Le présent dans l’instant, l’art contemporain en temps réel
Lors de la Biennale d’art contemporain de Venise en 2015, dans le cadre de l’exposition internationale, deux artistes ayant commencé leur pratique au milieu des années 1960 proposaient des installations qui impliquaient directement la participation des visiteurs. Adrian Piper (née en 1948) avec son œuvre intitulée The Probable Trust Registry, The Rules of the the Game # 1-3 (2013) demandait à ce que l’on choisisse parmi trois affirmations – « I will always be too expensive » (« Je serai toujours trop cher ») ; « I will always mean what I say » (« Je dirai toujours ce que je pense ») ; « I will always do what I say I am going to do » (« Je ferai toujours ce que je dis que je ferai ») – et que l’on enregistre ses coordonnées sur une tablette tactile en signant un accord confirmant le don de sa réponse aux archives de la Adrian Piper Research Archive Foundation pour cent ans.
Hans Haacke (né en 1936) exposait dans l’une des salles de l’exposition internationale une actualisation de ses travaux phares des années 1970 où les visiteurs étaient conviés à répondre à des questions portant sur leurs habitudes de spectateurs en vue de révéler leur statut socio-culturel ainsi que leurs opinions politiques. Intitulée Visitor’s Profile (1973), l’œuvre, dans sa réactualisation, permettait aux spectateurs de répondre, là aussi sur des tablettes tactiles, à un questionnaire ressemblant de près à un sondage dont les résultats défilaient telles des données boursières sur des écrans placés sur les murs de l’exposition.
Cette participation en direct, que l’on appelle aujourd’hui interactive, est l’une des formes artistiques qui réhabilitent des pratiques artistiques très caractéristiques des années 1970 où l’actualité, le rapport au présent, l’importance de l’instant, entremêlés à la nécessité de maintenir la souplesse de l’éphémère s’affirment en contrant l’instrumentalisation par un marché de l’art avide de se mettre sous la dent toute expression artistique commercialisable. Cette édition de la Biennale de Venise sous l’intitulé All the World’s Futures proposé par son directeur artistique Okwui Enwezor cherchait à interroger la réception du Capital de Karl Marx dans les pratiques contemporaines. La présence, dans ce contexte, d’Adrian Piper et de Hans Haacke, comme figures tutélaires de l’art conceptuel du tournant 1968, venait confirmer la nécessité de penser le présent d’aujourd’hui en envisageant le présent d’hier tout en anticipant le présent du futur.
Le rapport à l’actualité et son lien étroit au présent en train de défiler était au cœur des réflexions dans les années 1960 et 1970.
Ce présent, Hans Haacke choisissait de le faire vivre aux spectateurs en 1969 en installant à la Kunsthalle de Düsseldorf, un Telex qui imprimait en temps réel toutes les dépêches qui étaient communiquées par l’agence de presse allemande DPA. Visuellement, l’objet déversait en cascade des rouleaux de papier qui se répandaient sur le sol, l’ensemble était ponctué du son de l’imprimante et du rythme constant des nouvelles arrivant. Ces dernières étaient ensuite accrochées sur le mur du centre d’art de façon à ce que les visiteurs puissent les lire en différé. Appartenant à la collection du San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA), l’œuvre achetée en 2008 a été adaptée aux nouvelles technologies et c’est aujourd’hui un fil RSS qui permet de générer le flux d’informations tout en maintenant le même format d’impression, créant par la montagne de papiers une sensation physique de l’accumulation de ces dépêches tout en soulignant paradoxalement leur caractère éphémère.
Ce rapport à l’actualité et son lien étroit au présent en train de défiler était au cœur des réflexions dans les années 1960 et 1970, à une période ponctuée par les faits politiques que l’on connaît — guerre du Vietnam, mouvements pour les droits civiques, Mai 1968 —, avec les artistes s’engageant concrètement sur le terrain de la contestation et choisissant de faire entrer dans le musée une critique institutionnelle frontale conjuguée à une appropriation de l’espace urbain. Hans Haacke raconte qu’il devait faire une présentation publique de son travail en avril 1968 et que quelques heures auparavant l’annonce de l’assassinat de Martin Luther King teinta de façon définitive la forme de son discours rendant celui-ci indissociable de la violence de l’événement. Les structures du pouvoir, politiques, économiques et sociales sont alors au cœur des combats critiques et les artistes contemporains en font leurs cibles. S’en emparant, ils produisent des œuvres qui affrontent le présent pour insister sur l’importance de l’action menée en direct.
Adrian Piper, en réaction aux bombardements sur le Cambodge, choisit de modifier l’œuvre envisagée pour l’exposition Information organisée par Kynaston Mc Shine au MoMA à New York en 1970. Elle y présente un cahier à spirales vierge accompagné d’un stylo et s’adressant aux visiteurs, elle leur demande d’écrire, de dessiner, ou de réagir à ce que la situation provoque en eux à l’instant où ils l’expérimentent, elle mentionne d’exprimer « your immediate state of mind » (« votre état d’esprit immédiat ») ce qui leur suggère de faire face au présent de l’œuvre tout en prenant conscience que leur engagement personnel va être une contribution au travail artistique en temps réel. Pendant les onze semaines de l’exposition (2 juillet-20 septembre 1970), sept cahiers furent remplis de commentaires. Cette œuvre intitulée Context # 7 appartient aujourd’hui au Walker Art Museum de Minneapolis et est parfois présentée dans l’accrochage des collections.
La nécessité de s’extraire des formes artistiques traditionnelles et de renouveler les paradigmes de l’art de façon à générer un lien accru avec la réalité quotidienne.
En écho aux formes de communications telles qu’elles existent sur les blogs ou les réseaux sociaux, le livre d’or a une fonction participative et l’œuvre reste dans une actualité en phase avec le moment présent. Si, en 1970, les commentaires critiquaient Richard Nixon, de façon subliminale ils touchent aujourd’hui la politique de l’actuel président. Cette exposition, Information, organisée par le musée l’année même où les artistes provoquent à New York la grève de l’art (Hans Haacke est notamment l’un des artistes à l’initiative de cette action), tente de concilier le présent politique et le présent artistique en cherchant à enterrer la hache de guerre. Le bras de fer entre l’institution muséale et les artistes aboutit à cet événement dont le titre rappelle l’importance d’être en accord avec l’actualité.
Dans son essai pour le catalogue de l’exposition, Kynaston Mc Shine revient sur les motivations d’un tel projet : « Si vous êtes un artiste au Brésil, vous connaissez au moins un ami qui a été torturé, si vous êtes un artiste en Argentine, vous avez probablement un voisin qui a été emprisonné pour avoir les cheveux longs ou n’être pas “vêtu” convenablement et si vous habitez les États-Unis, vous pouvez craindre de vous faire tirer dessus, à l’université, dans votre lit ou plus formellement en Indochine. Cela semblerait inapproprié, sinon absurde, de se réveiller le matin, d’aller dans une pièce et d’appliquer sur la toile de la couleur sortant de petites tubes. Que pouvez-vous, vous en tant que jeunes artistes, réaliser qui soit pertinent et significatif ? » Ce qu’énonce le commissaire indique la nécessité de s’extraire des formes artistiques traditionnelles et de renouveler les paradigmes de l’art de façon à générer un lien accru avec la réalité quotidienne.
Cent cinquante artistes, femmes et hommes, de quinze pays, s’engagent dans un dialogue en temps réel avec le public. Le collectif argentin Frontera installe un plateau télévisé où les visiteurs répondent à des questions et deviennent les sujets de la vidéo qu’ils peuvent visionner live puis revoir dans les salles d’exposition. Avec MoMA Poll, Hans Haacke invite les spectateurs à choisir un bulletin « oui » ou un bulletin « non » afin de répondre à la question : « Le fait que le gouverneur Rockefeller n’ait pas dénoncé la politique menée par le président Nixon en Indochine est-il une raison pour vous de ne pas voter pour lui en novembre ? » Les bulletins sont déposés dans deux boîtes transparentes en Plexiglas, munies d’un compteur photoélectrique capable d’enregistrer tout papier inséré dans la boîte. La question est inscrite au-dessus des deux urnes – celle de gauche pour le « oui », celle de droite pour le « non ». Sur les 299 057 visiteurs qui se rendent à l’exposition, 37 129 participent au vote : 68,7 % répondent « oui » à la question posée, 31,3 % répondent « non ». La fonction critique et politique de l’art adhère dans la pratique de Haacke à une enquête sociologique où le terrain de l’art contemporain s’envisage ici et maintenant. La liberté de l’action est celle qui l’ancre dans le présent.
La matérialité de ce dernier devient un jalon spatio-temporel lorsque les artistes s’en emparent comme d’une condition de leur production. Douglas Huebler (1924-1997) réalise des séries photographiques dont l’une s’intitule Duration Piece, il souligne son processus en déclarant en 1970 : « la qualité essentielle de l’existence concerne le lieu où l’on est à chaque instant du temps, c’est ce qui détermine tout le reste. Ce qui m’intéresse, c’est de transposer le lieu directement dans le temps “présent” en éliminant les choses, l’apparence des choses et l’apparence elle-même. » Ce qui pourrait s’apparenter à une dissolution dans le contexte d’une époque marquée par la « dématérialisation » de l’objet d’art est au contraire ici une façon de penser le présent comme une donnée tangible à partir de laquelle le rapport au visuel et au sensible s’adosse à l’image et à ce qu’elle représente.
Dans Duration Piece # 31, Boston, Huebler présente le portrait d’une jeune femme souriante, légèrement dénudée et cachant son corps derrière un vêtement. Le texte qui accompagne systématiquement la ou les photographies de ces séries indique ici : « Le 31 décembre 1973, une jeune femme a été photographiée à exactement 1/8e d’une seconde avant minuit, la façon dont l’objectif de l’appareil était réglé faisait que la photographie ne serait complétée qu’un 1/8e de seconde après minuit. C’est-à-dire au moment où la première 1/8e de seconde de 1974 s’éclipsait. » Pour l’artiste, selon l’orientation de son modèle et le mouvement de la lumière, une moitié du corps sur la photographie appartient à 1973 et l’autre à 1974, à quelques secondes près. La précision de la description qui rejoint une réflexion physique sur le temps présent est néanmoins en lien étroit avec ce que ce dernier propose quand on lui fait face.
Dans le contexte actuel, faire face au présent serait le moyen le plus approprié de maintenir la mémoire en vie pour contrer l’amnésie.
On Kawara (1932-2014) avait, lui, fait du présent de son existence la matrice de son œuvre. La date accompagnée de l’heure précise était ce qui lui permettait d’informer son entourage, et en particulier les acteurs et actrices de l’art contemporain, de son quotidien. Sous forme de cartes postales (où le texte était alors tamponné) ou de télégrammes, il envoyait des messages signalant l’heure à laquelle il s’était réveillé : I GOT UP AT 8 : 24 AM. Le caractère banal de cette information signifiait néanmoins que la temporalité au sein de laquelle il progressait dépendait de cette conscience obsessionnelle d’un présent se perdant. Chaque jour s’accompagnait du temps présent en train de passer. C’est ainsi qu’en complément de cette série, il en réalisait une autre mentionnant sur les mêmes supports qu’il était toujours en vie : « I am still alive. » Existentielle, l’œuvre ici n’en est pas moins exempte d’une réalité en devenir rendant au processus de création toute son élasticité.
Ce face-à-face volontairement réflexif que les artistes ont pu s’imposer passe par une pluralité d’analyses de ce présent qu’il soit politique ou poétique. En 1997, dans le cadre d’un entretien, Jean-Luc Godard avançait : « Le livre, on peut revenir en arrière. En littérature, il y a beaucoup de passé et un peu de futur mais il n’y a pas de présent. Au cinéma, il n’y a que du présent qui ne fait que passer. À l’écran, le présent c’est ce qui vous est présenté au moment où il s’en va. » Alors que cette citation godardienne souligne le caractère furtif de la temporalité convoquant néanmoins les allers-retours qu’elle permet selon le médium étudié, on pourrait s’interroger sur le rôle que joueraient certaines pratiques artistiques contemporaines réitérant la nécessité de garder vive la trace d’une expérience, notamment historique.
L’exposition d’Adrian Piper à l’Akademie der Künste à Berlin à l’automne 2018 insistait sur les conditions politiques au sein desquelles l’art était produit, et reçu, sa signification à la fois aujourd’hui et dans le passé. L’une des installations intitulée Here (Ici) consistait en un texte gravé directement sur le mur où on pouvait lire, en arabe, en hébreu et en allemand : « j’étais ici, nous étions ici, nous sommes ici ». Dans leur conjugaison, le passé et le présent, le singulier et le pluriel s’épaulent pour raconter aussi bien la présence que l’absence. Dans le contexte actuel, faire face au présent serait le moyen le plus approprié de maintenir la mémoire en vie pour contrer l’amnésie.
Cet article a été publié pour la première fois le 28 janvier 2019 sur AOC, en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS.