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Algérie : le spectre du scénario égyptien

Journaliste

Pays dirigé par l’armée, État archaïque en proie à une crise démographique et incapable de satisfaire les aspirations d’une population très jeune, l’Égypte présente de nombreuses similitudes historiques et structurelles avec l’Algérie. Où le recours à l’armée ne fait envie à personne, malgré l’impasse politique actuelle.

Depuis le début des manifestations en Algérie contre le 5e mandat, puis la prolongation du mandat actuel du président Abdelaziz Bouteflika, l’armée se fait discrète.

Figure visible de la grande muette algérienne, le chef d’État major et vice-ministre de la défense, Ahmed Gaid Salah, s’est montré particulièrement avare de commentaires, jusqu’à cette intervention remarquée du 5 mars. Le général algérien y affirmait que l’armée nationale populaire « garantirait la sécurité du pays » et ne permettrait pas un retour à la violence et aux effusions de sang.

Certains groupes, ajoutait le responsable militaire sans donner plus de précision, cherchent à plonger à nouveau l’Algérie dans « les années de douleur », référence explicite à la décennie noire du terrorisme qui frappa le pays au cours des années 1990 et coûta la vie à plus de 200 000 Algériens. Des propos surprenants, dans le contexte d’une mobilisation populaire aussi calme et que massive.

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De douleur, il ne fut en effet point question vendredi 15 mars en Algérie, où les manifestations populaires ne sont pas essoufflées. Plusieurs centaines de milliers de personnes ont défilé dans les rues d’Alger. A chaque carrefour, les scènes de liesses, danses et manifestations de joie diverses se succédaient dans l’enthousiasme général. Et le soir venu, comme chaque fin de semaine, une question, une seule : Et maintenant ? Qu’adviendra-t-il demain ? La semaine prochaine ? Dans un an ? Personne, en Algérie, ne le sait.

Dans ce contexte politique algérien inédit, où la présidence ne semble plus savoir où elle va, où le nouveau premier ministre, Nourredine Bédoui, raillé par la rue, ne paraît pas en mesure de seconder un pouvoir algérien qui prend l’eau de toute part, et face à l’inertie d’une opposition digérée, vidée de son poids par un système politique exsangue, le spectre de l’intervention militaire plane toujours au-dessus des débats. Avec en filigrane, la même interrogation : quel est le poids politique de l’armée algérienne en 2019 ?

Face à ce flou institutionnel et politique, le contre-exemple égyptien est dans toutes les têtes. Les similitudes entre Alger et le Caire demeurent, il est vrai, troublantes. Archaïques, les deux appareils d’Etats se sont constitués dans les années 1960, à la faveur de la décolonisation et de la prise du pouvoir par deux personnalités militaires, Gamal Abdel Nasser et Houari Boumediène, sous l’influence de l’Union soviétique.

La prépondérance de l’armée dans les affaires politiques et économiques ne s’est pas démentie depuis. Malgré le passage des ans, l’armée égyptienne a continué de piloter le pays, en particulier après la révolution de janvier-février 2011. Un soulèvement populaire qui abouti en 2012 à l’élection du président Mohammed Morsi, issu des Frères musulmans. En 2013, plusieurs millions d’Egyptiens marchèrent cette fois pour demander la démission de Morsi, finalement déchu par les militaires, qui règnent sans partage depuis.

Six années plus tard, ce sont les Algériens qui ont pris la rue, dans un pays où les structures politiques et économiques ont, comme en Egypte, très peu évoluées depuis les années 1960. Les centaines de milliers de manifestants algériens viendront-ils appuyer une reprise en main de l’armée, comme les millions de manifestants égyptiens servirent de caution, à leur corps défendant, au coup d’Etat militaire de l’armée égyptienne à l’été 2013 ?

L’Algérie dispose aujourd’hui du contre-exemple parfait tout près d’elle : l’Égypte.

Comme le Parti national démocratique (PND, dissous en 2011) de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak, démis lors de la révolution de 2011, le Front de libération national (FLN) de Bouteflika paraît a bout de souffle. Outre la mobilisation populaire auquel il doit faire face, Bouteflika et la présidence se trouvent actuellement dans la position d’un Ahmed Ben Bella qui l’avait d’ailleurs éloigné des affaires publiques au printemps 1965. Qu’on se souvienne : triomphant depuis l’été 1963, le président Ahmed Ben Bella est alors engagé dans une quête de toute puissance et de confiscation du pouvoir. Il fait arrêter l’ancien chef d’État Ferhat Abbas, puis le député frondeur et fondateur du Front des forces socialistes (FFS) Hocine Aït Ahmed, qui est jugé et condamné à mort. Début 1965, Ben Bella se rend compte cependant de l’impasse vers laquelle le conduit sa vision solipsiste du pouvoir, et surtout combien elle fragilise sa position face au poids grandissant de l’armée. Décidé à en sortir, il enclenche un processus inverse : Ferhat Abbas libéré, Aït Ahmed gracié, il espère engager le FLN dans une dynamique politique inclusive pour faire contrepoids à l’armée menée par le colonel Boumediene. Mais il est déjà trop tard. A l’été 1965, c’est finalement Boumediène et sa toute puissante Sécurité militaire qui prennent le pouvoir. Cinq décennies plus tard, face à l’indigence d’une présidence isolée et d’une opposition clientélisée par le pouvoir ces deux dernières décennies, l’Histoire bégaiera-t-elle ? L’armée peut-elle se poser à nouveau en recours ?

A Alger, où le souvenir de la décennie du terrorisme tend enfin à céder le pas sur la volonté de changement de régime et de modernisation de l’Etat, personne ne veut croire en pareil scénario. Les arguments avancés sont toujours les mêmes : la seconde décennie Bouteflika fut marquée par un renforcement de la présidence au détriment de l’armée et de la Sécurité militaire, devenue entre temps Département du renseignement et de la sécurité (DRS) avant d’être démantelée. En outre, la population manifeste contre l’ensemble du système de gouvernance, dont fait partie Gaïd Salah, en poste depuis 2004. Difficile donc pour lui de se positionner en recours et de prendre le pouvoir, sauf à prendre le risque de provoquer de nouvelles manifestations et un bain de sang. En Algérie, l’intervention de l’armée en 1992, après l’arrêt du processus électoral qui préfigura le début de la guerre civile, demeure dans toutes les têtes. Personne, du moins au sein de la population, ne souhaite que l’expérience se répète.

Nonobstant le poids de son histoire propre, l’Algérie dispose aujourd’hui du contre-exemple parfait tout près d’elle. Depuis 2013, l’Egypte fait face à une quadruple crise : économique, politique, démographique et sécuritaire. Le projet du coup d’État contre le président élu, Mohammed Morsi, était de garantir la stabilité du pays. Mais même cela, le président Sissi et le pouvoir militaire égyptien n’y sont pas parvenus, puisque l’État islamique est désormais solidement établi en Egypte et y multiplie les attentats.

L’Algérie, elle, est désormais engagée dans un profond bouleversement de son modèle étatique. Elle regarde du côté de son voisin tunisien, et veut inventer à son tour sa propre modernité. Un peu plus loin à l’Est, en Egypte, où l’intensité de la répression n’a d’égal que l’indigence des institutions, l’État administré d’une main de fer par l’armée est plongé dans une crise dont l’issue, funeste, pèse aujourd’hui 70 000 prisonniers politiques.

Près d’une décennie après les débuts du printemps arabe, un tel modèle de gouvernance confine à l’absurde. Acteur invisible dont on peine à mesurer le poids politique, l’armée algérienne a-t-elle seulement conscience de cet anachronisme ?

 


Pierre Puchot

Journaliste, spécialiste du Moyen-Orient