L’impasse post-politique – libéralisme vs populisme 1
Le dépassement du traditionnel clivage qui structure nos démocraties libérales depuis le XIXe siècle entre la droite et la gauche est l’ADN de la macronie. Il est aussi celui des « gilets jaunes » qui se présentent, d’une certaine manière, comme la figure inversée de La République en marche et participent comme celle-ci du nouveau monde. La formation mise en place par Emmanuel Macron pour accéder à l’Élysée s’est imposée sur la scène politique au nez et à la barbe des partis traditionnels avant de se trouver confrontée, une fois parvenue au pouvoir, à un mouvement qui investira le terrain social indépendamment de toute instance classique de représentation syndicale.
Bien sûr, Emmanuel Macron n’est pas le déclencheur de cette reconfiguration du rapport de forces partisanes au sein de l’échiquier politique et de la société même si le titre de son essai publié en vue des élections présidentielles de 2017, Révolution, le laissait entendre. Il est en revanche permis de saluer l’intelligence politique du candidat qu’il fut, en choisissant le moment opportun pour se présenter au suffrage des électeurs au nom de cette volonté de transcender le clivage gauche-droite.
Mais des causes plus lointaines que l’élection de 2017 expliquent ce dépassement. Une analyse fondée sur une vision de l’histoire qui accorde aux évènements une certaine rationalité objective nous conduit à penser, à la lumière de la grille qu’a utilisée Tocqueville pour comprendre la Révolution française, que ce clivage, telle une charpente vermoulue, était suffisamment essoufflé, avant même l’élection d’Emmanuel Macron, pour que ce dernier puisse facilement lui asséner le coup de grâce. À l’instar des acteurs de la Révolution française qui n’ont fait que prolonger le travail déjà entrepris lors des dernières années de l’Ancien régime par l’action centralisatrice de la monarchie, le président de la République poursuit, sous la bannière de son propre mouvement politique qui occupe le cœur de l’échiquier parlementaire, la politique économique sociale-libérale accomplie avant lui tantôt sous l’égide d’une coalition de gauche, tantôt sous l’étiquette d’une formation de droite.
Il réalise, ce faisant, ce que théorisa Alain Juppé au moyen de la métaphore culinaire de l’omelette : il faudra bien qu’un jour, songeait tout haut le candidat malheureux aux primaires de la droite, les « modérés » de gauche et les « modérés » de droite se mettent à œuvrer ensemble, par-delà leurs divergences idéologiques, pour mener une politique qui était, à ses yeux, aussi raisonnable qu’est savoureux le cœur de l’omelette dont le pourtour, plus ou moins grillé, représentera les « radicaux » de la droite et de la gauche, relégués dans les marges non comestibles du populisme. En somme, après avoir été gouvernée au centre, tantôt par la droite, tantôt par la gauche, au terme de ce que Jean-Claude Michéa dénommait l’« alternance unique », voilà que la France, comme l’avait espéré Alain Juppé, est enfin gouvernée, depuis 2017, par le centre. Cette « République du centre » ainsi désignée par François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, baptisée par Alain Minc sous le concept de « cercle de la raison », était jusqu’à présent incarnée tour à tour par les deux pôles alternatifs du clivage politique.
Après l’alternance unique, voilà le parti unique.
Pourquoi ne pas faire l’économie de cette alternance en lui offrant le visage d’un même et unique parti, « La République en marche » ? Tel était le principe de la « révolution » de 2017 : reconfigurer l’échiquier politique sans remettre en cause l’esprit de la politique économique qui en résultait. Après l’alternance unique, voilà le parti unique. Mais comme aucune démocratie ne saurait faire l’économie de l’alternance, le conflit étant consubstantiel à ce type de régime, un clivage nouveau devait émerger : c’est le clivage que le locataire de l’Élysée cultive pour nourrir sa stratégie gagnante en opposant les « progressistes » et les « conservateurs ». En s’arrogeant les vertus du progressisme, le bénéficiaire de cette stratégie peut aisément diaboliser l’adversaire comme s’y emploient, de façon pavlovienne, certains ministres ou parlementaires de la majorité.
Ainsi a-t-on pu voir récemment, lors du débat sur la loi PACTE, le ministre de l’économie Bruno Le Maire dénoncer l’idée d’un référendum d’initiative partagée contre la privatisation d’Aéroport de Paris en la présentant comme le fruit d’une alliance de circonstance faisant « le jeu des populismes ». Le nouveau clivage offre à celui qui s’autoproclame « progressiste » en se rangeant dans le camp du bien, le loisir de se dispenser de l’effort de l’argumentation dès que surgit une polémique. Le mot « populisme » devient alors un mantra, l’adversaire un épouvantail très commode.
La stratégie est confortable car elle repose sur le pari selon lequel, à l’inverse des « progressistes » qui seront toujours capables de faire cause commune et d’oublier, au nom de la modération de leurs postures respectives, leur divergence idéologique héritée du vieux clivage, les « conservateurs » n’y parviendront jamais. Paradoxalement, Emmanuel Macron a la chance que perdure plus ou moins consciemment, au sein de la société française, l’héritage du clivage gauche-droite qui empêchera toujours, faut-il l’espérer, une alliance objective entre le parti de Marine Le Pen et la gauche radicale sur le modèle de l’attelage baroque entre la Ligue et le Mouvement Cinq Étoiles qui gouverne l’Italie.
D’une certaine manière, la Ve République qui permet au vainqueur de l’élection présidentielle de jouir, dans l’élan de son sacre, d’une majorité à l’Assemblée nationale sans devoir construire une coalition contre nature, nous préserve d’un tel scénario. Mais nul ne peut préjuger de l’avenir. Confortable pour le locataire de l’Élysée, le nouveau clivage n’en demeure pas moins volcanique car en brandissant l’épouvantail du chaos, son bénéficiaire n’offre à son pays aucune alternative inclusive. Où l’on mesure, a contrario, la garantie vertueuse que constituait pour la démocratie le vieux clivage gauche-droite : la perspective d’une alternative crédible en cas d’échec de la majorité en exercice.
Le libéralisme ne serait plus démocratique et la démocratie ne serait plus libérale, il faut choisir.
Mais le nouveau clivage ainsi dénommé par Emmanuel Macron n’est qu’une illustration, à l’échelle nationale, d’une tendance lourde qui touche toutes les démocraties occidentales affectées par cette opposition entre le libéralisme et le populisme. Dans un essai récent, Yascha Mounk s’inquiète de la crise de la démocratie libérale. À ses yeux, libéralisme et démocratie ne font plus cause commune et cèdent la place à un affrontement stérile, voire inquiétant, entre le libéralisme des organes technocratiques de l’Union européenne ou des agences fédérales américaines édictant des normes en lieu et place du Congrès, et l’illibéralisme vers lequel peuvent conduire les réactions démocratiques de certains peuples au nom d’une farouche inclination à se soustraire au jeu de la globalisation. Le libéralisme ne serait plus démocratique et la démocratie ne serait plus libérale. Il faut choisir, et l’alliance vertueuse de la démocratie et du libéralisme ne fonctionnerait plus.
Cette situation est le produit d’une lente évolution dont la social-démocratie, solidement acquise au lendemain de la Seconde guerre mondiale, est la victime depuis les années 1980, la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’empire soviétique. Décrétant la fin de l’histoire, Francis Fukuyama se réjouissait en 1992 de la victoire définitive de la démocratie libérale et de l’État de droit qui désormais se trouvaient privés d’ennemi. Dans un esprit très hégélien, on annonçait le triomphe de la raison qui avait vaincu, au terme de la logique dialectique de l’histoire, tous les obstacles qu’elle avait rencontrés sur son chemin. Une phénoménologie de l’esprit était en marche vers la victoire du camp de la liberté. L’histoire, assortie de son cortège de tragédies, était donc achevée. L’expertise et le droit allaient remplacer le conflit et la politique.
Sauf que ce scénario n’est pas aussi idyllique qu’il n’y paraît. La fin de la guerre froide entre le capitalisme et le socialisme d’État coïncide en Occident avec le vent de la dérèglementation impulsée par la révolution conservatrice des années Reagan et Thatcher. Aujourd’hui, le succès grandissant du discours néolibéral sur fond de désindustrialisation et de révolution numérique légitime une domination capitaliste, désormais moins brutale mais plus sournoise. Celle-ci change en effet de nature, s’ubérise parfois et se glisse imperturbablement dans la vie quotidienne d’un individu privé de représentation syndicale et livré à lui-même. Mais surtout, l’adaptation des formations social-démocrates au néolibéralisme, à la faveur d’une troisième voie préconisée par Tony Blair et Gerhard Schröder, poursuivait le processus de fragilisation de la social-démocratie auquel contribua l’aile dirigeante du parti socialiste français comme en témoigne le choix, assumé par le Think tank Terra Nova, en 2011, de privilégier le combat en faveur des causes « sociétales » au détriment de la question sociale.
Les « gilets jaunes », dont le profil sociologique est observable dans toutes les grandes démocraties occidentales, sont alors les héritiers malheureux d’une classe moyenne aujourd’hui disparue qui constituait, avant les bouleversements de la désindustrialisation, le socle de la social-démocratie. Depuis le choix des partis sociaux-démocrates de s’adapter au néolibéralisme, ces classes se sont senties orphelines de toute représentation et ont très mal vécu l’ouverture des frontières et la dérèglementation de l’État providence entamées lors du tournant des années quatre-vingt. Comme la nature n’aime pas le vide, elles se sont réfugiées, avec la crise du syndicalisme et le délitement des corps intermédiaires, dans l’abstention ou laissées séduire par les sirènes du nationalisme. Voilà pourquoi, de manière générale, tout en bénéficiant de l’appui de l’opinion, le mouvement des « gilets jaunes » inspire en même temps des craintes légitimes en raison de la relative proximité de certains leaders qui en émanent, avec des discours culturellement associés à la démocratie illibérale.
Le débat idéologique qui opposait deux rationalités, l’une de gauche et l’autre de droite, est désormais l’objet d’une captation par un clivage sociologique dont les bénéficiaires ont beau jeu de brandir l’épouvantail des populismes.
Le conflit qui structure désormais la démocratie n’est donc plus idéologique mais devient purement sociologique. Il n’oppose plus deux visions du monde (capitaliste et socialiste) mais, à l’intérieur du même logiciel capitaliste et individualiste, les gagnants de la mondialisation et ceux qui, plus ou moins à l’écart des métropoles, souffrent de décrochage économique et d’inaptitude à bénéficier des fruits de la croissance. Un clivage chimiquement pur, comme l’écrit Christophe Guilluy, qui trouve sa quintessence dans le duel du second tour des élections présidentielles de 2017 entre Emmanuel Macron et Marine le Pen ainsi que dans le résultat des récentes élections européennes. Le débat idéologique qui opposait deux rationalités, l’une de gauche et l’autre de droite, est désormais l’objet d’une captation par un clivage sociologique dont les bénéficiaires ont beau jeu, comme le montre la rhétorique de Bruno Le Maire, de brandir l’épouvantail des populismes. Ce nouveau manichéisme revêt les allures d’un chantage qui consiste à instrumentaliser la raison pour disqualifier l’adversaire à qui est reproché d’être animé par le ressentiment et les « passions tristes ». Il est symptomatique d’une tendance contemporaine que Chantal Mouffe appelle la « post-politique ».
Pour bien le comprendre, revenons un instant sur le thème de la fin de l’histoire. Contrairement à ce qu’avance Benjamin Haddad pour qui la vague populiste européenne aurait le mérite de traduire le retour du politique[1], le nouveau clivage confirme le tournant post-politique des démocraties contemporaines amorcé à la fin de la guerre froide en raison de sa nature antagonistique. La fin de l’histoire, « décrétée » par Francis Fukuyama, n’est autre que la consécration d’un camp qui s’arroge le monopole de la raison dans la perspective de faire admettre, en agitant le spectre du repli nationaliste, qu’il n’y a pas d’alternative au néolibéralisme [2].
La seule alternative est alors une alternative non inclusive et dépourvue de crédibilité au regard des critères de la démocratie libérale. Fin de l’histoire, fin des grands récits, fin de la politique : Chantal Mouffe qui qualifie cette évolution de « post-politique », explique que le conflit démocratique a changé de nature depuis la domination néolibérale. Selon la philosophe belge, la compétition démocratique avait jusqu’à présent pris la forme, entre la droite et la gauche, d’un conflit agonistique entre valeurs qui se disputaient, de manière égale et alternative, le marché des idées : mus par des valeurs qui ne sont ni vraies ni fausses, les deux camps s’opposaient de façon irréconciliable tout en se considérant respectivement comme légitimes.
Désormais, à la faveur de cette quête social-libérale du consensus qu’incarne en France le macronisme, le conflit entre la droite et la gauche s’efface au profit d’un conflit antagonistique. Celui-ci n’oppose plus deux visions de la société aux prétentions relatives mais installe, au centre de l’offre politique, une rationalité libérale (de droite comme de gauche) qui se pare d’une prétendue objectivité scientifique dans le but non avoué d’imposer l’évidence d’une seule vision du monde face à laquelle les oppositions, désormais morcelées [3], se trouvent reléguées dans le camp de ceux qui ont tort et n’ont dès lors d’autre perspective, pour exister, que de se radicaliser [4].
Tout se passe comme si le pouvoir était capable d’adopter les « bonnes décisions » cautionnées par la raison. Cette illusion cognitiviste aux termes de laquelle le politique serait en mesure de connaître la réponse juste, est le moteur d’une stratégie par laquelle le gouvernant, réputé connaître et non vouloir, parvient à se soustraire à l’épreuve de la discussion. D’où la tendance lourde observée parmi les bénéficiaires du nouveau clivage, qui consiste à masquer leur idéal politique derrière le paravent commode de l’expertise. La post-politique n’est pas la fin de la politique mais plus sournoisement sa dissimulation.