions de la zone franc et à l’acronyme CFA (il signifie aujourd’hui franc de la « Communauté financière africaine » pour l’UEMOA, et franc de la « Coopération financière en Afrique centrale » pour la CEMAC), l’architecture et le fonctionnement du système CFA sont restés identiques. Comme à ses débuts, il repose sur une parité fixe avec l’euro (autrefois le franc français) et sur la possibilité de transférer librement les capitaux entre les pays africains et la France. Les États doivent déposer 50 % de leurs réserves de change sur un compte spécial du Trésor français, appelé « compte d’opérations ». Ce dépôt obligatoire est la contrepartie de l’engagement de la France à assurer la libre convertibilité du franc CFA de manière « illimitée », ce qui signifie que le Trésor français promet de prêter des euros pour approvisionner le compte d’opérations dès que celui-ci passe « au rouge ».

En vertu de ce rôle de présumé garant, la France siège au sein des institutions de la zone franc, dont la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque des États d’Afrique centrale (BEAC), où elle a un droit de veto implicite pour toutes les grandes décisions. Elle garde de cette manière les rênes du système, tout en prétendant le contraire. « Pourquoi ne pas reconnaître que la France se comporte (…) comme un banquier, et pas nécessairement comme un généreux tuteur ? Les rapports mutuels y gagneraient en simplicité », a suggéré, en vain, le journaliste Paul Fabra dans un article publié en 1972.

Le plus extraordinaire, c’est que Paris s’est arrangé pour que sa garantie ne soit presque jamais activée : elle ne l’a été que dans les années 1980. Par conséquent, ce sont les pays africains qui assurent eux-mêmes, avec leurs réserves de change, la convertibilité externe du franc CFA. Et le compte d’opérations se transforme, si nécessaire, en redoutable instrument de répression. En 2011, la France, par laquelle passent toutes les opérations de conversion de francs CFA en devises, a ainsi paralysé l’économie ivoirienne en coupant ses relations financières avec l’extérieur.

Le franc CFA cantonne les pays de la zone franc dans un rôle de producteurs de matières premières et de consommateurs de produits importés.

Conçu pour servir l’ex-métropole et ses entreprises, le franc CFA nuit économiquement aux pays qui l’utilisent, comme l’ont affirmé les autorités italiennes. La parité fixe les empêche d’avoir recours au taux de change pour s’ajuster en cas de crise. L’ancrage à l’euro, monnaie forte, n’est pas adapté à leurs économies peu développées, et pénalise la compétitivité-prix de leurs productions, tandis que le principe de libre transfert se traduit par des sorties de capitaux gigantesques.

Le mécanisme oblige par ailleurs les banques centrales à durcir les conditions d’octroi des crédits bancaires, ce qui paralyse les dynamiques productives et contraint les États à emprunter à l’extérieur, à des taux élevés, pour financer leur développement. En résumé, le franc CFA cantonne les pays de la zone franc dans un rôle de producteurs de matières premières et de consommateurs de produits importés. Sur quatorze États, neuf sont classés parmi les « pays les moins avancés » (PMA). La monnaie n’est pas l’unique cause de ce sous-développement, mais elle joue un rôle prépondérant.

Et ce d’autant plus que la tutelle monétaire exercée par la France en génère d’autres. L’histoire de la zone franc montre que les chefs d’État africains ont toujours été sous le contrôle politique de Paris. Le système est si efficace que les dirigeants arrivant au pouvoir ne sont généralement pas des opposants au franc CFA ou n’osent s’affirmer comme tels. Si, par extraordinaire, certains le sont, ils ne demeurent pas longtemps en fonction, comme cela a été le cas du président du Togo, Sylvanus Olympio, assassiné en 1963. Entre 1960 et 2019, seuls la Mauritanie et Madagascar ont pu quitter la zone franc et créer leur monnaie, en 1973. La France, elle, continue de tirer d’importants bénéfices financiers, économiques, politiques et géopolitiques de ce système.

Après de longues années de silence, quelques économistes et dirigeants africains ont osé, au cours de ces trois dernières années, exprimer des critiques. Suivant leur ligne de conduite habituelle, les autorités françaises ont botté en touche. Le franc CFA est un « non sujet pour la France », a déclaré Emmanuel Macron en novembre 2017. Il a mis en avant la nécessité d’une « solution portée par l’ensemble des présidents » africains pour, éventuellement, réformer le système CFA – tout en niant que la France en était la patronne. Il savait que son propos n’aurait aucune incidence : il est hautement improbable que les dirigeants de la zone franc, dont les intérêts et les agendas politiques divergent, puissent s’entendre dans un avenir proche.

Le président français a été davantage cynique en se disant favorable à un changement de… nom pour le franc CFA et à un élargissement du périmètre de la zone franc. Depuis, il n’a plus évoqué le sujet. Le gouvernement a plutôt axé sa communication sur la « restitution » de quelques objets d’art africains volés, comme pour laisser croire que la période coloniale était vraiment révolue.

Les tenants du pouvoir français ne sont pas seuls responsables du statu quo. L’absence de réaction du reste de la classe politique et des élites intellectuelles joue un rôle tout aussi important. Lors de l’adoption des « accords de coopération », en 1960, seuls des sénateurs et députés communistes ont émis des opinions dissidentes. Lesdits accords « tendent à maintenir dans les faits des rapports de dépendance et de subordination », s’indignait ainsi, devant l’assemblée nationale, Pierre Villon, grande figure de la Résistance. L’étude de ces textes « démontre combien les négociateurs français ont été préoccupés de sauvegarder (…) des rapports de tutelle contraires aux véritables aspirations » des peuples africains, ajoutait le député. Selon le compte-rendu d’audience, il a provoqué des rires à « droite et au centre » de l’hémicycle en disant : « En se refusant à admettre (…) toutes les conséquences du mouvement vers l’indépendance qu’ils reconnaissent en paroles, en tentant de ruser avec cette réalité, nos gouvernants font preuve (…) d’un manque de réalisme qui risque d’être dommageable pour notre pays. »

Rares sont ceux qui font l’effort de s’interroger sur le lien possible entre les raisons qui poussent des habitants de la zone franc à s’exiler et le sous-développement induit par le mécanisme CFA.

Aujourd’hui, le franc CFA est tenu loin du débat public et la plupart des Français ignorent tout de lui. Quant à ceux qui savent, ils ne semblent guère trouver problématique que la France soit le seul pays au monde à gérer une monnaie coloniale et entretienne des relations aussi scandaleusement déséquilibrées. Rares sont ceux qui font l’effort de s’interroger sur le lien possible entre les raisons qui poussent des habitants de la zone franc à s’exiler et le sous-développement induit par le mécanisme CFA. Les médias n’évoquent ce dernier que de manière occasionnelle, utilisant volontiers la forme interrogative : le franc CFA « est-il un vestige du colonialisme ? », « est-il une monnaie coloniale ? », demandent-ils.

À l’instar des actuels responsables italiens, les observateurs extérieurs n’ont, eux, aucun doute. La radio publique allemande Deutshlandfunk a ainsi publié en décembre 2018 un article intitulé « Frankreich und der unsichtbare Kolonialismus » (« La France et le colonialisme invisible ») qui a été très lu. Et quand un économiste britannique ou une politiste canadienne prend connaissance de l’existence du système CFA, leur réaction est toujours la même : ils sont effarés. Finalement, le peu d’intérêt que suscite le franc CFA sur le plan national est très révélateur de la façon qu’a la France d’envisager ses relations avec les pays africains : elle reste, sans même le savoir, un État colonial, à la fois dans l’état d’esprit et les pratiques.

Pendant que la société française reste emmurée dans l’euphémisation de son histoire coloniale, la situation évolue sur le continent africain : les citoyens, à qui on a longtemps caché les dessous du système CFA, sont de mieux en mieux informés. Conséquence, le franc CFA est omniprésent dans les médias et nourrit un ressentiment contre la France qui ne cesse de grandir. Au Sénégal, un mouvement a même fait de la fin du franc CFA son principal motif de mobilisation, intitulant son combat « France Dégage ». Ce slogan est inscrit en grosses lettres sur certains murs de Dakar. Ailleurs, les initiatives pour dire « non au franc CFA » sont de plus en plus structurées, tandis que les réseaux sociaux véhiculent de nombreux messages anti-CFA – dont ceux des dirigeants italiens, lesquels ont fait un tabac.

Leurs gouvernants manquant de courage politique, ceux luttant pour une pleine souveraineté monétaire ne peuvent compter que sur eux-mêmes. On assiste toutefois à une évolution notable dans certains pays, en particulier au Sénégal, où un candidat à l’élection présidentielle prévue le 24 février, a fait du franc CFA un de ses thèmes de campagne, ce qui ne s’était jamais vu depuis 1960. Cet homme politique, Ousmane Sonko, 44 ans, a promis qu’il ferait sortir le Sénégal du système CFA s’il était élu. Cet ancien inspecteur des impôts a ainsi rejoint l’économiste ivoirien Mamadou Koulibaly dans le camp des rares hommes politiques africains qui osent, de nos jours, critiquer ouvertement le franc CFA.

Il a déjà obtenu une petite victoire : ses déclarations anti-CFA ont poussé le président sortant et candidat à sa succession, Macky Sall, à s’exprimer sur la question, avec des propos inattendus. Le franc CFA est « une monnaie mise en place à la période coloniale. À l’indépendance, il a changé de nom mais les mécanismes sont restés les mêmes. Aujourd’hui, nous allons naturellement évoluer vers une prise en charge totale de notre monnaie », a déclaré le chef de l’État, le 16 décembre. Avant de modérer, tout de même, son discours : « Ce qu’il faut surtout éviter, c’est la précipitation, qui peut être extrêmement grave et dangereuse ».

De son côté, le gouvernement français aurait tout intérêt à changer au plus vite son logiciel de pensée. Car il va avoir de plus en plus de mal à justifier et maintenir sa tutelle monétaire dans les années à venir, ne serait-ce que pour des raisons démographiques. À la création du franc CFA, la France était plus peuplée que les actuels pays africains de la zone franc. Actuellement, c’est tout le contraire (162 millions d’habitants côté africain, contre 64 millions en France, en 2015) et l’écart ne fera que s’accentuer.

 

(NDLR Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla ont publié en septembre 2018 L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA, La Découverte.)

 

 


Fanny Pigeaud

Journaliste indépendante

N'Dongo Samba Sylla

Économiste, chargé de programmes et de recherche au bureau Afrique de l’Ouest de la fondation Rosa-Luxemburg