Santé

La loi Santé ou l’hôpital sans l’hospitalité

Sociologue

Agnès Buzyn a présenté le 13 février son projet de loi Santé. La priorité accordée aux soins techniques et aux « urgences vitales » souligne la volonté du gouvernement de mettre fin à une ambiguïté pourtant salvatrice et constitutive de l’hôpital public, celle faisant de lui un lieu où l’on soigne mais aussi où l’on accueille, un lieu ouvert sur la société et ses maux.

Les urgences n’ont pas connu d’âge d’or. Il serait erroné d’opposer à la situation actuelle un passé apaisé où la pression et la tension ne hantaient pas ces services. Les enquêtes sociologiques sont sur ce point très claires, en particulier celles de Jean Peneff, qui ont montré que la situation des années 1980-1990 n’avait rien de réjouissante. Vingt ans après, l’enquête conduite par Nicolas Belorgey le confirme : les services d’urgence sont débordés et la pénibilité physique et psychologique y est prégnante. Mais plus encore, entre les années 2000 et aujourd’hui, le nombre de passages aux urgences a explosé. Rien qu’entre 2012 et 2016, il est passé de 18,4 à 21,2 millions.

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On ne compte plus les témoignages de soignant.e.s au bord de l’implosion, les articles de presse sur des accidents survenant au sein des services – les soignant.e.s estimant qu’au vu des moyens dont ils et elles disposent, le faible nombre d’erreurs et de drames relève du miracle et surtout de leur dévouement plus que d’une capacité du système de soin à prendre en charge tout.es les patient.e.s. Encore très récemment, le cas du décès d’une patiente aux urgences de l’Hôpital Lariboisière a mis en lumière l’état de tension dans lequel se trouvent de nombreux services, la direction des Hôpitaux de Paris reconnaissant elle-même que ce décès était dû à un problème d’« organisation ».

Le problème des sous-effectifs est reconnu, y compris par les pouvoirs publics. La Cour des comptes dans son rapport annuel de 2019 le confirme : pour répondre aux besoins des services d’urgence, il faudrait augmenter de 20% le nombre d’urgentistes à temps plein [1]. Il est difficile de hiérarchiser clairement les raisons de l’explosion du nombre de passages. Le vieillissement de la population, les épidémies saisonnières, la fermeture de lit en aval conduisant à ne pas hospitaliser des patient.e.s qui pourraient l’être, le manque de structures en ville, l’explosion de la pauvreté, une tarification incitant à la prise en charge, tout cela concourt au dépassement des services.

Face à ce constat, la solution promue par les pouvoirs publics tient en un mot : rationalisation. Cette rationalisation a deux volets. Premièrement, il s’agit de reporter sur la médecine de ville des prises en charges ne relevant pas d’urgences vitales, ainsi que l’exprime la ministre de la Santé : « Il faut préserver du temps des urgentistes pour ça. Il y a aussi de la bobologie. Il y a même parfois des gens qui viennent aux urgences pour des renouvellements d’ordonnances. C’est un peu désespérant ». Deuxièmement, il convient de faire la chasse aux temps morts. L’hôpital ne peut plus être, dans l’esprit des réformateurs et des réformatrices, un lieu traitant des problèmes sociaux, il n’en a pas les moyens. Il convient donc, pour les gouvernant.e.s, de mettre fin à une ambiguïté constitutive de l’hôpital public.

L’hôpital est tout autant une organisation de soin qu’une institution sociale.

Historiquement, les hôpitaux ou du moins les établissements de soin, ont été avant tout destinés à accueillir et non à soigner. Les hôtels-Dieu qui apparaissent à partir du VIe siècle ne disposent pas de médecins mais visent à recueillir et à héberger. L’hôpital n’est devenu une « machine à guérir » qu’à partir du XVIIIe siècle. Un nouveau regard médical émerge, des professions se structurent, des pratiques se normalisent. Si la deuxième moitié du XXe siècle voit l’hôpital devenir un lieu de soin, de recherche et d’enseignement de pointe, il demeure un lieu imprégné par ce qui se trouve sur le pas de sa porte, ce qui en fait un lieu foncièrement marqué par une ambiguïté entre l’ouverture et la sélection [2]. L’hôpital est tout autant une organisation de soin qu’une institution sociale. C’est cette tension entre deux missions, la santé et le soin, que les services d’urgence incarnent.

Les urgences cristallisent les oppositions. Certains y voient l’incarnation d’un État-Providence assumant la collectivisation de la prise en charge des risques et permettant à n’importe qui, quel que soit son état de richesse, son statut civil, son état pathologique, d’être accueilli et soigné, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Car l’hôpital est devenu à partir des années 1950 un lieu où l’on accueille, tout comme au temps des hôtels-Dieu, mais aussi un lieu où l’on soigne. D’autres y voient au contraire l’incapacité de l’État à responsabiliser des individus incapables de comprendre que la santé à un coût. Les urgences seraient une structure bien trop généreuse, incapable de trier les malades. Elle marquerait la dérive d’une socialisation sans borne, offrant au tout-venant un lieu d’accueil. Elle serait le lieu des abus, celui des fausses-urgences mais aussi celui des populations venant chercher autre chose que du soin, un abri.

Le gouvernement a décidé d’adopter cette deuxième lecture. Or, il convient de nuancer sérieusement les présupposés qu’elle implique. Un rapport du Sénat datant de 2017 insiste sur le caractère essentiellement médical des venues aux urgences. Ses auteur.e.s vont même plus loin, estimant qu’il est impossible d’établir que sans la prise en charge de prétendues fausses urgences les services fonctionneraient bien mieux. Il convient ensuite de considérer que même les venues non vitales peuvent être légitimes. Ce n’est certes pas à l’hôpital, dans l’idéal, de prendre en charge tous les maux d’une société marquée par les inégalités et qui appellent d’autres réponses que sanitaires. Mais l’explosion de la pauvreté et le renforcement permanent d’un état « dinsécurité sociale », pour reprendre l’expression de Robert Castel, en fait par défaut un lieu de dernier recours.

À moins que les pouvoirs publics aient mieux à proposer immédiatement (dans la mesure où le temps des réformes et des transformations n’est pas celui des urgences sociales), il apparaît dangereux de toucher aux services d’urgence (voire d’en fermer une partie comme le recommande la Cour des comptes). L’ambiguïté constitutive de l’hôpital public et encore plus des urgences a un coût mais ce coût est aussi celui du refus d’abandonner totalement les personnes les plus fragilisées. Les portes des urgences ne sont pas un remède mais un recours ultime contre les inégalités poussées à une de leurs extrémités, le moment où elles s’inscrivent dans les corps.

La différence claire, nette et systématique entre des « fausses » et des « vraies » urgences ne va pas toujours de soi.

La réponse que souhaite apporter le gouvernement est organisationnelle et non budgétaire, s’alignant sur un vieux principe considérant qu’il est toujours possible de faire mieux avec moins. La chasse aux temps morts (et donc au travail social) et le tri entre urgences urgentes et fausses urgences doivent permettre de préserver les urgentistes pour les véritables causes. La concrétisation de cette volonté se retrouve dans la mise en place d’un forfait de réorientation d’un montant de 20 à 60 euros, dont l’expérimentation a été votée dans la Loi de financement de la sécurité sociale. La mesure fait l’objet de débats et ce pour deux raisons.

Premièrement, la différence claire, nette et systématique entre des « fausses » et des « vraies » urgences ne va pas toujours de soi. Les multiples travaux en histoire et en sociologie de la médecine ont montré que de telles catégories sont sujettes à discussion. Elles se caractérisent autant par leur capacité à structurer des jugements que par leur caractère labile et par la difficulté à tracer des frontières nettes entre ce qui relève de l’essentiel (ou de l’urgence vitale) et du secondaire (la fameuse « bobologie » dénoncée par Agnès Buzyn). Le cas de la médecine de confort, mobilisée, avec la force de l’évidence, peut ainsi remettre en cause une surmédicalisation nocive mais peut aussi conduire certains groupes politiques ou religieux à contester le remboursement de la pilule du lendemain.

La Cour des comptes elle-même, et ce alors qu’elle appelle de ses vœux un tri plus sélectif des patients, utilise l’expression « passages évitables » entre guillemets. Autrement dit, les passages évitables sont une catégorie d’action et de jugement fragile, y compris pour les professionnels qui dénoncent une incitation financière à ne pas soigner. S’il est évidemment des cas où l’absence de prise en charge et le report vers la ville apparaîtront comme évidents, des doutes peuvent exister sur des cas frontières, marqués d’incertitudes. La responsabilité d’un mauvais choix, d’une réorientation qui n’aurait pas dû être sera-t-elle celle des soignant.e.s, du service, de l’établissement ou du gouvernement qui aura incité les urgentistes à renvoyer des personnes en ville ?

Deuxièmement, cette mesure, si elle peut sembler désengorger les services peut aussi in fine aboutir à alourdir davantage le travail bureaucratique sans pour autant fournir de moyens supplémentaires pour le réaliser. Car réorienter un.e patient.e est une responsabilité lourde. L’association France Assos Santé représentant des usagers s’est dit favorable à cette mesure mais sous certaines conditions qui apparaissent indispensables : s’assurer que la réorientation soit effectuée par un.e médecin ou un.e infirmier.e et que l’on soit sûr qu’une structure pratiquant des tarifs opposables puisse prendre en charge immédiatement la personne réorientée. Cela génèrera un travail supplémentaire pour des services déjà dans le dur.

Il faut donc bien saisir la logique technocratique de cette mesure. Les urgences sont surchargées, notamment du fait d’une tarification qui crée des incitations à prendre en charge plutôt qu’à réorienter vers la médecine de ville. L’idée de la majorité La République En Marche est donc de créer un forfait pour contrer les effets de cette incitation tarifaire. Combattre une incitation tarifaire par une incitation forfaitaire, il fallait y penser, plutôt que de desserrer l’étau qui lie les hôpitaux à leur productivité. Car il faut donc bien considérer la raison majeure qui conduit le gouvernement à expérimenter cette mesure : le refus d’augmenter les moyens des hôpitaux.

Le tri entre l’essentiel et le superflu est donc peu évident. Mais la rationalisation à tout crin et la chasse aux temps morts ne sont pas non plus une solution miracle. Dans son enquête sur la réduction du temps de passage aux urgences, Nicolas Belorgey avait déjà montré que les services les plus zélés et les plus prompts à répondre aux injonctions managériales étaient aussi ceux avec un taux de retour plus élevés, ce taux de retour étant considéré comme un indicateur de mauvaise qualité des soins. Chasser les temps morts par la porte, ils reviendront, plus graves encore, par la fenêtre.

Il est frappant de constater la pauvreté du cadrage du débat sur la santé présenté comme un arbitrage entre des services publics dont certains devraient disparaître.

Dans l’ouvrage qu’elles publiaient il y a maintenant quinze ans, Danièle Carricaburu et Marie Ménoret posaient la question : « À quoi sert l’hôpital ? ». C’est au fond toujours à cette question que l’on revient et c’est toujours à cette question qu’il faut revenir. Alors que le gouvernement entend organiser un grand débat à travers le pays, il est frappant de constater la pauvreté du cadrage des questionnements et pour preuve, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire présentait ce débat comme un arbitrage entre des services publics dont certains devraient disparaître.

Les réformes de l’hôpital public et la loi santé à venir nous parlent de la logique politique que le gouvernement et La République En Marche entendent déployer concernant le service public. L’objectif est d’opérer une sélection entre des tâches prioritaires (à forte valeur ajoutée diraient certains économistes) en l’occurrence le soin technique, la recherche de pointe et d’autres tâches secondaires, l’accueil, notamment des populations les plus précaires. Ces tâches coûteuses et peu rentables doivent, dans l’esprit des réformateurs et des réformatrices, être déléguées voire entièrement reportées sur les individus ou des structures associatives.

Les services d’urgence sont un des lieux où cette logique prend forme. Nous avons ici pris ce cas mais d’autres vaudraient tout autant comme celui de la psychiatrie avec la suppression de dizaine de milliers de lits ces dernières années. Mais tout comme pour les urgences, la rationalisation industrielle poussée toujours plus loin ne peut conduire qu’à éconduire les patient.e.s et à les remettre à la rue sans avoir pu correctement les prendre en charge. Et s’il importe de donner les moyens aux structures de ville de décharger l’hôpital public, il importe tout autant de ne pas réduire ce dernier à une organisation surtechnicisée où la santé serait abstraite du soin.


[1] Cour des Comptes, Rapport annuel, 2019, p. 217.

[2] Nicolas Dodier, Agnès Camus, « L’hospitalité de l’hôpital. L’accueil et le tri des patients aux urgences médicales », Communications, n° 65, 1997, pp. 109-119.

Pierre-André Juven

Sociologue, Chargé de recherche au CNRS et membre du CERMES3

Notes

[1] Cour des Comptes, Rapport annuel, 2019, p. 217.

[2] Nicolas Dodier, Agnès Camus, « L’hospitalité de l’hôpital. L’accueil et le tri des patients aux urgences médicales », Communications, n° 65, 1997, pp. 109-119.