Les quartiers, les « gilets jaunes » et la gauche
Ils ne sont pas là ! Depuis le début du mouvement, analystes, journalistes, sociologues, militants se demandent, comme une rengaine, où sont les quartiers populaires.
Participent-ils au mouvement ? Sont-ils solidaires ? Comment répondre à ces questions sans énoncer une forme d’injonction à la participation qui ferait de nouveau passer les quartiers populaires pour des déserts politiques et leurs habitants pour des sauvageons ne pouvant qu’osciller entre business et religion, l’engagement collectif leur étant fondamentalement étranger ? Pourquoi d’ailleurs se poser davantage la question pour la population des quartiers que pour d’autres segments de la société ?
Une raison au moins invite à se la poser : derrière la participation au mouvement des « gilets jaunes » se joue la définition du sujet politique auquel les forces de gauche veulent s’adresser. Si le mouvement incarne le « retour de la lutte des classes », mais que les habitants des quartiers n’en font pas vraiment partie, ne peut-on craindre leur marginalisation dans la redéfinition du sujet politique que les forces de gauche cherchent à représenter ?
La participation limitée des habitants des quartiers populaires au mouvement – qui est incontestable – a dès lors des implications pour la construction d’offres politiques en direction des classes populaires dans leur ensemble, et pourrait se traduire par une invisibilisation accrue de certaines de leurs fractions les plus précarisées.
Un travail de convergence issu des organisations de l’antiracisme politique
Parler des quartiers populaires comme d’une entité homogène n’a pas de sens [1]. S’ils concentrent les populations les plus précarisées et les minorités ethno-raciales descendant de la colonisation, ces espaces comptent également des petites classes moyennes, des employés, des commerçants et professions intermédiaires, des blancs issus ou non de l’immigration, des étudiants…
À ce titre, les franges supérieures de la population des quartiers – qui sont celles qui votent encore régulièrement – ont pu participer ponctuellement au mouvement, des ronds-points aux manifestations. Mais ce n’est pas forcément à eux que l’on pense quand on interroge le rapport des quartiers populaires aux « gilets jaunes ».
Il semble qu’implicitement ce soit surtout à la population la plus jeune, principalement non-blanche, aux noirs et aux arabes précarisés, qui représentent une part significative de la population de ces quartiers, à laquelle il est fait allusion. Si c’est d’eux dont il s’agit, il est indéniable que leur participation directe au mouvement a été limitée.
Un travail de convergence a pourtant été effectué – et continue à l’être – en particulier par le Comité Vérité pour Adama. Constitué pour dénoncer l’étouffement d’Adama Traoré par la police et demander que justice soit rendue, ce collectif est devenu un des acteurs centraux de la lutte contre les violences policières, et plus largement du militantisme des quartiers populaires. Soutenu notamment par Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, il effectue un travail à la fois intellectuel et politique pour construire la convergence entre classes populaires urbaines et rurales [2]. Ses membres ont ainsi participé dès le début aux différents actes du mouvement à Paris.
Au-delà, d’autres secteurs du monde militant des quartiers ont appelé à la convergence : le collectif Rosa Parks, le FUIQP ou le Parti des Indigènes de la République ont pris des positions claires de soutien aux « gilets jaunes ». Passées les premières semaines – comme nombre d’organisations de gauche, initialement assez sceptiques à l’égard du mouvement – l’antiracisme politique a pris fait et cause pour les « gilets jaunes ».
Certains épisodes initiaux – agression d’une femme voilée, dénonciation de migrants – auraient pourtant pu creuser le fossé, mais ils ont été présentés comme marginaux et secondaires. Alors que les « gilets jaunes » auraient pu être un mouvement raciste, il n’en a (presque) rien été.
Des conditions objectives favorables à la convergence
Les sciences sociales ont pourtant mis en avant depuis plusieurs années une ternarisation du monde social [3]. Avec le déclin du mouvement ouvrier, les représentations dominantes du monde social chez les classes populaires ne seraient plus marquées par une opposition binaire entre un « nous » ouvrier et un « eux » bourgeois, mais par une division tripartite du monde social, où les classes populaires regardent également vers le bas : expliquant davantage leurs difficultés par l’attitude des Roms, des « immigrés » ou des « assistés » que par l’organisation économique et sociale ou la captation des richesses par les fractions dominantes de la société.
Sans remettre en cause ces analyses finement documentées, ce mouvement atteste que les sentiments d’injustice ne sont pas des affects immuables mais sont nécessairement situés, pour partie produits, nourris et interprétés par les offres de discours disponibles et les brèches créées par les moments de soulèvement populaire.
Le mouvement des « gilets jaunes » atteste ainsi avec force d’un retour d’une vision relativement verticalisée du monde social. Si « les assistés » ou « les immigrés » ont pu être ponctuellement pointés du doigt, ce sont surtout les riches qui sont ciblés par le mouvement. Si ce « eux » demeure peu défini, il a néanmoins un visage, incarné par le président de la République.
À bien des égards, Macron a permis cette reverticalisation des sentiments d’injustice, par sa politique et le discours de (mépris de) classe qu’il n’a cessé de porter.
Cette verticalisation aurait pu faciliter une convergence entre « gilets jaunes » et quartiers populaires. Et ce d’autant plus qu’au-delà des discours, les habitants de banlieue partagent des conditions objectives d’existence avec les « gilets jaunes », ces derniers étant cependant en moyenne un peu mieux lotis économiquement que la population des quartiers.
Les revendications relatives au pouvoir d’achat, à la justice fiscale, la dénonciation des violences policières ou la critique d’un système représentatif peu démocratique sont largement partagées par les habitants de banlieue. S’ils participent peu, ils soutiennent d’ailleurs très largement le mouvement.
Comment expliquer dès lors qu’en dépit de ces conditions favorables – des intérêts communs, une verticalisation des colères qui a marginalisé les discours racistes et un travail de construction de convergences par des militants respectés dans les quartiers – la convergence n’ait pas eu lieu ?
Fruit des trahisons répétées de la gauche
Certains éléments objectifs ont pu expliquer cette moindre participation : lancé par une pétition relative au prix du carburant, les habitants des quartiers ont pu se sentir initialement moins concernés, eux qui connaissent un taux d’équipement automobile plus faible que les classes populaires péri-urbaines ou rurales. Par ailleurs, plusieurs études l’ont montré, ce sont surtout les franges supérieures des classes populaires qui se sont mobilisées dans le mouvement, pas les plus précaires.
On sait que plus on descend l’échelle sociale plus le rapport à la politique institutionnelle se distend. Les « gilets jaunes » sont ainsi pour une bonne part des votants, alors que les quartiers populaires sont bien souvent devenus des « démocraties de l’abstention ». Outre ces conditions objectives, trois facteurs permettent de rendre compte de cette moindre mobilisation.
S’engager est tout d’abord plus coûteux et risqué pour les minorités issues des quartiers populaires que pour les autres. On entend ainsi fréquemment dans les quartiers et sur les réseaux sociaux depuis fin novembre que si des habitants de quartiers populaires avaient généré ce degré de violence et de dégradation des centres-villes – et tout particulièrement du cœur de Paris – ils auraient pris bien plus cher que ce qu’ont dû subir les « gilets jaunes ».
L’expérience régulière des violences policières, tout comme la plus grande probabilité d’être contrôlés ou arrêtés préventivement a certainement dissuadé des gilets jaunes de quartier potentiels.
Outre les coûts de l’engagement, une condition de la participation est de penser que celle-ci peut servir à quelque chose. Or les quartiers populaires ont été marqués au fer rouge par des décennies de soutien apporté à des forces de gauche qui n’ont pas tenu leurs promesses à leur égard. Ces trahisons successives ajouté à des pratiques politiques bien souvent clientélistes ont contribué à forger un rapport très désabusé au politique, davantage perçu comme un jeu cynique que comme un moyen de changer la vie.
La croyance dans les capacités de l’action collective ou politique à changer le quotidien est dès lors fortement érodée chez de nombreux habitants, comme en atteste les taux d’abstention ou ces mobilisations limitées.
Concrètement, nombre de militants de banlieue répètent depuis des semaines qu’ils « sont “gilets jaunes” depuis 40 ans. » Ayant le sentiment qu’ils prêchent souvent dans le désert, tentant par leurs luttes d’attirer l’attention des gouvernements successifs sur l’urgence sociale en banlieue, ils pointent ainsi l’absence de convergence dans leur direction, quand ils en auraient eu besoin. Où étaient les « gilets jaunes » en 2005 quand nous nous mobilisions disent-ils en substance ? Il n’est pourtant pas certain que la concurrence des déficits de solidarité mutuels et successifs contribue à les dépasser.
Question raciale et sentiments d’injustice
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Il a été à juste titre souligné que ce mouvement était révélateur de l’économie morale des classes populaires contemporaines. Une partie d’entre elles – notamment mobilisées dans le mouvement – réclament reconnaissance et redistribution. Comme le dit cette « gilets jaunes » dans une réunion publique à Roubaix : « Je vis avec 900 euros par mois, mais c’est pas ça qui m’a amenée à être “gilets jaunes”… c’est un soir quand je faisais la vaisselle, j’ai entendu le président parler de “gens qui ne sont rien”. Et ça m’a révoltée ! Quand on n’a pas grand-chose, on a sa dignité. Et il nous a enlevé la dignité. Quelle violence [4] ! »
Si les habitants des quartiers populaires peuvent pour partie se retrouver dans cette dénonciation du mépris de classe, elle est rarement suffisante pour les mobiliser. Ces derniers s’étaient en revanche révoltés, en 2005, suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois. Si ces deux soulèvements présentent des similitudes – et attestent dans les deux cas d’une demande de reconnaissance et de dignité – ils dessinent des sentiments d’injustice légèrement distincts.
Ce qui est insupportable aux habitants des quartiers populaires c’est que la valeur de leurs vies soit niée – expériences qui vont des discriminations raciales ordinaires à leurs expressions les plus violentes avec la mort sous les coups de la police.
Dans le cadre d’une recherche collective, nous nous sommes intéressés aux identifications collectives, aux « nous », exprimés par les habitants des quartiers populaires contemporains.
À partir de près de 160 entretiens biographiques dans 6 quartiers populaires de Métropole, nous avons été surpris de constater la faiblesse des « nous » de classe exprimés par les habitants que nous avons interrogés. Les expressions du type « nous les petits », « nous les ouvriers », « nous les pauvres », étaient quasiment absentes. À l’inverse, les « nous » ethno-raciaux – « nous les noirs », « nous les arabes », « nous les descendants de l’immigration », « nous les discriminés » – étaient relativement fréquents, étant exprimés par plus d’un tiers de nos enquêtés.
Si cette plus forte prégnance d’identifications ethno-raciales est pour partie suscitée par notre dispositif d’enquête, qui portait davantage sur l’expérience des discriminations raciales que sur les inégalités économiques et sociales par exemple, nous avons également été surpris – alors que le rapport au quartier était central dans notre enquête – de constater la faible expression de « nous habitants des quartiers populaires » parmi les enquêtés, en dépit d’un fort attachement à leur espace résidentiel pour la plupart d’entre eux. Ces formes d’identification ne sont en outre pas exclusives, et peuvent se cumuler, étant mobilisées différemment selon les situations et les contextes d’interaction.
Toujours est-il que la question raciale – et surtout l’expérience répétée des discriminations sur des bases ethno-raciales – est centrale dans l’économie morale d’une partie significative des habitants des quartiers populaires membres de groupes minorisés. Cela ne signifie pas qu’ils se détournent des enjeux économiques et sociaux, ou de classe – ils sympathisent avec les revendications et le mouvement des « gilets jaunes » – mais qu’ils les lisent aussi pour partie au travers du prisme des discriminations ethno-raciales.
On peut le déplorer et penser que l’ethnicisation de la question sociale est une régression et un problème [5]. Toujours est-il qu’il s’agit d’un fait relativement stabilisé, dont la faible participation des habitants des quartiers au mouvement atteste.
Parler de classe ne suffira pas
Comment dès lors penser l’unification de fractions de classes populaires ne partageant pas les mêmes sentiments d’injustice ? Quelles sont les incidences de ce constat pour penser le rapport de la gauche aux classes populaires dans ce contexte renouvelé ?
Certains seront tentés d’interpréter ce mouvement comme la confirmation d’un logiciel politique reposant essentiellement sur des enjeux de classe : « Regardez, on vous l’avait dit, les Français veulent reparler de classe et d’inégalités ! » Si l’on peut se réjouir de ce retour des enjeux d’inégalités économiques et sociales dans le débat public, on a souligné à quel point un tel cadrage s’est avéré insuffisant pour mobiliser les habitants des quartiers populaires.
Il y a dès lors fort à parier que leur participation limitée au mouvement contribue à les invisibiliser encore davantage dans le champ politique. Alors que les partis politiques tenteront de capter les suffrages jaunes, ils porteront d’autant moins d’attention à ceux des quartiers.
Ainsi, alors que la France Insoumise est traversée par des clivages à ce sujet – entre une position majoritaire très centrée sur la classe, et certaines franges minoritaires plus ouvertes à l’intersectionalité des formes d’oppression –, qui se sont traduits par des ouvertures à l’automne dernier[6], il est probable que la conjonction de la séquence « gilets jaunes » et des élections européennes referme cette fenêtre d’opportunité.
La faible participation des quartiers populaires au mouvement des « gilets jaunes » confirme ainsi que sans une offre politique explicitement tournée vers eux, prenant directement en compte leurs colères et de leurs injustices spécifiques, aucune convergence ne sera possible. Reste dès lors à imaginer comment articuler classe et race dans une offre politique renouvelée.
Il ne suffira pas cependant, pour qu’une telle unification populaire se produise, qu’une offre de discours adéquate soit formulée. Elle requiert des actes – notamment au regard de l’ampleur de la défiance à l’égard de la gauche dans les quartiers, après des décennies de trahisons – et un réel travail militant. La brèche que nous connaissons laissera des traces importantes, et il n’est pas certain qu’elles profiteront aux habitants des quartiers.