Economie

La réforme de l’assurance chômage : pénaliser les chômeurs et fragiliser le système assuranciel

Sociologue

La réforme de l’assurance-chômage promue par le gouvernement est justifiée par l’objectif de réduction du déficit de l’Unedic. Côté dépenses, elle durcit considérablement les conditions d’octroi des allocations aux chômeurs, côté recettes, elle majore à la marge les cotisations sur certains contrats courts. Détachée de toute réflexion stratégique, elle est l’occasion manquée d’une réforme structurelle de l’assurance chômage que seul l’État pouvait conduire. Ses conséquences sont néanmoins lourdes : à court terme elle pénalise les chômeurs et salariés confrontés à l’instabilité et la précarité ; à moyen terme elle fragilise la légitimité du principe assuranciel.

En février 2019 la négociation entre les organisations syndicales et patronales qui pilotent l’assurance chômage capote. Les règles de l’indemnisation du chômage sont renégociées tous les trois ans, et d’ordinaire un accord est trouvé. Il est vrai que cette fois le gouvernement a imposé des contraintes financières particulièrement lourdes : il réclamait une économie de plus de 3 milliards sur trois ans, face à une dette cumulée de l’Unedic – l’organisme gestionnaire de l’assurance chômage – proche de 35 milliards. À la mi-juin le gouvernement dévoile sa réforme.

L’échec des négociations et la reprise en mains par l’État ont des effets directs sur le pilotage du régime d’indemnisation, car les marges de manœuvre du gouvernement sont beaucoup plus importantes que celles des partenaires sociaux. Cela ouvre dès lors des opportunités de réforme structurelle, permettant d’apporter des solutions pérennes à l’endettement de l’Unedic.

Pour piloter le système, les partenaires sociaux disposent en pratique de leviers d’action limités : accroître les recettes en augmentant les taux de cotisation des entreprises et des salariés, ou réduire les dépenses en contractant les montants des allocations servies aux chômeurs. Les réformes qui se sont succédées au cours des dernières décennies ont actionné ces paramètres, avec une nette préférence pour des mesures de réduction de dépenses, jouant sur les durées maximale ou potentielle d’indemnisation, modifiant les conditions d’éligibilité, modulant le taux de remplacement du salaire par l’allocation (avec la dégressivité par exemple).

L’État pourrait concevoir des réformes structurelles de l’assurance chômage afin restaurer sa viabilité financière et de répondre aux mutations du marché du travail.

Ces paramétrages sont le principal instrument d’action aux mains des partenaires sociaux, ils offrent des marges d’ajustement et simultanément ils limitent leur pouvoir de réforme. Encore ces leviers concernent-ils au premier chef le régime interprofessionnel de droit commun (17 millions de salariés affiliés), tandis que les possibilités des modifier les paramètres des régimes spéciaux sont quasi nulles : les règles du régime des intermittents du spectacle sont quasi sanctuarisées par l’État et celui-ci a accordé des exonérations spécifiques au régime des entreprises d’intérim. Les partenaires sociaux pilotent surtout le régime de droit commun. Or ce régime n’est nullement la cause des déficits de l’Unedic. Bien au contraire, il a dégagé un excédent de près de 60 milliards au cours des 25 dernières années. Les partenaires sont ainsi dans une situation paradoxale : pour réduire la dette de l’Unedic ils sont condamnés à agir que sur les paramètres d’un régime qui est bénéficiaire. On comprend mieux les difficultés des négociations quand L’État impose une contrainte financière forte.

L’État dispose de capacités d’action autrement importantes. Il peut agir en État-stratège et concevoir des réformes de l’assurance chômage afin de restaurer sa viabilité financière et de lui permettre de répondre aux mutations du marché du travail (en particulier le morcellement des parcours professionnels ou encore l’allongement de la vie active). C’est même sa responsabilité si l’on considère que la dette de l’Unedic ne résulte pas d’une mauvaise gestion paritaire d’un régime excédentaire, mais découle pour une large part de décisions prises par les pouvoirs publics.

Ainsi l’Unedic a contribué de manière croissante au financement du service public de l’emploi, et conformément aux décisions prises en 2008 quand l’État a créé Pôle Emploi, 10% de ses ressources sont affectées au fonctionnement de cet établissement public. Celui-ci reçoit ainsi plus de 60% de ses ressources de l’Unedic, et on peut estimer, même en l’absence de comptabilité analytique précise, que depuis 2008 cette dotation pèse pour près de 20 milliards dans le budget de l’Unedic (dont le déficit cumulé est de 35 milliards). Le poids de l’État est tout aussi déterminant dans la régulation des régimes dérogatoires, qui dégagent sur la même période un déficit cumulé de plus de 15 milliards. Par exemple, les conditions d’indemnisation dans le régime des intermittents du spectacle aboutissent à transformer l’assurance chômage en politique publique de soutien à la production culturelle, c’est-à-dire en financement du coût d’un travail marchand.

Le pouvoir de l’État est donc bien supérieur à celui des partenaires sociaux. Et les décisions publiques ne sont pas pour rien dans le creusement le déficit de l’Unedic. Aux commandes de la réforme, l’État pourrait dépasser la logique des ajustements paramétriques pour organiser des débats de fond et finalement concevoir une réforme structurelle jetant les bases d’un renouveau de l’assurance chômage. L’occasion est manquée, car la réforme décline des recettes déjà connues.

Selon les déclarations politiques, la logique de la réforme de l’assurance chômage est double : les règles actuelles ralentiraient les sorties du chômage et favoriseraient, du côté des entreprises, un recours abusif aux contrats courts.

La réforme du gouvernement a pour objectif central, déjà fixé aux partenaires sociaux, de réduire le déficit. Pour cela elle combine des mesures hétérogènes, visant à mettre à contribution chômeurs et entreprises. Les principales dispositions relèvent des ajustements paramétriques classiques : un durcissement des conditions d’accès à l’indemnisation, une dégressivité du montant de l’allocation pour les chômeurs les mieux indemnisés, un système bonus-malus pour les entreprises grosses utilisatrices de CDD courts, un élargissement conditionnel des droits à indemnisation pour les démissionnaires et travailleurs indépendants, un renforcement de l’accompagnement des chômeurs. Selon les déclarations politiques ayant préparé et accompagné cette réforme la logique d’ensemble est double : les règles actuelles ralentiraient les sorties du chômage en fixant une indemnisation jugée trop généreuse et par ailleurs elles favoriseraient du côté des entreprises un recours jugé abusif aux contrats courts.

Mais les conséquences de cette réforme dépendent des détails de chaque mesure qui vont en fixer l’étendue. C’est en fixant les bornes des abus que l’on analyser le sens du bonus-malus pour abus de CDD courts. Or, sa portée est limitée, sinon symbolique : il est applicable aux entreprises de plus de dix salariés dans sept secteurs, et il consiste en une majoration de 1% des cotisations d’assurance chômage quand le taux de recours à ces contrats est supérieur à la médiane du secteur (et une minoration quand il est inférieur). On peut estimer que moins d’un tiers des flux de CDD de moins d’un mois sera impacté. En direction des entreprises s’y ajoute une taxation des CDD dits d’usage (des CDD sans limitation de durée, de renouvellement, ni de prime de précarité), qui concernera tous les secteurs (sauf pour les employeurs embauchant des intermittents du spectacle), et dont le montant a été fixé forfaitairement à 10 euros par contrat.

Du côté des demandeurs d’emploi l’impact prévisionnel des mesures est autrement plus important. Le durcissement des conditions d’indemnisation est puissant. En revanche le renforcement de l’accompagnement concrétisé par le recrutement de 1000 conseillers professionnels à Pôle Emploi en trois ans doit être relativisé : d’une part 800 postes ont été perdu dans le budget 2019, d’autre part les limites entre accompagnement et contrôle sont structurellement floues ou instables. Par ailleurs, la promesse électorale d’ouvrir l’indemnisation aux démissionnaires et travailleurs indépendants renvoie à des dispositions encore imprécises mais adossées à des conditions sélectives (poursuivre un projet professionnel validé par exemple).

La réforme est de facto une taxe sur les chômeurs.

C’est le durcissement des conditions d’indemnisation qui est au cœur de la réforme. Pour réduire le déficit d’un régime – excédentaire rappelons-le – il s’agit de restreindre des droits des demandeurs d’emploi, c’est-à-dire contenir les dépenses sans baisser les cotisations des salariés (et des employeurs, mais comme on sait qu’à moyen terme la cotisation a pour effet de limiter les salaires nets ce sont les salariés qui au final payent l’assurance chômage). En ce sens les nouvelles mesures sont financées par les chômeurs, dont les droits sont amputés à cotisation inchangée. La réforme est de facto une taxe sur les chômeurs.

Sa justification politique, clairement exprimée par plusieurs membres du gouvernement, réside dans la générosité, supposée, de l’indemnisation à la française. La comparaison européenne montre pourtant que le système français se situe dans la moyenne. Il n’est pas parmi les plus généreux : alors que le taux de remplacement du salaire par l’allocation s’établit sur une base journalière à 57% du salaire brut, contre 90% au Danemark, 75% en Italie, 70 à 75% au Pays-Bas, 70% en Espagne, 65% en Belgique, 60% en Allemagne. Et si la dégressivité est assez diffuse en Europe, elle est souvent très limitée (-5% aux Pays-Bas, -10% en Suède), et elle n’existe pas en Allemagne ou au Danemark.

Par ailleurs, l’un des arguments-clés de l’exécutif était que le système repose sur des règles susceptibles d’engendrer des situations où le travail s’avère moins rémunérateur que l’indemnisation-chômage. Mais d’après les calculs de l’Unedic ce ne sont pas 20% des chômeurs (chiffre avancé par la ministre) qui bénéficieraient d’une allocation supérieure à leur salaire mensuel moyen antérieur, mais 4% des allocataires soit moins de 2% des chômeurs.

Si la générosité du système est une question normative, quelques informations de base peuvent être éclairantes. Sur les 5,6 millions de demandeurs d’emploi (catégories A, B et C tenues de rechercher un emploi) inscrits à Pôle Emploi au premier trimestre 2019, 47,8% perçoivent une allocation du régime d’assurance. Depuis trente ans, la part des chômeurs couverts par l’assurance a oscillé entre 40% et 53%, ce qui signifie que la moitié des chômeurs ne perçoivent pas d’allocation du régime d’assurance. De plus le montant des allocations versées demeure modeste : fin 2018 le montant mensuel moyen net est de 1150 euros et un quart des allocataires (soit 12% des chômeurs inscrits à Pôle Emploi) perçoit plus de 1290 euros nets, 5% plus de 2070 euros nets.

Qu’on le qualifie ou non de généreux, ce régime d’indemnisation est durci par une réforme qui joue sur trois paramètres classiques. Elle modifie les règles d’éligibilité aux droits : pour ouvrir des droits il faudra avoir travaillé 6 mois dans les 24 derniers mois contre 4 dans les 28 derniers précédemment. Cela devrait conduire à fermer la porte de l’indemnisation à plus de 250.000 chômeurs.

Les deux autres paramètres sont déplacés de manière plus indirecte, dans un registre plus technique. Ainsi le taux de remplacement (57% du salaire brut) n’est pas explicitement abaissé, mais il va être impacté par la modification du mode de calcul du salaire de référence : alors que les seuls jours travaillés étaient pris en compte pour calculer le salaire moyen (500 euros gagnés sur 20 jours signifiaient un salaire moyen journalier de 50 euros soit 1500 sur une base mensuelle de 30 jours), désormais les jours chômés donc sans salaire seront intégrés au calcul (500 euros gagnés sur 20 jours signifieront un salaire mensuel de référence de 1000 euros).

Le taux de remplacement s’appliquera sur des bases différentes, et les allocations des salariés qui alternent contrats temporaires et chômage vont donc être amputées, à proportion des jours chômés. De plus les cadres qui gagnaient plus de 4500 euros bruts mensuels verront leur allocation baisser de 30% à compter du septième mois d’indemnisation sauf s’ils ont plus de 57 ans. Le troisième paramètre modifié est celui de la durée potentielle des droits, ici encore de manière indirecte à travers la règle des droits rechargeables : un chômeur qui reprend un emploi alors qu’il est indemnisé peut reporter ses droits non consommés tout en accumulant de nouveaux droits du fait de l’emploi qu’il occupe. Le principe ne change pas mais les conditions pour bénéficier de ces droits rechargeables seront durcies : jusqu’ici il fallait travailler au moins 150 heures soit un mois, alors qu’avec la réforme il faudra travailler au moins 900 heures soit 6 mois, ce qui restreint sensiblement l’accès au dispositif et la possibilité d’allonger la période d’indemnisation en cas de retour au chômage, et exclut du dispositif les chômeurs connaissant des périodes d’emploi trop courtes.

La réforme ne pénalisera pas uniformément les chômeurs. Elle introduit des mécanismes qui rognent prioritairement la protection des salariés et chômeurs en position instable sur le marché du travail, englués dans des emplois précaires, alternant périodes travaillées et chômées, ou les cumulant comme c’est le cas pour 2,2 millions de demandeurs d’emplois inscrits à Pôle Emploi début 2019.

La réforme aura pour effet immédiat de fragiliser les actifs qui circulent entre emplois instables et chômage indemnisé.

L’indemnisation va ainsi être recentrée vers les chômeurs qui ont des contrats de travail moins fragiles et qui sont mieux intégrés sur le marché du travail. Cette pénalisation des plus précaires est surprenante. Car on sait – les économistes et les sociologues l’ont démontré – que l’absence d’indemnisation est un facteur défavorable au retour à l’emploi parce que la recherche d’emploi a un coût financier, parce que l’indemnisation est un lien au marché du travail, parce que l’absence de revenu impose de consacrer plus de temps à l’objectif de minimiser se dépenses. De même les chercheurs ont amplement montré combien le retour à un emploi stabilisé ou intégrateur était favorisé par le fait de travailler, fut-ce à temps partiel, de manière discontinue ou de façon épisodique, et était à l’inverse compliqué par un chômage continu et durable.

Mais la réforme aura pour effet immédiat de fragiliser les actifs qui circulent entre emplois instables et chômage indemnisé. Ceux-ci vont être paupérisés, car moins indemnisés ou à des niveaux plus faibles ou pour des durées plus courtes. Pire encore les nouvelles règles risquent de les marginaliser et de les repousser aux frontières du chômage – de ses chiffres – vers la nébuleuse beaucoup moins visible au plan statistique de la pauvreté, plus ou moins laborieuse.

Mais ce n’est pas tout, le réforme est porteuse d’un risque plus global à moyen terme : celui de la déstabilisation du système assuranciel. Car la réduction de la protection offerte par ce pilier de l’État-Providence peut saper le principe même de l’assurance. Les menaces de dégradation du rapport le nombre d’assurés qui cotisent et le nombre de bénéficiaires de la couverture du risque sont en effet multiples : un taux de couverture trop faible, une probabilité grandissante d’être exclu de l’indemnisation pour les salariés précaires ou fragiles, une croissance du nombre de cotisants non-couverts, une progression du non-recours aux droits que l’on observe quand ceux-ci sont trop fortement diminués, etc.

Cela peut fragiliser, et plus encore compromettre, la légitimité de l’assurance. Dès lors, loin de garantir la survie de l’Unedic en prétendant réduire sa dette, la réforme pourrait porter un coup fatal à un régime qui pourtant est excédentaire.


Didier Demazière

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS-Centre de sociologie des organisations (Sciences Po)