La désobéissance civile n’est plus ce qu’elle était
Dans le style télévisuel de la seule langue qu’il connaît, Donald Trump vient de lancer sa grande offensive d’été contre les clandestins, en vendant à l’opinion la plus « formidable » opération d’arrestations et d’expulsions de l’histoire américaine.
Mais, comme la décision qu’il a prise dès son entrée en fonction en signant, en direct devant les caméras, le décret ordonnant la traque aux migrants illégaux, celle-ci a provoqué une semblable réaction : le refus des villes et États « sanctuaires » d’appliquer les mesures prescrites par le pouvoir fédéral, en interdisant aux polices locales de collaborer avec les agents chargés de cette mission et en lançant une campagne d’information expliquant aux sans papiers comment ils devaient y résister. Cette démarche qui consiste, pour une institution chargée de faire respecter la loi, à proclamer publiquement qu’elle entend y contrevenir est ce qu’on peut nommer de la désobéissance civile institutionnelle.
D’autres exemples de cette démarche ont été donnés par le Parlement catalan qui, en dépit de l’interdiction du gouvernement et de la Cour suprême d’Espagne, a organisé, en 2017, un référendum d’indépendance qui s’est soldé par l’arrestation et l’inculpation pour sédition des responsables de cette consultation ; ou par le Président du Parlement vénézuélien, Juan Guaido, qui s’est proclamé Président du pays contre celui qui a été élu et gouverne, Nicolas Maduro. Et on peut y apparenter la décision des directeurs et directrices d’école et des professeur.e.s qui, chaque semaine, autorisent leurs élèves à « sécher » les cours le vendredi pour manifester en faveur de l’urgence climatique et qui, parfois, les accompagnent dans leurs marches.
La désobéissance civile a toujours été un acte commis par des individus qui ne supportent pas le caractère injuste ou indigne d’une obligation légale et se résolvent à y recourir lorsque tous les autres moyens de la faire abolir ont été épuisés sans succès. L’usage de cette forme d’action politique a légèrement changé aujourd’hui. Que ce soit en matière d’urgence climatique, d’évasion fiscale, d’aide aux migrants ou de harcèlement sexuel, la désobéissance civile est devenue un engagement collectif et n’est plus le dernier recours mais le premier. Mais sa nature en est-elle modifiée pour autant ?
Cette forme d’action politique est exigeante. C’est que pour être reconnu comme une désobéissance civile, un refus de se plier aux prescriptions d’un article de loi ou de règlement doit, de façon un peu paradoxale, remplir une série de conditions.
Dans l’ordre du politique, le verbe désobéir peut faire référence soit à une attitude soit à une forme d’action. Dans le premier cas, la désobéissance consiste à rejeter systématiquement les ordres de tout type d’autorité afin de remettre en question sa légitimité et d’affirmer son autonomie. Cette attitude, qui est le credo de l’anarchisme et peut être rapportée à la notion de « pouvoir destituant »[1], renvoie à ce qu’on pourrait nommer la désobéissance en général. Dans le second cas, il s’agit d’utiliser une méthode qui s’est construit un pedigree historique dans les luttes contre la domination coloniale, la ségrégation raciale, la Guerre d’Algérie ou celle du Viet Nam ; ou pour les droits civiques, le droit à l’avortement ou la dépénalisation de l’homosexualité. C’est ce qu’on pourrait qualifier de désobéissance en particulier, c’est-à-dire forcer un pouvoir à renoncer à une obligation légale en s’y soustrayant de façon délibérée.
Cette forme d’action politique est exigeante. C’est que pour être reconnu comme une désobéissance civile, un refus de se plier aux prescriptions d’un article de loi ou de règlement doit, de façon un peu paradoxale, remplir une série de conditions : être annoncé publiquement en nom propre mais à plusieurs, et en affichant sa non-violence. Il convient en même temps de spécifier en quoi l’obligation contestée bafoue un droit élémentaire et de fonder cette revendication sur l’invocation d’un principe supérieur à la légalité (égalité, justice, solidarité, dignité). Et ce n’est pas tout : il faut encore et surtout que ce refus fasse l’objet d’une action en justice (civile ou administrative) de la part de l’institution défiée afin qu’un procès ou un jugement soit l’occasion de rouvrir un débat public sur la légitimité de l’article de loi ou de règlement récusé et que l’éventuelle sanction suscite des réactions d’adhésion à la cause défendue par ceux et celles qui ont refusé de s’y soumettre.
Deux éléments de la désobéissance civile se dégagent ici : elle ne tolère pas l’anonymat dans la mesure où s’opposer à un ordre ou une législation en son for intérieur ou sans que personne ne le sache ne répond pas à ses critères ; et elle n’est qu’une forme d’action politique parmi de multiples autres : élections, militantisme, manifestations, grèves, activisme associatif, recours à la justice, pétitions en ligne, mais aussi abstention, jeu avec les sondages, calomnie et rumeurs, dénigrement[2], sans compter le sabotage, le boycott, l’occupation, le sit-in, l’émeute ou l’insurrection.[3]
Les actes de désobéissance civile sont non-violents et affirment la primauté du droit dans la résolution des conflits.
Dans les démocraties modernes, où la libre expression de la critique et de l’opposition aux pouvoirs en place est de droit, la désobéissance civile est souvent présentée comme un péril. Et il est vrai qu’il existe d’excellents arguments pour la désapprouver : raisons de justice (se soustraire à la loi commune est une option inacceptable), de légitimité (les intérêts des individus ne peuvent pas prévaloir sur les intérêts de la collectivité), de stabilité (l’État ne doit pas céder à ceux qui le contestent frontalement) ou d’efficacité (désobéir à une loi ne s’attaque pas aux structures mêmes de la domination et ne produit, au mieux, que des changement superficiels).
On peut pourtant soutenir qu’elle en est un élément constitutif. Et cela pour quatre raisons au moins : les actes de désobéissance civile sont non-violents et affirment la primauté du droit dans la résolution des conflits ; ceux et celles qui emploient cette forme d’action se contentent de faire entendre une revendication dont la légitimité est soumise au débat public, puis au jugement de la justice dont les arrêts, lorsqu’ils émanent d’institutions réellement indépendantes, sont respectés qu’ils soient positifs ou négatifs ; ces revendications sont toujours fondées sur une certaine idée de l’égalité et de la dignité ; et elles portent l’exigence d’un accroissement des droits et des libertés des citoyen.ne.s. Il n’y a rien là qui viendrait menacer les principes fondamentaux de la démocratie. C’est même tout le contraire, puisque la désobéissance civile donne leur pleine force à ces principes, comme le démontrent les actions qui sont conduites aujourd’hui en son nom. Ces actions peuvent être classées en trois genres.
Le premier est celui dont un groupe d’activistes fait usage en articulant les actes d’illégalité qu’il commet aux interventions de formations politiques siégeant dans un Parlement (national ou européen) ou à celles d’une ONG (Greenpeace, Amnesty, Human Rights Watch, WWF, DAL, ATTAC, ANV-COP21, 350.org, Alternatiba, Seawatch, Médecins sans frontières, etc.) afin de donner un surcroît de force à une mobilisation. Ce fût le cas des Enfants de Don Quichotte occupant les quais du Canal Saint-Martin à Paris en 2006 et imposant le vote du droit au logement opposable ; des associations d’aide aux clandestins de Calais qui ont obtenu, en 2012, la suppression du « délit de solidarité » ; des Faucheurs d’OGM, dont l’action a favorisé l’adoption des moratoires sur leur culture ; pour les Faucheurs de chaises qui, en dérobant des sièges dans des agences de banques accusées de pratiquer l’évasion fiscale, ont donné lieu au procès intenté par la BNP contre John Palais et au terme duquel la banque a été déboutée et ridiculisée.
Et c’est aujourd’hui le cas de la campagne « Décrochons Macron », réquisition des portraits du Président dans les mairies pour signifier l’impéritie de l’État en matière d’environnement et faisant l’objet d’une étonnante répression ; des appels à la « désobéissance civile » d’Extinction Rebellion qui visent, en bloquant le centre de Londres pendant quatre jours, à congestionner le système judiciaire du fait des milliers d’arrestations de militants qui occupent illégalement des lieux publics – action qui a conduit le gouvernement britannique à satisfaire la revendication de déclarer publiquement l’état d’urgence climatique. Ou celui de l’action d’éclat de Carola Rackete, capitaine du Sea-watch 3, qui force l’accostage de son navire pour débarquer quarante migrants rescapés dans le port de Lampedusa en défiant l’ordre de la marine italienne ; et qui, arrêtée à sa descente du bateau et libérée le surlendemain par une magistrate, porte plainte contre le ministre de l’intérieur italien avec le soutien de nombreuses associations.
Le second genre d’acte désobéissance civile est celui utilisé par des personnes auxquelles la loi impose une atteinte à leur liberté individuelle et qui choisissent de ne pas s’y plier pour dénoncer la situation qui leur est faite. C’est ce que fait Marie Humbert assumant publiquement l’euthanasie de son fils et dont le procès hâte le vote de la loi Léonetti sur la fin de vie en 2005 ; ou Cédric Herrou en se portant à l’aide des clandestins en danger dans la vallée de la Roya. C’est aussi le cas de ceux et celles qui contournent les limites posées à la procréation artificielle, refusent le fichage ADN ou l’injonction faite aux journalistes de livrer leurs sources. Ou celui de ce groupe de nageuses en burkini qui, en 2019 à Grenoble, contrevient au règlement qui interdit cette tenue dans la piscine municipale pour revendiquer le droit de se vêtir comme elles le veulent.
Le troisième genre est celui adopté par des agents de service public (enseignants, médecins, juges, policiers ou agents de la fonction publique) qui se mettent ouvertement dans l’illégalité – en connaissance du risque de sanction encouru – en refusant de suivre des instructions qui font peser des menaces sur l’égal accès des usagers d’un service public à des besoins fondamentaux (santé, éducation, justice, etc.) ; ou nuisent aux libertés individuelles ; ou dégradent l’universalité et la qualité des prestations offertes.
La désobéissance civile vise alors à dénoncer la réduction programmée des droits sociaux et politiques des citoyen.ne.s et prend la forme d’un refus des opérations d’enregistrement informatiques ou d’un blocage de la production ou la communication de données indispensables à l’exécution des procédures légales ou administratives (comme par exemple ces responsables d’écoles qui ont refusé, en 2010, de remplir le fichier « Base Élèves »). La dernière en date de ces actions est la décision de professeur.e.s « grévistes » de retenir les copies puis les notes du bac 2019 pour s’opposer à une réforme du lycée dont le caractère injuste et inégalitaire est dénoncé.
La désobéissance civile entretient le processus de production continue de la démocratie plutôt qu’elle n’en accroît la fragilité.
Indépendamment de la forme qu’elle prend et de la sanction qu’elle s’attire, la désobéissance civile présente les mêmes vertus. La première est de faire vivre le débat public en laissant ouverte une question d’intérêt général qui semble avoir été résolue par une loi ou un règlement bien que le caractère injuste ou indigne de certaines dispositions continue à alimenter une opposition – qu’on pense aux problèmes que posent l’accueil des migrants, la culture d’organismes génétiquement modifiés, la circulation de produits contenant des perturbateurs endocriniens, les réformes managériales des services publics, etc.
La désobéissance civile a deux autres vertus. L’une est de faire émerger des questions d’intérêt général ignorées ou mises sous le boisseau en les faisant advenir au rang de problème public qu’il faut résoudre – qu’on pense à la prise en charge des malades du sida, au droit opposable au logement ou au mariage homosexuel. L’autre est de rappeler les citoyen.ne.s à la nécessité d’exercer leur vigilance vis-à-vis des pouvoirs publics ou privés et de maintenir une certaine obstination dans la résistance à tout ce qui réduit et étouffe leur droit de contrôle sur les décisions que ces pouvoirs prennent.
Ces vertus font la grandeur de la désobéissance civile, en encourageant le refus du conformisme et de la résignation devant l’ordre des choses établi et en défendant le droit de chacun et de chacune à prendre une part active dans l’activité politique afin de s’assurer qu’elle est effectivement au service du bien commun. Ces vertus valent pour les actes commis par des individus comme pour ceux qui le sont par des institutions. Si ces deux modalités de désobéissance civile sont un symptôme des carences et des défauts qui affectent la manière dont les affaires publiques sont conduites par un gouvernement, une administration ou une entreprise, chacune d’elle est le symptôme d’un trouble différent : alors que la première remet en cause la légitimité d’une loi ou d’un règlement particulier, la seconde conteste la légitimité des pouvoirs en place en sa totalité. Mais, dans les deux cas, la désobéissance civile entretient le processus de production continue de la démocratie plutôt qu’elle n’en accroît la fragilité. C’est pourquoi on peut penser qu’elle a encore de beaux jours devant elle.