Europe

Europe, l’indécision est une force

Philosophe

Le philosophe italien Roberto Esposito appelait hier dans les colonnes d’AOC à reconnaitre l’Europe comme un continent philosophique. Frédéric Worms prolonge aujourd’hui cette réflexion en ajoutant qu’il faut reconnaître à tous les sens du terme (explorer, nommer) les contradictions de l’Europe, y compris les conflits sur l’idée même de l’Europe. Inventer des relations intellectuelles européennes permettrait ainsi de construire un cadre commun afin d’empêcher l’opposition violente.

Dans son article sur « L’Europe, continent philosophique » (AOC du 22 mai 2019), Roberto Esposito adopte un mouvement paradoxal qui consiste à reparcourir certains moments de crises passées de l’Europe et à y définir explicitement le rôle qu’y a joué la philosophie, puis à définir la crise présente et à y pratiquer, mais implicitement, la philosophie nouvelle que celle-ci lui semble, comme à nous, appeler. Notre but sera donc d’expliciter cette philosophie implicite de la dernière partie du texte et de commencer à la discuter puisqu’il y va, avec cette philosophie, du sens de l’Europe actuelle et même de son existence (ce sens qui, cette fois, précède pour ainsi dire son existence, en est la condition !).

La thèse que Roberto Esposito défend sur les moments où la philosophie est venue pour ainsi dire à la rescousse de l’Europe, et du lien si fort qu’il met donc entre « Europe et philosophie », il la met en pratique sans le dire pour le moment présent, et c’est cohérent puisqu’il y a urgence. Mais il faut aussi le faire de manière explicite, partagée et discutée, pour en appeler au-delà de la pratique des uns et des autres à une rencontre réelle entre les philosophes et plus largement les « intellectuels » européens et bien au-delà, l’ « Europe » renvoyant en fait au problème mondial et la « philosophie » à tous ceux qui tentent de l’affronter et de le penser.

Mais quelle est donc d’abord la thèse explicite de Roberto Esposito sur le rôle qu’a joué la philosophie dans les crises précédentes de « l’Europe » ? Ce qu’il y a ici de capital à nos yeux c’est que le recours le plus profond et même le seul légitime à la philosophie n’a jamais été selon lui de trancher dans l’indécision constitutive de « l’Europe », mais au contraire de l’assumer radicalement.

Le réel apport de la « philosophie », aux moments les plus cruciaux, a consisté à assumer et même à revendiquer cette indécision radicale de l’Europe.

De fait, il y a une indécision radicale de l’Europe dans son « sens » même, pas seulement entre plusieurs sens du mot (par exemple géographique ou politique, ou encore « culturel »), mais bien plus fortement encore dans chacun de ces sens ou chacune de ces significations. Or, la philosophie a souvent été tentée justement d’y remédier, comme si cela ne pouvait pas être supporté, en repliant pour ainsi dire un sens sur l’autre pour échapper à leur commune indécision. Ainsi, au « flou » aussi bien géographique que politique de « l’Europe », on tente de répondre par une double unité forcée, en rabattant en quelque sorte un des sens mais durci sur l’autre qui sera essentialisé aussi.

Alors l’Europe serait certes « une », à la fois géographiquement et politiquement mais à quel prix ? Cela peut se faire d’ailleurs (même si cela diffère par ailleurs radicalement) sous le signe naturaliste, souvent biologique et parfois racialisant d’une « identité » ou alors (quoique ce soit encore une fois totalement différent par ailleurs) sous un signe et un régime universaliste en principe, mais souvent replié ou approprié et dès lors contradictoire de la rationalité (pensée comme « européenne » par essence, ce qui la rend de fait contradictoire, évidemment). Mais cette Europe là, deux fois essentialisée pour éviter sa double indécision, on la connaît bien. Surtout, elle n’a cessé d’éclater tout au long de son histoire et en particulier au XXe siècle, justement parce qu’elle n’a pas su assumer son indécision, et a voulu forcer en quelque sorte son unité.

Or, ce que montre Esposito à nos yeux, c’est que le réel apport de la « philosophie », aux moments les plus cruciaux, a consisté au contraire à assumer et même à revendiquer cette indécision, sur les différents plans. Il commence avec force par l’indécision géographique de ce « continent » qui n’en est pas un, et que la philosophie a dû penser par la politique. Mais il continue ensuite par le rapport à l’altérité par exemple dans l’ouverture rationnelle ou la rationalité ouverte et relationnelle des Lumières. Et il conclut enfin ce rappel historique, avant d’en venir au présent, sur la tension entre les Etats (qui chacun assument en eux plusieurs tensions) et le Monde, dans la cosmopolitique de Kant et de Hegel. Ainsi, bien loin de replier l’une sur l’autre deux identités, pour penser l’Europe, les philosophes n’ont eu de cesse selon lui, ou certains d’entre eux en tout cas, de revendiquer une double complexité.

La crise actuelle conduit alors à une exigence qu’il faut tout de suite mettre en pratique : il y a un besoin d’Europe, non pas, surtout pas, en repliant une fois de plus et de manière désespérée des essences fictives l’une sur l’autre, frontières, identités, souverainetés. Mais au contraire en retrouvant des tensions et des ouvertures, et des cadres communs aussi, géographiques, politiques, économiques, historiques, en les affrontant et à tous les sens du terme en les contenant. C’est alors que Roberto Esposito, au lieu de commenter réflexivement, se met bien sûr à pratiquer directement « la » philosophie qu’il a décrite pour le passé, mais sur la crise ou les crises actuelles, car elles aussi sont multiples, économique, institutionnelles et dit-il avec justesse et profondeur, lui qui en est un des spécialistes, « biopolitique », spatiale et vitale.

Or, c’est son diagnostic sur le présent et la pratique qu’il appelle implicitement pour y répondre que nous voudrions expliciter et discuter brièvement en deux temps, d’abord pour la faire comprendre (et la partager) mais ensuite pour la prolonger, et non pas la critiquer mais la pousser un cran plus loin encore, notamment par un appel concret à une rencontre entre celles et ceux qui chacun de leur point de vue partagent ce diagnostic et cette pratique, et ils sont nombreux.

La crise sera-t-elle cette chance de redonner à « l’Europe » cette ouverture et cette tension qui en feraient à nouveau un modèle dans le monde ?

Le diagnostic est clair. L’Union européenne fondée sur l’économie chargée de tout unifier a été une illusion et elle retrouve aujourd’hui sa double indécision profonde, vitale ou spatiale, mais aussi politique et démocratique. C’est comme si elle retrouvait le réel et était deux fois débordée. D’abord dans le monde avec « la biopolitique qui engage sur les côtes européennes des décisions littéralement de vie et de mort », et une politique qui n’est plus l’unité supposée d’un marché commun, mais divisée par des inégalités extrêmes et par une crise, une critique, un conflit institutionnel sur l’essence même de la démocratie. Il y a un double retour de la division politique débordant deux fois l’illusion libérale, et le rôle de la philosophie est le diagnostiquer, et de reconduire à la politique, seule capable de l’assumer et d’y répondre.

La crise sera-t-elle cette chance de redonner à « l’Europe » cette ouverture et cette tension qui en feraient à nouveau un modèle dans le monde, non pas par une essence supposée, mais par des tensions contenues et maîtrisées ? C’est la question que pose Roberto Esposito pour finir, avec une légitime inquiétude. Mais sa thèse est que, en tout cas, les nouveaux problèmes sont de manière décisive à la mesure, à l’échelle ou dira aussi à la dimension de l’Europe, géographique, politique, et philosophique (ainsi entendue) et que celle-ci est désormais le seul cadre capable de les affronter. Elle vit ainsi une crise existentielle, mais qui en fait apparaître aussi la nouvelle nécessité, à condition de bien la penser car c’est bien aujourd’hui une philosophie de l’Europe et en Europe, contre une autre.

L’Europe peut ainsi donner la mesure au-delà d’elle même de la façon de penser et de résoudre le problème politique mondial d’aujourd’hui, à travers et au-delà des Etats, et en multipliant au lieu de l’abolir la fonction politique de la démocratie qui est de contenir les conflits à l’aide de principes de justice, et cela face aux pouvoirs et aux dangers vitaux notamment économiques et écologiques. Diagnostic profond où le retour à la philosophie est nécessaire pour comprendre que nous ne vivons pas la fin mais un nouveau sens d’une histoire et d’une politique.

Mais alors nous apporterions pour finir quelques prolongements et discussions qui nous paraissent décisives pour compléter ce tableau et le rendre explicite. Ils porteront sur ce que j’appellerai le contenu critique nécessaire de cette philosophie, et si l’on veut sur le négatif, la différence et la confrontation, dans son contenu ou ses thèse, mais aussi dans sa forme ou sa mise en œuvre.

Il s’agit d’abord, évidemment, d’assumer dans le passé une diversité et une négativité non seulement historique, mais philosophique, dans la philosophie ou entre les philosophies. Il faut reconnaître à tous les sens du terme (explorer, nommer) les contradictions de l’Europe et y compris les conflits sur l’idée même de l’Europe, dans son histoire et sa philosophie qui est plus diverse que Roberto Esposito qui le sait bien, ne le dit ici, tant il veut souligner quelle philosophie peut aujourd’hui être un recours ou un secours.

Il faut ensuite relier ensemble les différents éléments de la philosophie dont on a besoin aujourd’hui pour l’Europe et au-delà puisqu’il s’agit plus généralement des problèmes du présent qui vont en effet de la vie à la politique, mais sans pouvoir séparer l’une de l’autre et dans aucun sens. Car la philosophie dont a besoin aujourd’hui c’est bien une philosophie de « la vie », mais qui refuse elle-même toute essentialisation qui assume au contraire les tensions d’une vie toujours menacée par son contraire et cela de manière différenciée selon les vivants, jusqu’aux relations et aux violations entre les humains, donc à la politique, qui n’est certes pas la dernière mais plutôt la première des urgences et doit être traitée en premier par conséquent si on veut répondre aux autres.

Un problème « européen » c’est un problème commun vu de différents points de vue, à commencer par l’histoire européenne, qui certes ne peut être que divisée, et doit justement pour cette raison être racontée à plusieurs voix, pour être comprise.

Les impasses de « la vie » essentialisée ce n’est pas seulement le racisme, mais la priorité sans faille accordée à une économie comme si cela dispensait de la politique ; et même du côté de l’écologie on peut penser qu’elle doit absolument éviter ce risque et passer d’abord par la lutte contre les injustices et la guerre, toutes les guerres. C’est ce que nous appellerions pour notre part un vitalisme critique qui bien sûr passe par la « biopolitique » ou plutôt justement par une critique de la biopolitique, laquelle appelle cette réflexion et cette discussion, aujourd’hui, de l’intérieur.

Mais surtout il y a besoin aujourd’hui de philosophies non seulement de l’Europe, mais réellement en Europe et européennes et au-delà, non seulement sur le monde, mais de tous les endroits du monde, et qui se rencontrent en inventant un cadre commun,  qui partagent et confrontent donc, notamment, des différences qui sont, en fait, la réalité même de « l’Europe », si celle-ci ne peut être pensée que dans son indécision et sa diversité, et comme le cadre qui permet de la penser et de l’affronter, et non pas comme une essence qui l’annule ou qui l’écrase. Un problème « européen » c’est un problème commun vu de différents points de vue, à commencer par l’histoire européenne, qui certes ne peut être que divisée, et doit justement pour cette raison être racontée à plusieurs voix, pour être comprise.

Il faut inventer des relations philosophiques ou plus largement intellectuelles européennes et leur donner un cadre, puisque seul le cadre commun peut s’opposer à la réduction ou à l’opposition violente. Il faut inventer le cadre de la discussion européenne et mondiale, et c’est possible bien sûr, nous ne faisons par là qu’expliciter un peu ce que Roberto Esposito commence à pratiquer en fait. Lançons cet appel et construisons ce cadre, avec aussi les nouveaux moyens du moment qui peuvent servir à autre chose heureusement qu’à la désinformation.

Expliciter sa thèse, c’est seulement montrer que la forme du débat doit correspondre aujourd’hui à son contenu, mettre en relation les points de vue sur l’Europe en Europe, aussi bien d’ailleurs que les points de vue des « disciplines » et des histoires, dans une confrontation. Cela pour insister sur l’exigence d’un débat transnational et pourtant à chaque fois situé, qui assume ainsi l’indécision qui n’est pas un défaut ni un « manque », comme il le dit avec profondeur dès le début du texte, mais au contraire la condition de l’unité réelle, qui est relationnelle, et de tous les progrès, contre toutes les régressions.

Alors on comprendra aussi que l’espace de l’Europe comme celui du monde est politique, au sens d’une diversité humaine assumée, et que c’est ainsi qu’il rejoint les questions vitales du moment, dont les relations et les violations humaines font partie, et non pas par une supposée essence de « la vie », dont nous pensons comme Roberto Esposito, dans l’autre débat vital du moment, qu’elle a causé tant de morts. Ainsi enfin le moment présent est-il celui où l’Europe retrouve son indécision pensée par la philosophie, au risque de tous les dangers qui s’y opposent, mais aussi, pour la première fois, avec la capacité politique et cosmopolitique de les affronter.

C’est comme si, pour la première fois, pour prendre un langage qui n’est pas celui d’Esposito, ni d’ailleurs le nôtre, la réalité de l’Europe pouvait rejoindre son concept, à travers l’épreuve du négatif. Disons plutôt tout simplement qu’elle est prise entre le risque d’un repli qui serait plus grave que jamais, et d’une existence qui serait plus réelle et ouverte que jamais, parce que la crise qui l’affecte se joue désormais réellement sur sa scène ou à son échelle, qui est celle de notre monde, et de notre temps.

 

NDLR : Ce texte de Frédéric Worms est publié dans le cadre d’un partenariat avec AOC en prélude de son intervention dans le cadre de la conférence « Le Jour d’avant : Une philosophie pour l’Europe », Séminaire d’Actualité Critique de l’ENS du jeudi 23 mai, gratuit et ouvert au public.

 


Frédéric Worms

Philosophe, Professeur de philosophie contemporaine à l’École Normale Supérieure, directeur adjoint du département des Lettres