Le mot race – Le mot et la chose (2/2)
Dans l’espace public en France, il y a aujourd’hui un paradoxe fondamental. D’un côté, il n’est question que de racisme ; de l’autre, il n’est pas question de parler de race. Autrement dit, on a la chose mais pas le mot pour la penser. Mais le paradoxe redouble : quiconque utilise le mot race, même en revendiquant des fins antiracistes, serait, sinon coupable, du moins comptable de cette poussée raciste. Autrement dit, c’est opposer le mot à la chose. On peut dès lors s’interroger : pour échapper à ce piège, pourquoi ne pas, tout simplement, remplacer race par racisme ?
En réalité, force est d’admettre que le problème tient à la définition de la chose plus qu’à l’usage du mot. Partons d’un syllogisme. Dans le monde universitaire, comme dans les médias, tout le monde (ou presque) est antiraciste ; et pourtant, tout le monde (ou presque) est blanc. Comment conclure au racisme, sans contredire la prémisse majeure d’antiracisme ? C’est ici qu’on voit l’utilité du concept de race. Il sert à penser la contradiction inscrite, non pas dans ce raisonnement, mais dans notre société.
On comprend dès lors la difficulté actuellement rencontrée pour s’accorder à juger raciste, ou non, telle pratique, tel discours ou telle représentation, selon qu’on aborde la question en termes de race, ou pas. Dans l’actualité, songeons par exemple aux controverses récurrentes sur le blackface. Dans le débat public, la plupart reconnaissent désormais que cette pratique relève du racisme – mais en ajoutant : si et seulement si l’intention en est raciste. Autrement dit, c’est continuer d’écarter la définition du racisme par ses conséquences, dans une société où l’on peut jouer au Noir quand on est blanc, mais pas jouer au Blanc quand on est noir. Les protestations des activistes sont alors récusées comme le signe de leur inculture (« ils ne comprennent pas l’art ! ») ou d’une intolérance qui menace la liberté d’expression (« ils ne respectent pas l’art ! »). Tout se passe comme si, jusque dans les rangs des sciences sociales françaises, le racisme restait un fait individuel plutôt qu’un fait social.
Prenons un second exemple, au cœur des débats sur l’identité nationale : le football. Il y a bien sûr consensus pour dénoncer le racisme des cris de singes dans les tribunes des stades ; et beaucoup se rejoignent encore pour s’opposer aux attaques récurrentes contre des joueurs racisés de l’équipe de France de football, accusés de ne pas chanter l’hymne national. Les réactions sont en revanche partagées lorsque l’humoriste sud-africain Trevor Noah, le 16 juillet 2018, s’amuse à crier dans le Daily Show : « L’Afrique a gagné la Coupe du Monde ! » Nombre de sportifs français de couleur ont vivement réagi, et jusqu’à l’ambassadeur de France aux États-Unis : le chantre du grand remplacement, Renaud Camus, n’avait-il pas ironisé en miroir sur la finale : « J’aime bien les Africains mais pour le match Afrique-Europe, dimanche, ils ne m’en voudront pas de soutenir l’équipe de mon peuple, les Européens », soit la Croatie plutôt que la France ? La plaisanterie du présentateur du soir serait-elle raciste de la même manière, ou bien plutôt n’est-elle pas une façon de retourner le discours de la race en France, en soulignant son histoire coloniale ?
Si les propos d’Alain Finkielkraut, en 2005, sur « l’équipe de France black-black-black », ne sont défendus que par l’extrême droite, les réactions ont été contrastées après les révélations par Mediapart, en 2011, d’un projet de quotas pour limiter le nombre, non seulement de binationaux, mais aussi de Noirs dans le football national : le but était de favoriser « les petits gabarits blancs », plutôt que « les grands, costaux, puissants » que seraient « les Blacks ». Pour Pap Ndiaye, historien de la « condition noire », « pas plus que n’importe quelle autre activité humaine, le football n’est intrinsèquement antiraciste ». La question n’est donc pas de condamner (ou d’absoudre) tel ou tel responsable (à commencer par Laurent Blanc), mais de combattre des discriminations explicites qui reposent sur des représentations raciales ordinaires.
En revanche, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, qui, en réaction contre les « porte-parole autoproclamés de la cause des Noirs », refusent de « hurler avec la meute », considèrent que le mot « Black », utilisé par les responsables du football national, « renvoie moins à une catégorie raciale qu’à une catégorie sociale ». Loin d’être raciste, ce sport serait, pour le sociologue et l’historien, « la pratique sociale qui contribue le plus à favoriser le “vivre ensemble” entre les jeunes des quartiers populaires, quelle que soit leur origine ». Racisme ou pas ? L’enjeu n’est-il pas, grâce au concept de race, de pouvoir penser, au-delà du racisme intentionnel, le « racisme en effet » ? En tout cas, les révélations sont restées… sans effet. C’est pourquoi, en 2018, on apprend sans surprise que le PSG, encore dans les années 2010, « a fiché et recruté des joueurs selon leur origine ethnique ». « Trop d’Africains et d’Antillais ? » Cette fois, les révélations n’en sont plus vraiment, et la controverse intellectuelle ne reprend même pas : la « meute » est réduite au silence.
Hégémonie minoritaire ou panique intellectuelle
On ne peut qu’être frappé par la multiplication récente, dans les médias français, des articles, des tribunes et des manifestes collectifs d’intellectuels, au nom de l’antiracisme, non pas tant contre le racisme lui-même que contre le mot race, accusé d’en faire le jeu, tant dans la militance de « l’antiracisme politique » que dans les savoirs critiques. Autour de ce vocable, c’est tout un champ lexical qui est en butte à des attaques répétées, en particulier dans le monde universitaire : race, racisé, racisation, racisme d’État, mais aussi décolonial et postcolonial, intersectionnalité, et d’autres termes encore, participeraient d’une « stratégie hégémonique », véritable « terrorisme intellectuel » dont le « communautarisme » serait incompatible avec « l’universalisme républicain ».
Il est notable que ces figures médiatiques et intellectuelles mobilisées contre le « politiquement correct » semblent moins soucieuses de liberté intellectuelle quand la censure frappe un colloque universitaire sur l’islamophobie, ou quand elle en menace un autre sur l’intersectionnalité. C’est dire de quel côté le danger leur paraît imminent : l’hégémonie aurait changé de camp. Tout se passe en effet, dans leur discours, comme si la France était à son tour soumise à ce que le philosophe Philippe Raynaud avait baptisé en 1992, à propos des États-Unis, la « tyrannie des minorités »… Bref, « on ne peut plus rien dire ! »…
Comment comprendre cette panique intellectuelle ? Pour Stanley Cohen, dans son ouvrage classique de 1972, il y a « panique morale » lorsqu’un phénomène ou un groupe apparaît comme « une menace pour les valeurs et les intérêts de la société ». On peut faire l’hypothèse que celle qui sévit aujourd’hui dans le monde intellectuel français est une réaction à « l’irruption des contre-publics », soit une remise en cause des frontières de l’espace public dominant par celles et ceux qui en étaient exclus : c’était le cas, dans le monde de la culture, au moment de l’affaire Exhibit B.
Les minorités raciales ne sont pas seulement objets de discours, artistique ou autre ; de plus en plus, elles prennent la parole, se constituant ainsi en sujets politiques. Elles s’engagent, selon le titre d’un documentaire d’Amandine Gay qui fait entendre les mots de femmes noires, à Ouvrir la voix. Et c’est très précisément pour cette raison que beaucoup s’emploient à leur… fermer la voie.
Porte-parole ou universitaires
Or la question posée à propos de l’espace public et des contre-publics minoritaires fait aujourd’hui retour dans le monde universitaire. C’est à nouveau une intervention polémique de Gérard Noiriel, sur le blog qu’il venait d’ouvrir fin 2018, qui l’illustre au mieux, et d’autant plus qu’elle a rencontré un écho important, et souvent favorable, dans la profession. Si ses « réflexions sur la “gauche identitaire” » visent nommément un chercheur blanc (en l’occurrence, l’auteur de ces lignes), le plus remarquable, c’est l’attaque, en ouverture, contre d’autres qui ne sont pas nommés, sinon, à nouveau, par la fonction qui découlerait de leur racisation, en tant que « porte-parole des minorités » : « Dans l’introduction de mon livre sur l’Histoire populaire de la France, j’ai affirmé que “le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par des porte-parole des minorités (…) qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires”. Il suffit de consulter la bibliographie des articles et des ouvrages publiés en histoire ces dernières années ou de regarder les recrutements sur des postes universitaires pour être convaincu du bien fondé de cette remarque. »
S’il faut bien admettre que l’on éprouve quelque difficulté à partager « l’optimisme » affiché par ce socio-historien concernant l’hégémonie supposée de la « gauche identitaire », dans ou hors de l’université, il ne s’agit pas ici d’entrer dans une polémique qui ne ferait que redoubler l’effacement des collègues minoritaires mis en cause. En revanche, il importe de relever un fait social significatif. Des chercheuses et chercheurs, pour la plupart minoritaires, ont pris la parole en réponse, sans pour autant se reconnaître dans le rôle de « porte-parole » qui leur était assigné : ce n’était pas pour contester la démarche scientifique au nom d’une posture politique, mais au contraire en se plaçant sur le terrain scientifique.
Quand Gérard Noiriel déclare que le concept d’intersectionnalité « est à mes yeux une régression par rapport aux principes fondateurs de la sociologie », leur réplique savante, c’est le dossier « Intersectionnalité », publié sur le site de la revue Mouvements : sous la direction d’Abdellali Hajjat et Silyane Larcher, après leur introduction, il comprend cinq articles regroupant au total onze autrices et auteurs.
Ces textes ne se contentent pas de contester l’affirmation non étayée de Gérard Noiriel sur la présence et le rôle des questions minoritaires dans la recherche en France ; ils développent des analyses précises : « N’existe-t-il pas une littérature abondante qui depuis plusieurs décennies articule une analyse de classe, de genre et de race ? C’est dans l’optique de tordre le coup à cette fausse opposition que Sarah Mazouz et Éléonore Lépinard rappellent les apports, les limites et les résistances au concept d’intersectionnalité, que Silyane Larcher revient sur l’histoire des rapports ambigus entre républicanisme français et question raciale, et que Lila Belkacem, Lucia Direnberger, Karim Hammou et Zacharias Zoubir déconstruisent les arguments souvent utilisés pour délégitimer toute analyse des rapports sociaux de race. » Bref, c’est tout un panorama scientifique.
Enfin, pour citer encore ce texte introductif, le billet de blog de Gérard Noiriel « pose la question des relations de pouvoir au sein du champ académique, du rôle des intellectuels dans l’espace public et de leurs relations avec de prétendus “porte-parole des minorités”. C’est dans la perspective d’une meilleure compréhension des enjeux de la controverse sur la question raciale qu’Inès Bouzelmat propose une analyse sociologique fine de l’espace des positions et des prises de position des chercheur.e.s concerné.e.s, et qu’Audrey Célestine, Abdellali Hajjat et Lionel Zevounou analysent la tension entre disputatio académique et prises de position politiques. »
Gageons que certains verront dans cette riposte organisée la confirmation de ce qu’ils dénoncent (au risque de l’oxymore) comme une hégémonie minoritaire. Pour ma part, je dirais plutôt qu’il y a du trouble dans ce qu’on peut continuer d’appeler (au risque de la redondance) l’hégémonie majoritaire. Je ferai donc l’hypothèse que la virulence de l’opposition universitaire aux savoirs critiques de la race traduit une inquiétude : et si l’aveuglement à la race aveuglait au racisme structurel qui a permis à l’université, jusqu’à présent, de rester blanche sans le voir et sans vouloir le savoir ? Quelle serait alors notre responsabilité d’universitaires, forcément antiracistes ? N’est-ce pas la remise en cause, sinon de notre vocation, du moins de notre bonne conscience de porte-parole de l’universel ?
La République et la race
La bataille politique de la race (à la fois autour du mot et de la chose, comme on s’est employé à le démontrer) ne s’arrête pas aux mondes médiatique et universitaire ; elle est présente aussi dans le champ politique lui-même. On voudrait donc, dans un dernier temps, souligner l’implication des responsables politiques dans les débats sur la race, et singulièrement de l’État dans la controverse autour du « racisme d’État ». Il convient d’abord de rappeler deux scènes qui se sont déroulées (comme le vote unanime qui ouvre ce texte) à l’Assemblée nationale.
La première a eu lieu lors de la séance de questions au gouvernement du 27 avril 2016 : Bernard Debré interpelle la ministre socialiste de l’Éducation nationale sur « la montée en puissance du racisme antiblanc et de l’antisémitisme dans notre pays ». « J’en veux pour preuve », continue le député Les Républicains, « la récente tenue, dans l’enceinte de l’université Paris 8, d’une manifestation intitulée “Paroles non blanches” ». En effet, ses organisateurs « défendent la non-mixité ». Najat Vallaud-Belkacem lui répond alors : « je condamne absolument la tenue de ces réunions (…). Ces initiatives sont inacceptables car, bien loin de l’objectif qu’elles prétendent poursuivre, elles confortent une vision racialiste et raciste de la société qui n’est pas la nôtre. » Pour la ministre, « la seule réponse à apporter au racisme et à l’antisémitisme », « c’est évidemment les valeurs de la République dans toute leur universalité, et la loi qui combat sans faille les discriminations ». Le gouvernement tombe d’accord avec son opposition : la République et la race s’excluent mutuellement.
Or une seconde scène, qui se déroule également lors des questions au gouvernement, le 21 novembre 2017, vient éclairer d’un autre jour ce qui s’est joué en 2016. Cécile Rilhac, députée LREM, interroge le ministre de l’Éducation nationale : « un syndicat a programmé un stage de formation destiné aux enseignants avec deux ateliers “en non-mixité raciale”, c’est-à-dire réservés aux non-Blancs. Cette formation propose de débattre de problématiques autour du racisme au sein de l’Éducation nationale. » Jean-Michel Blanquer déplore « l’initiative d’un syndicat d’organiser ces ateliers qualifiés, j’ouvre les guillemets, de “non-racialisés”… et de “racialisés” aussi – je ferme les guillemets ». (sic) « On parle de “non-mixité raciale“, de “blanchité“, de “racisé“ : les mots les plus épouvantables du vocabulaire politique sont utilisés au nom d’un prétendu antiracisme alors qu’ils véhiculent évidemment un racisme. »
Mais le propos rebondit : « C’est pourquoi, et parce que le syndicat en question a également employé les termes de “racisme d’État”, j’ai décidé de porter plainte pour diffamation à l’encontre de SUD éducation 93. » Autrement dit, le problème, ce n’est pas seulement le racisme présumé des défenseurs de la non-mixité et de l’antiracisme politique ; c’est aussi, et surtout, l’accusation portée contre l’État : opposer la race à la République apparaît ainsi comme un moyen d’occulter le racisme de l’État. Et le ministre de conclure : « Nous devons avoir l’unanimité de la représentation nationale contre cette vision de l’homme. » L’ovation qui vient saluer cette conclusion est d’autant plus remarquable que les images montrent Marine Le Pen se levant parmi les premiers pour mieux applaudir le ministre (sur le site de LCP, ces images ont disparu ; heureusement, elles restent visibles sur le compte Twitter de la chaîne). Et voilà, contre « l’antiracisme politique », le Front national au cœur du pacte républicain.
Le racisme et l’État
Cette unanimité politique interroge à nouveau : si la dépolitisation de l’antiracisme conduit à un nouveau (et paradoxal !) front républicain, avec l’extrême droite, et contre les discours critiques de la race, n’est-ce pas, une fois encore, pour mieux s’aveugler à la responsabilité des responsables de politiques d’État qui contribuent à la racialisation de la société ? Or, du traitement réservé aux migrants en Méditerranée, à la frontière franco-italienne, à Calais ou à la Chapelle, à la hausse des frais d’inscription universitaires qui visent explicitement les étudiantes et étudiants venus des anciennes colonies, sans parler du sort réservé aux outre-mer, force est de le constater, la question postcoloniale concerne au premier chef l’État français.
S’agit-il seulement du racisme de l’État, ou bien peut-on parler d’un racisme d’État en France ? Beaucoup diraient que cette dernière formulation renvoie à des États qui ont institué des lois raciales, de l’Allemagne nazie à l’Afrique du Sud de l’apartheid. Ne convient-il pas plutôt de renouer ici avec le critère d’intentionnalité, qui redouble la responsabilité ? Sans doute dira-t-on qu’il ne faut pas confondre « racisme institutionnel » et « racisme d’État », soit le racisme dans l’État et le racisme de l’État : le racisme dans l’État existerait malgré l’État. Mais qu’en est-il quand l’État revendique son action ? Refusera-t-on cette fois de nommer ce racisme pour ne retenir que le racisme structurel ? Ne faut-il pas plutôt prendre en compte les différentes logiques, intentionnelles ou non, de la race — qu’elles soient idéologiques, systémiques ou politiques ?
Prenons l’exemple des contrôles au faciès, dont l’enquête du Défenseur des droits a démontré en 2018 qu’ils touchent vingt fois plus les jeunes hommes arabes ou noirs, ils impliquent bien sûr l’État, et d’autant plus que, non content de laisser faire, celui-ci les justifie. Condamné en 2015 pour « faute lourde », il a fait appel ; sans remettre en cause les faits établis, l’État explique que la législation sur les étrangers suppose de contrôler « les personnes d’apparence étrangère », voire « la seule population dont il apparaît qu’elle peut être étrangère ». On voit bien ici comment, en confondant l’origine et la nationalité, c’est l’État lui-même qui introduit le « principe de race » : s’il distingue des « faciès d’étrangers » et des « faciès de Français », alors, on est bien dans une logique de racialisation de la nation.
Un second exemple concerne la politique menée par la France à l’égard des Roms roumains et bulgares, autrement dit, européens. La question s’est déjà posée en 2010, sous Nicolas Sarkozy, après le discours de Grenoble. La commissaire européenne Viviane Reding en charge des droits fondamentaux, en protestation contre une circulaire française contre les « campements » visant en priorité « ceux des Roms », se déclarait « choquée » quand « des personnes sont renvoyées d’un État membre juste parce qu’elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que l’Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la seconde guerre mondiale. » On sait que c’est elle qui s’est retrouvée sur le banc des accusés : c’est la comparaison qui faisait scandale, et non l’antitsiganisme politique de la France.
La politique raciale menée par la France à l’égard de ces populations a donc continué sous François Hollande. Et les propos de son ministre de l’Intérieur, en 2013, ont été encore plus brutaux : les Roms « ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution » ; ils « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation » ; ou encore : « nous le savons tous, la proximité de ces campements provoque de la mendicité et aussi des vols, et donc de la délinquance. » Et d’en conclure : « les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ». Poursuivi pour incitation à la haine raciale, le Premier ministre s’est défendu : il ne faisait qu’énoncer la politique de la France. Faut-il en conclure que la politique de la France ne saurait être raciste, ou bien qu’en France on n’aurait le droit de tenir des propos racistes qu’à condition qu’ils expriment la politique de l’État ?
On comprend dès lors pourquoi il est si important de rejeter le mot, qui permettrait de nommer ce que fait l’État. De quoi le mot race est-il aujourd’hui le nom ? Notons d’abord que cette bataille, qui a lieu en France, porte sur la France. Une des caractéristiques des réactions contre la race, c’est qu’elles se placent dans une perspective résolument nationale : que ce soit dans le registre de l’universalisme républicain ou de la classe et du peuple, il s’agit encore et toujours de la France (hexagonale). Les discussions états-uniennes, comme la conversation animée par le réseau des spécialistes de l’histoire de France sur « race et racisme », n’y figurent même plus à titre d’épouvantail. L’enjeu premier est en effet la reconfiguration de l’espace public national, et singulièrement du champ intellectuel français.
On conclura en réitérant l’hypothèse que le rejet virulent de ce lexique, militant ou savant, est le signe d’un trouble dans l’ordre racial. On l’a vu, on assiste à une triple réaction, qui résonne à grand bruit dans l’espace public en France – face à l’irruption de contre-publics minoritaires, face à l’émergence d’universitaires minoritaires, et face à la poussée d’une contestation des politiques de racialisation menées par l’État. Cette forte réaction est le signe ambigu du renouveau de la question raciale aujourd’hui : d’un côté, elle s’inscrit dans la continuité d’une domination raciale ; de l’autre, elle signifie que celle-ci ne va plus tout à fait de soi. De fait, quelque chose a bougé dans l’ordre racial. C’est pourquoi le discours majoritaire, dans un moment de panique raciale, se déchaîne contre une supposée « hégémonie minoritaire ». Les personnes racisées ont-elles le droit de se qualifier ainsi, c’est-à-dire de nommer ce qu’on leur fait, de dire ce qu’on fait d’elles ? Ces objets des discours antiracistes peuvent-ils en devenir aussi les sujets ? Qui a voix au chapitre pour parler de racisme, c’est-à-dire aussi de race ?
NDLR : Eric Fassin a organisé avec Achille Mbembe une journée d’études sur « Le mot race », mercredi 10 avril, à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint Denis.