Justice

L’éducation sous contrôle – sur le projet de « code de justice pénale des mineurs »

Sociologue

Le 13 juin 2019, la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, a annoncé une réforme sonnant le glas de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, au profit d’un nouveau « code de justice pénale des mineurs ». Une réforme qui poursuit l’usage croissant du « contrôle judiciaire » sur les jeunes délinquants, en lieu et place des mesures éducatives classiques.

La hausse récente du nombre de mineurs incarcérés[1] montre que l’équilibre instable du traitement pénal des mineurs, mis en tension entre ses visées éducatives et ses usages sécuritaires, risque toujours, sur fond de pénalisation des problèmes sociaux, de pencher vers les seconds. Cette tendance, que les chercheurs en sciences sociales saisissent sous l’angle d’un « virage punitif », inquiète depuis plus de deux décennies les principaux acteurs de la justice des mineurs, des juges des enfants aux personnels chargés d’en exécuter les décisions, dans le secteur public de la Protection judiciaire de la jeunesse ou dans le secteur associatif habilité à intervenir à titre pénal.

publicité

C’est dans ce contexte que se multiplient, depuis une dizaine d’années, les appels à une réécriture du droit pénal des mineurs. Dernier en date : le 13 juin 2019, la Garde des Sceaux, Nicole Belloubet, a annoncé une réforme qui sonnera le glas de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, au profit d’un nouveau « code de justice pénale des mineurs ». Ce projet de réécriture est tout sauf une surprise. Dès 2008, le rapport de la commission Varinard, remis à la Garde des Sceaux d’alors, Rachida Dati, s’attaquait à ce « texte quasi mythique », selon les mots utilisés par son président, André Varinard, à l’occasion du discours de remise du rapport. L’écriture d’un nouveau « code », objet des six premières propositions du rapport, visait déjà, à l’époque, à « assurer une meilleure lisibilité des dispositions applicables aux mineurs ».

Derrière la lisibilité, la philosophie

Réformée plus d’une quarantaine de fois depuis 1995, l’ordonnance de 1945 n’a de fait plus grand chose à voir avec le texte d’origine. Le juriste Christophe Daadouch souligne néanmoins que si « le texte est complexe car composé d’un mille-feuille de dispositions votées par à-coups », corroborant l’argument d’illisibilité, « sa philosophie reste aujourd’hui d’actualité[2] ». Cette « philosophie » repose d’abord sur une certaine idée de la jeunesse, et de la délinquance, selon laquelle un jeune délinquant est d’abord un jeune, que ses conditions de vie ont placé en situation de délinquance[3]. De là découle la nécessité, pour l’ensemble des acteurs de la chaine pénale, de ne saisir les actes délictuels que replacés dans le contexte (notamment social et familial, mais aussi institutionnel) qui les ont rendus possibles. De là découle aussi le principe, dont Nicole Belloubet elle-même a rappelé la « valeur constitutionnelle », d’une « primauté de l’éducatif sur le répressif ».

Symboliquement, le projet de Nicole Belloubet laisse inchangé le vocable de l’enfance (tribunal pour enfants, juge des enfants, etc.), faisant de l’analogie implicite entre enfance en danger et jeunesse délinquante le cœur sémiotique d’une justice protectionnelle. Rappelons à l’inverse que le rapport de la commission Varinard, en 2008, proposait de remplacer méthodiquement ce vocable par la sémantique juridique de la minorité (tribunal pour mineurs, juge des mineurs, etc.), au grand dam des professionnels du secteur. Tandis que l’ordonnance de 1945 repose historiquement sur un éventail de « mesures éducatives » et de « peines », le projet Varinard proposait en outre de remplacer le vocable de « mesures » par celui de « sanctions », systématisant l’usage du terme de « sanctions éducatives », introduit par la controversée loi « Perben I » du 9 septembre 2002.

Sur ce point aussi, le projet actuel, évacuant toute référence aux « sanctions éducatives », paraît s’inscrire dans la continuité de l’ordonnance de 1945. Autre exemple, et non des moindres : là où le projet Varinard proposait d’abaisser à 12 ans l’âge auquel un jeune est passible de « peines », le projet actuel maintient le seuil de 13 ans. Il le renforce même : tandis que dans le texte de l’ordonnance de 1945, les enfants de 10 à 13 ans étaient passibles de « mesures éducatives », prononcées à titre pénal, le projet actuel propose dès son premier article que « les mineurs de moins de treize ans [soient] présumés ne pas être capables de discernement », créant de fait, pour eux, une présomption d’irresponsabilité pénale.

Parmi les autres importantes modifications apportées dans le projet, notons l’introduction, déjà envisagée par Christiane Taubira lors de son mandat comme Garde des Sceaux, d’une « césure » dans le procès pénal, en distinguant dans le temps le jugement sur la culpabilité et le jugement sur la sanction. Tandis que les procédures durent actuellement en moyenne 18 mois, l’objectif de la réforme est de pouvoir juger sans tarder de la culpabilité des jeunes et du préjudice subi par les victimes – le délai fixé irait de 10 jours à trois mois. Le jugement sur la sanction devrait alors intervenir dans les neuf mois qui suivent, durant lesquelles les jeunes seraient soumis à une période de mise à l’épreuve, dans le cadre de nouvelles « mesures éducatives judiciaires ».

Pour les droits des jeunes, aujourd’hui trop souvent pris en charge, à titre présentenciel, sans que leur culpabilité ne soit établie, comme pour celles et ceux des victimes en attente d’indemnisation, une telle réforme, témoignant d’un lent processus de normalisation légaliste des systèmes de justice des mineurs, parait aller de soi. Elle nécessitera cependant les ressources nécessaires au respect des délais ainsi imposés, dans un contexte où les tribunaux pour enfants souffrent d’un manque criant de moyens, comme l’a rappelé la récente fronde des juges des enfants du tribunal de Bobigny.

Concomitamment à l’établissement de ces nouvelles règles procédurales, le projet en aménage aussitôt des exceptions. Le projet de code permet ainsi au procureur de la République de déférer un mineur multirécidiviste de plus de 13 ans, et sous certaines conditions d’infractions, pour une « audience unique » devant le tribunal pour enfants, pouvant être précédée, pour les jeunes de plus de 16 ans, d’une détention provisoire d’un mois. Avec d’autres dispositions, que l’on pense à l’assouplissement des règles de publicité des audiences pour les jeunes devenus majeurs, cette dérogation à la procédure de droit commun rapproche encore le traitement des mineurs – ou plutôt, de certains d’entre eux – de celui des majeurs.

Un nouvel espace de tensions

S’il préserve les symboles et les principes d’une primauté de l’éducatif, le projet de réforme de Nicole Belloubet s’inscrit dans la continuité directe des réformes qui, depuis le milieu des années 1990, en redessinent les contours tout en créant les conditions mêmes de sa fragilisation[4]. Déjà mentionnée plus haut à propos des « sanctions éducatives », la loi « Perben I » du 9 septembre 2002 est surtout connue pour avoir acté la création de centres éducatifs fermés (CEF) : aujourd’hui au nombre de 52 sur l’ensemble du territoire, ils devraient être bientôt 20 de plus, comme l’a prévu la loi de finance 2019, afin de mettre à disposition des juges des enfants de nouvelles possibilités d’alternative à l’incarcération pour les mineurs multirécidivistes, comme le rappelait encore récemment la Garde des Sceaux.

Si à l’époque, la création des CEF a logiquement focalisé l’attention politique, militante et académique sur l’enfermement des jeunes, et cela d’autant plus que la loi « Perben I » prévoyait parallèlement l’ouverture de nouveaux établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), il paraît essentiel de déplacer le regard. N’ayant jamais été conçus pour être des prisons, les CEF sont plus ou moins « fermés » selon le degré de sophistication de leur architecture, très différente d’un établissement à l’autre. De fait, si ces centres éducatifs sont dits « fermés », c’est d’abord parce qu’ils reposent sur le modèle (probatoire) d’une « fermeture juridique », qui selon les mots du Conseil constitutionnel, en date du 29 aout 2002, « traduit seulement le fait que la violation des obligations auxquelles est astreint le mineur, et notamment sa sortie non autorisée du centre, est susceptible de conduire à son incarcération ». Cette clarification juridique fait des CEF l’illustration type de dispositifs éducatifs à surveillance renforcée, qui par la menace de l’incarcération, étendent l’influence de la prison par-delà ses propres murs.

Les transformations du suivi des jeunes délinquants en milieu ouvert suivent une logique similaire, à même de garantir une « éducation optimale sous contrôle[5] », comme s’en félicitaient il y a quelques années deux acteurs de la direction de la PJJ. Depuis le début des années 2000, l’usage croissant du « contrôle judiciaire », en lieu et place des mesures éducatives classiques, témoigne ainsi d’un renforcement de la surveillance, hors les murs, des jeunes jugés les plus à risque pour le maintien de l’ordre public.

De ce point de vue, le projet actuel fait un pas de plus, en permettant d’étendre la logique propre au contrôle judiciaire : il est ainsi prévu que dans le cadre de la nouvelle « mesure éducative judiciaire », destinée à être exécutée entre le jugement sur la culpabilité et le jugement sur la sanction, le juge pourra non seulement prononcer divers modules (insertion, réparation, santé, placement) censés être adaptés à la situation des jeunes, mais également une série d’interdictions (de lieux, de contacts et de déplacements, sous la forme d’un couvre-feu) jusque-là réservées au contrôle judiciaire.

Illustrant ces évolutions, qui inscrivent « l’éducatif » dans un nouvel espace de tensions, le projet de « code de justice pénale des mineurs » propose, dès son second article, que « toute décision prise à l’égard d’un mineur en application des dispositions du présent code tend à assurer son relèvement éducatif et personnel et à prévenir la récidive […] ». L’explicitation de la « prévention de la récidive » comme l’une des finalités du système français de justice des mineurs est tout sauf anodine. Clé de voute d’une logique de gestion des risques, elle témoigne d’une dynamique de mondialisation du contrôle pénal par laquelle s’étend progressivement, dans l’ensemble des pays occidentaux, des modèles sécuritaires de traitement des déviances éprouvés en Amérique du Nord et dans les pays anglo-saxons.

 


[1] Cette hausse s’est d’abord manifestée en 2017, le nombre de mineurs incarcérés passant de 715 en janvier 2017 à 885 en aout 2017, occasionnant à l’époque plusieurs réactions publiques des professionnels de la justice des mineurs. Depuis, le nombre de mineurs incarcérés tend à se maintenir au-dessus de 800. En avril 2019, on comptait encore 845 mineurs incarcérés. Soulignons cependant que les chiffres de l’incarcération invisibilisent les transformations du placement des jeunes dans des centres non pénitentiaires, marquées par une hausse continue de l’usage des centres éducatifs fermés (CEF).

[2] C. Daadouch, « L’ordonnance du 2 février de 1945 n’est plus adaptée aux jeunes d’aujourd’hui », Idées fausses sur la justice des mineur.e.s : déminons le terrain.

[3] C. Daadouch et N. Sallée, « “Ne m’appelez plus jamais mineur délinquant” », Actualités sociales hebdomadaires.

[4] N. Sallée, Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs, Paris, EHESS, 2016.

[5] M. Botbol et L.-H. Choquet, « Une lecture renouvelée du droit pénal des mineurs », Cahiers philosophiques.

Nicolas Sallée

Sociologue, professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal

Notes

[1] Cette hausse s’est d’abord manifestée en 2017, le nombre de mineurs incarcérés passant de 715 en janvier 2017 à 885 en aout 2017, occasionnant à l’époque plusieurs réactions publiques des professionnels de la justice des mineurs. Depuis, le nombre de mineurs incarcérés tend à se maintenir au-dessus de 800. En avril 2019, on comptait encore 845 mineurs incarcérés. Soulignons cependant que les chiffres de l’incarcération invisibilisent les transformations du placement des jeunes dans des centres non pénitentiaires, marquées par une hausse continue de l’usage des centres éducatifs fermés (CEF).

[2] C. Daadouch, « L’ordonnance du 2 février de 1945 n’est plus adaptée aux jeunes d’aujourd’hui », Idées fausses sur la justice des mineur.e.s : déminons le terrain.

[3] C. Daadouch et N. Sallée, « “Ne m’appelez plus jamais mineur délinquant” », Actualités sociales hebdomadaires.

[4] N. Sallée, Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs, Paris, EHESS, 2016.

[5] M. Botbol et L.-H. Choquet, « Une lecture renouvelée du droit pénal des mineurs », Cahiers philosophiques.