La diagonale du peuple : regard sur les élections israéliennes
Alors que les démocraties occidentales semblent dériver vers des systèmes autoritaires ou « populistes », Israël apparaît depuis des années la comme la pointe avancée de cette droitisation qui se traduit par le recul des composantes libérales laïques, l’affirmation d’un nationalisme exclusif et la non tolérance aux minorités ou aux étrangers. Dans le cas d’Israël, la vision essentialiste de la nation est perceptible dans un style de gouvernement droitier et ethnocratique. Mais le paysage politique actuel met également en évidence une transformation des rapports entre sionisme – comme stabilisation d’une forme politique qui est celle d’un État, et judaïsme – comme signifiant identitaire d’un peuple, et au profit exclusif de ce dernier. En ce sens, les élections législatives qui arrivent témoignent des liens croissants entre identité nationale et politique, mais surtout entre religion et politique, sur fond de précarisation sociale et économique, accentuée par vingt ans de néo-libéralisme.
Une sociologie des partis : fin du clivage gauche-droite et nationalisme
L’offre électorale israélienne est traditionnellement éclatée entre une myriade de partis. La démocratie parlementaire basée sur un scrutin proportionnel et un seuil minimal de 3,25% des voix pour qu’une liste puisse siéger conforte le clientélisme politique et la présence des petits partis indépendants qui souhaitent faire partie d’une coalition gouvernementale. La fragilité du système se reflète dans l’élection à venir, marquée par de nouvelles alliances à droite et au centre, des scissions dans les coalitions du centre et de gauche[1], la fragmentation des partis représentant les Palestiniens d’Israël. Cependant, le paysage, plus resserré autour de 13 partis met en avant deux blocs partisans et leurs alliés.
On trouve au centre, la coalition de Kakhol lavan (Bleu et blanc), symbole de la couleur biblique et du drapeau israélien, sous l’égide du nouveau parti « Résilience » de Benny Gantz, ancien général des Forces de Défense Israéliennes. Il est allié, entre autres, au ministre de la Défense, à Yair Lapid (leader du parti centriste Yesh Atid). Cette coalition s’oppose avant tout à un sixième mandat de l’actuel Premier ministre Netanyahu. Gantz et Lapid espèrent, pour gouverner, recueillir les voies des deux partis minoritaires de gauche et du centre gauche (Travaillistes et Meretz). La coalition Bleu et Blanc se distingue par sa position en faveur d’une démocratie laïque, incluant les Palestiniens israéliens comme des citoyens égaux.
Le bloc de droite est surtout représenté par le puissant Likoud, bien que son dirigeant (le Premier Ministre Netanyahu) soit suspendu à son devenir judiciaire en raison de plusieurs affaires de corruption. Mais pour ses partisans, Netanyahu a restauré le nationalisme israélien : affirmation de Jérusalem comme capitale éternelle d’Israël, reconnaissance du Golan, soutien des nations autoritaires ou droitistes (Hongrie, États-Unis, Brésil). Parmi les partis qui rejoindront la coalition, on trouve HaYamin HaHadas (Nouvelle droite) dirigé conjointement par Naftali Bennett (actuel ministre de l’éducation et de la diaspora) et Ayelet Shaked (ministre de la Justice). Mais ces formations ont surtout conclu un pacte avec l’Union des droites composé d’un parti nationaliste religieux (HaBayit HaYehudi ou Foyer Juif) et d’un parti d’extrême droite (Otzma Yehudit ou Puissance juive), ce dernier se revendiquant d’un suprématisme juif[2]. D’autres partis minoritaires soutiennent l’Alliance des droites : comme Israël Beytenu (Israël Notre maison) créé par le ministre Liberman, parti nationaliste laïque et également anti-palestinien, représentant les populations russes ; Koulanou, un parti nationaliste de centre-droit en faveur d’une politique sociale et contre la précarité. À cet éclectisme, il faut ajouter le parti Zehut, à la fois libertarien et en faveur de la légalisation du cannabis, mais nationaliste non inclusif car se déclarant contre l’État palestinien et l’égalité israélo-arabe.
Compte tenu de la structure de la démocratie parlementaire favorisant l’opportunisme électoral, des structures mi partisanes, mi communautaires, mi religieuses, sont présentes, chacune avec sa propre cible : comme Shas, puissant parti communautaire ultra-orthodoxe représentant les Orientaux (mizrahim et séfaradim) ; YaHadout Ha Torah (Torah unifiée) représentant majoritairement les ultra-orthodoxes ashkénazes et yiddishophones. Les deux partis soutiennent un contrôle accru de la vie religieuse, y compris dans la sphère publique et s’opposent au service militaire obligatoire pour les orthodoxes.
Enfin, la minorité palestinienne d’Israël est représentée : soit à travers la coalition Hadash -Ta’al qui prône une démocratie inclusive, soit par la Liste Arabe Unie (Balad et Ra’am) en faveur d’un État « non juif » et laïque. Les formations palestiniennes d’Israël ont jusqu’ici toujours été absentes des coalitions gouvernementales ; en raison de leur opposition structurelle au système politique considéré comme « juif », ce clivage s’étant encore accru avec la loi appelée « Israël-État-nation du peuple juif », non appliquée à ce jour, mais confirmant le statut de minorité nationale des Palestiniens.
La gestion du post sionisme : peuple-ethnos et religion
L’une des transformations les plus visibles de la démocratie israélienne dont témoigne le paysage électoral concerne l’étiquetage du nationalisme, marqué par le recul des valeurs universelles et humanistes, ou d’un libéralisme de type européen, au profit d’une authenticité de l’identité israélienne. En effet, si la société israélienne peut être décrite comme une nation multiculturelle issue des très nombreuses vagues migratoires – occidentales, orientales, russes, africaines, latines, être Israélien recouvre l’affirmation d’une identité civique et nationale, pouvant aller de la citoyenneté inclusive (à gauche) au suprématisme juif (très à droite), en passant par une conception minimale de la cohésion nationale.
À cet égard, une dimension parcourt tout l’échiquier politique mais également l’opinion publique : le caractère protecteur de l’État sécuritaire et la souveraineté nationale comme valeurs absolues. Cet essentialisme national qui caractérise également le populisme de droite défendu politiquement en Europe et étiqueté – au moins idéologiquement, comme vision totalisante du peuple anti-technocratique, antiélitiste, voire antidémocratique, trouve une explication en Israël, dans le ressentiment croissant des citoyens vis-à-vis de la communauté internationale, considérée comme hostile. Par ailleurs, la cohésion nationale se renforce à chaque épisode guerrier. Qu’il s’agisse des tirs de roquettes, du terrorisme, le signifiant « peuple-juif », proche du peuple-ethnos, demeure une identité à protéger.
Ainsi, la formation politique Nouvelle droite, dirigée par deux ministres transfuges du Foyer Juif, parti à l’origine de la récente loi sur l’État-nation d’Israël, met en avant un programme sécuritaire et répressif contre les ennemis externes ou internes d’Israël[3]. Elle stigmatise la gauche intellectuelle et partisane qui défend les Palestiniens, s’oppose fermement à la création d’un État palestinien, et soutient la poursuite des implantations. Au centre gauche, Gantz, ancien général de Tsahal ne renie pas sa vision patriote et nationaliste à travers son programme « Résilience ». S’il défend les principes une démocratie libérale et pluraliste (un État juif et démocratique), et une conception proche du peuple-démos, il a toutefois refusé d’inclure la liste Arabe dans son projet de coalition.
Une autre facette des élections est d’ailleurs l’effondrement de la gauche, c’est-à-dire de la dimension inclusive, sociale de la démocratie, renvoyant au sionisme originel qui fût incarné par les kibboutzim, le parti travailliste ou les syndicales ouvrières, et alors même que les classes périphériques sont aujourd’hui abandonnées ou que le pays est laissé aux mains d’oligarchies. À cet égard, l’avenir des Palestiniens de Cisjordanie, du plan de paix, tout comme la loi sur l’État-nation du peuple juif de 2018 sont largement invisibilisés dans le débat électoral, alors que la droite nationaliste coalisée met en avant l’annexion de la Cisjordanie, dont les habitants recevraient une citoyenneté socio-économique.
Ainsi, la démocratie actuelle souffre de ne pas avoir d’idéal social, le sionisme politique qui fut un compromis entre universalisme, utopie et souveraineté politique du peuple étant recadré au profil du nationalisme identitaire. Être israélien ne signifie pas être « plus démocrate » mais « plus juif » au point d’oublier la formule inaugurale (et oxymorique) d‘un État Juif et démocratique. Au fond, c’est la notion de peuple qui est recadrée, au cours de la campagne électorale marquée par des débats calamiteux, à destination d’une opinion avide de sondages et de fake news.
Zone critique du populisme : religion et politique
La nation post-sioniste est marquée par le désir de garder les fondamentaux d’Israël tout en les renouvelant. Ici, rien ne semble distinguer Israël des nationalismes européens, à ceci près que le populisme israélien permet de repenser le lien entre identité et nation à travers la judaïté, mais celle-ci étant de plus en plus élargie à une définition religieuse. La neutralité de l’État est un enjeu permanent du débat politique en Israël, notamment pour les partis laïques, car il touche à l’histoire du sionisme. À l‘exception des collectifs qui défendent le judaïsme orthodoxe – comme les nationaux orthodoxes orientaux ou ashkénazes militant pour que l’État remplisse une fonction religieuse, de ceux qui souhaitent étendre le judaïsme à travers la colonisation biblique des territoires, ou à l’exception des factions islamiques de Galilée (membre de la Liste Arabe), les formations politiques peuvent être à ce jour considérées comme laïques, quelque soient leurs alliances. Elles reflètent la structure institutionnelle, mais également sociale d’Israël, basée sur la séparation du temporel et du spirituel[4]. La population, quelle que soit son ethnie, demeure en grande partie attachée à un judaïsme traditionnel, vecteur d’insertion sociale et de cohésion, sans demander que celui-ci soit inscrit dans les institutions.
Cependant, et au moins depuis une décennie, la séparation entre État et synagogue est remise en cause par des partis droitiers et religieux – comme le Foyer Juif ou le Shas qui détiennent des portefeuilles ministériels importants, dans le but d’élargir leur représentation politique et en prenant appui sur les rabbins. À leur tour, ces derniers ont intérêt à faire pression sur le politique au plan local ou national, pour faire appliquer le droit canon du judaïsme (Halakha) dans l’espace public et consolider le plan divin. Ce clientélisme politique et religieux ne trouve que peu d’opposition dans la mesure où les pratiquants non fondamentalistes (Massorti) mais également les juifs laïques s’accommodent d’une présence de la religion encore limitée dans la sphère publique – en dehors des mariages non juifs et de l’alimentation. Ces arrangements ne sont pas contestés non plus par les musulmans qui ont tout avantage à voir leur autonomie religieuse et leurs institutions préservées – comme la justice et le code de la famille. Cependant, l’imbrication croissante des dimensions nationaliste et religieuse demeure une des particularités de l’identité politique israélienne actuelle post-sioniste, qui réside dans la place prise par les groupes religieux pour s’instaurer représentants de la nation et in extenso du peuple.
De ce point de vue, la politique partisane, lorsqu’elle s’allie au fondamentalisme orthodoxe, opposé à l’universalisme laïque et au pouvoir temporel est une légitimation de la fonction politique de la religion. Certaines yeshivot et Lerhaus (centre d’études des textes du judaïsme) où s’amassent les jeunes orthodoxes, issus des milieux pauvres et de surcroît inactifs, apparaissent à cet égard comme des espaces où se fabrique une vision antilibérale, mais également antiélitiste et pour finir anticapitaliste, opposée en tout point aux caractéristiques des oligarchies au pouvoir.
Classes, ethnie et religion
Car l’autre aspect visible de la transformation démocratique réside dans les convergences entre appartenance religieuse et sociale ou ethnique. Là encore, la donne a changé. Les juifs orientaux (mizrahim et sefaradim) que l’on peut associer aux couches populaires, voire défavorisées représentent aujourd’hui plus de 40 % de la population et sont sur le point de dépasser en nombre, la population ashkénaze européenne qui a dominé et dirigé culturellement, économiquement, et financièrement le pays depuis sa création. Les juifs ashkénazes – alors qu’ils sont pour une grande partie séculaires et de gauche, sont eux-mêmes en leur sein, dépassés par la croissance des ultra-orthodoxes (hassidiques et lituans) anti-universalistes.
Dès lors, des partis dont l’assise est à la fois religieuse et populaire – comme le Foyer Juif, le Shas, parviennent à relier le religieux, voire le fondamentalisme religieux et les aspirations sociales. Une intersectionnalité de facto entre classe, religion, ethnie – et quelquefois genre, est par exemple au cœur du projet du parti Shas, prenant appui sur la population ultra-orthodoxe orientale des périphéries urbaines. Le plan communautaire et religieux se substitue au plan social et séculaire, d’autant que ces partis effectuent un travail social dans les quartiers (Tel Aviv, Nord d’Israël) offrent des services sociaux et éducatifs, y compris à destination des femmes orthodoxes.
Ainsi, le militantisme permet à des classes religieuses de regagner une visibilité sociale au moyen de l’affirmation de leur judaïté. Les mizrahim affirment aujourd’hui une judaïté orientale, comme facteur d’égalité sociale et comme façon d’exister dans la vie publique, à travers des partis représentatifs. Longtemps maintenus dans leur statut de minorité par les ashkénazes, marginalisés car non détenteurs de capital symbolique et culturel, ils se tournent vers des acteurs communautaires ou partisans, et surtout religieux, à même de réaliser cette jonction entre pauvreté, ethnie et religion[5]. À cet égard, les cas les plus frappants sont ceux de la conversion des mizrahim à la religion ashkénaze ou leur mariage avec des ashkénazes qui leur offrent une meilleure intégration sociale ; ou de la révolte récente des jeunes haredis (orthodoxes) appelant à d’avantage d’éducation moderne, négociable avec l’apprentissage des textes du judaïsme. Ainsi, l’émancipation n’est plus le privilège du sionisme socialiste et humaniste mais de la religion, envisagée par une partie de la population comme pouvant être le fondement d’une politique nationale dans la mesure où elle a une fonction sociale et d’intégration au même titre que le séculaire.
Le post sionisme est un populisme de droite
Ce lien entre judéité et politique réalisé par des partis portant l’égalité sociale des juifs est révélateur d’un post sionisme, proche de l’étiquetage populiste et comme résultat à la fois de l’échec des partis universalistes et de l’accroissement des inégalités depuis vingt années. Des partis de droite d’apparence laïque se déclarent comme les représentants authentiques de l’État des juifs, en prenant appui sur les classes populaires et traditionnelles qui ont été oubliés par la gauche. Ainsi, HaYamin HaHadas (Nouvelle droite) se défend de suivre quelconque agenda religieux – bien que ses membres puissent être religieux, et prône la coopération de tous les juifs, laïcs et religieux, orientaux ou non, au sein d’une vision ethnique et exclusivement juive de la citoyenneté israélienne. La Ministre de la justice (Shaked) se présente comme Israélienne authentique : juive, laïque et conservatrice, mettant en avant ses origines irakiennes, issue des classes inférieures, réaffirmant le nationalisme et en même temps l’ascension sociale des minorités.
C’est sur la base de tels discours convoquant le peuple-ethnos au sein d’une nation de moins en moins libérée de la religion, que se joue le post-sionisme. L’État apparaît comme pris en otage par des acteurs à la fois communautaires religieux, partisans, naturalisant la politique. Le système électoral permet que ce clientélisme des tribus et des zélotes façonne un système politique des plus incertains. En rendant plus visible la judaïté des classes populaires, il efface du tableau une question politique et morale, qui est celle du devenir des Palestiniens, qu’ils soient Israéliens ou de Cisjordanie.