Rediffusion

« Parce que c’est notre rejet » : poétique des Gilets Jaunes

Enseignant-chercheur en littérature

Il y eut les chansons de la Commune, les slogans de Mai 68. Puis il y a eu les petites phrases des Gilets Jaunes : une abondante production littéraire sauvage, souvent décalquée de la culture populaire contemporaine ou plus ancienne et d’abord marquée par l’humour, le rire. Un rire de plus en plus jaune. Rediffusion du 1er février.

Lors de la Commune et de Mai 68, auxquels le mouvement des Gilets jaunes se réfère volontiers, la parole officielle des meneurs a été prolongée par des discours parallèles, de natures diverses, fonctionnant comme une béquille à la réflexion idéologique, la synthétisant à travers des formes moins rigides et susceptibles d’assurer une large diffusion des revendications et enjeux du mouvement : ce furent les chansons de la Commune (celles-ci héritant partiellement du répertoire de 1848) et les slogans de Mai 68, accueillis par des affiches, banderoles et autres tags apposés sur les murs. Les mêmes pratiques ont été mobilisées par les Gilets jaunes au cours des derniers mois : elles reposent sur une dynamique collective et anonyme, sur la capacité à investir des supports artisanaux et, souvent, sur une poétique du détournement ; l’ensemble favorise l’émergence d’une parole vive dans la logique d’un défouloir où se croisent élans lyriques, comiques et virulents.

Il n’est pas toujours aisé d’étudier ces productions « sauvages » (selon la formule utilisée par Jacques Dubois dans L’Institution de la littérature pour désigner les écrits circulant en marge des circuits éditoriaux). Leur déploiement sur des supports de fortune (ou leur illégalité, dans le cas du tag) et leur capacité à réagir à des éléments très précis de l’actualité (qu’il convient de rappeler lors d’approches diachroniques) les rend doublement éphémères. Les outils numériques contemporains et les réseaux sociaux se révèlent toutefois précieux en ce qu’ils permettent de soutenir l’élaboration d’un corpus de slogans réfractaires, mais aussi d’assurer la pérennité de ces derniers, à l’image du Tumblr La Rue ou rien, qui réunit à ce jour plus de 400 productions écrites liées au mouvement, déclinées sous la forme de tags (principalement), affiches, fresques, pancartes et autres banderoles. Sur la base d’un tel corpus de photographies, il est possible de reconstituer la poétique des Gilets jaunes, en observant les références et mécanismes privilégiés par un mouvement qui, en réfutant l’ordre établi, assure son émergence sur le plan discursif en investissant des supports alternatifs, se construit un imaginaire singulier, récupère des formules et motifs déjà éprouvés, en forge d’autres à l’aune de l’actualité sociopolitique et culturelle. Il ne s’agit pas, ici, d’établir une typologie étanche de ces discours, mais d’observer certaines de leurs logiques et de mesurer comment ils participent à la mise en place d’une collectivité, à sa fédération et à l’élaboration de son image.

Un nom, un esprit

L’émergence d’une collectivité, on le sait, suppose le baptême de celle-ci : le symbole choisi par les « Gilets jaunes » trouve son origine dans l’opposition fondatrice au TICPE ; il se fonde sur un rapport métonymique avec le véhicule personnel visé par la taxe annoncée, mais il mise en outre symboliquement sur la fonction première du gilet, qui consiste à protéger celui qui le porte en améliorant sa visibilité. Parce qu’ils s’estiment laissés-pour-compte, les acteurs de la mouvance se sont d’emblée dotés d’un moyen d’attirer l’attention. La progression du mouvement s’est accompagnée d’une expansion de la valeur symbolique de l’objet et de sa couleur, les slogans et tags fonctionnant dans un premier temps comme autant de signatures visant à marquer le coup, à inscrire le signe de ralliement dans les représentations de l’époque.

Dès le début du ralliement, on peut de cette façon observer, sur les pancartes des manifestants et sur les murs, des reprises d’expression contenant soit le mot gilet, soit le mot jaune, comme « Mets ton gilet, on quitte le navire », « Pas de vaccin pour la fièvre jaune », « Fièvre jaune, ambiance tropicale », « Macron a la jaunisse », « Beau comme un gilet jaune à Paris » ou « Les gilets jaunes recrutent, engagez-vous ! ». On relève aussi le détournement d’expressions (quasi-)proverbiales qui visent à mettre le jaune à l’honneur là où il n’était pas présupposé : « Gilets jaunes écarlates », « Le fond de l’air est jaune », « La vie en jaune ! », « Jaune de rage », « Macron voit jaune », « On est jaune et jolie ». Le motif tient également lieu de support à des blagues à deux sous (le calembouresque « Jaune devant Macron derrière ») et à des reprises d’éléments participant de la pop-culture : blague phonétique sur « Jauni Hallyday » (« Ah Macron, si tu savais… ») et « Jauni Cash » (« And it burns, burns, burns, the préfecture ») ; incontournable emprunt aux Beatles avec « We are all in a yellow submarine » ; interpolation dans un titre de Kubrick avec « Full Metal Yellow Jacket » ; « Gilet jaune is coming » (et son revers, « Winter is burning »), amendement de la devise de la famille Stark dans Game of Thrones ; « Yellow Is the New Black » (écho à la série Orange Is the New Black) ; ou référence à la culture Internet avec le « Qu’est-ce qui est jaune et qui n’attendra plus ? », qui renvoie à l’une des vidéos les plus vues sur YouTube en 2017.

Ce jeu avec la pop culture est, de façon générale, omniprésent ; dans certains cas, comme le dernier susmentionné, l’interdiscursivité ciblée contribue à l’immédiateté de la formule, qui risque de perdre de sa lisibilité avec le temps, et semble miser davantage sur la force de percussion du tweet que sur le caractère immuable et transposable de l’aphorisme. Dans le même esprit ludique misant sur la contemporanéité des références, on trouve des tags comme : « Plutôt Rick et Morty que RIC et Macron », hommage à la série animée de Justin Roiland et Dan Harmon, qui a ici la préférence sur le Référendum d’initiative citoyenne refusé par le président en fonction ; « On peut tromper une fois un peuple », écho à la réplique que tente de prononcer Sam Karmann durant la totalité du film La Cité de la peur ; « Une étincelle brille entre deux explosions », citation extraite du morceau « Novembre » du groupe Odezenne ; « Sappé.e.s comme jamais #giletsjaunes », reprise d’un titre du rappeur Maître Gims ; « Cette go-là c’est ptetr une fille bien, mais nous on bloque les ronds-points », détournement du refrain de la chanson « Tchoin » du rappeur Kaaris ; « Octogone avec Macron », évocation du cadre du combat planifié par les rappeurs Kaaris et Booba et censé sceller l’épilogue de ce que les historiens retiendront comme La Bataille de Roissy, le 1er août 2018 ; enfin, plus explicite encore, la mention « Tant pis pour Kaaris vs Booba, on veut Dettinger vs Andrieux », qui préfère au duel susmentionné une hypothétique rencontre entre l’ancien boxeur Christophe Dettinger (sur lequel on reviendra) et le Commandant de police Didier Andrieux, filmé le 5 janvier 2019 à Toulon en train d’asséner par surprise des coups au visage d’un citoyen interrogé par des policiers. Ces slogans se fondent sur des éléments culturels largement partagés et accessibles à tous : ils ne représentent pas les goûts de chacun des acteurs de la mouvance (tous ne sont pas forcément amateurs de Rick & Morty ou de la scène rap contemporaine), mais n’en sont pas moins emblématiques d’un zeitgeist et d’une veine culturelle dont les grands noms ne sont plus Breton, Godard, Ferré ou Marx (Karl ou Groucho), que les tags de 1968 citaient, raillaient ou réinventaient, mais ceux de figures populaires sans doute plus accessibles et dont la convocation est significative.

Entre invective et calembour

Au fil des mobilisations des Gilets jaunes, le Gouvernement, sans s’émouvoir outre mesure des graves blessures infligées à des manifestants par la Brigade anti-criminalité (BAC) et les Compagnies républicaines de sécurité (CRS), a eu beau jeu de dénoncer la violence des rassemblements, les cassages et les pillages qui ont pu s’y observer. Les écrits muraux des Gilets jaunes misent parfois sur cette violence, qu’ils revendiquent cependant en la nimbant d’une ironie ayant pour effet de la mettre immédiatement à distance et de la distinguer de celle exercée par les appareils répressifs d’État. Après l’attaque du ministère occupé par le secrétaire d’État et porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, par des Gilets jaunes équipés d’un engin de chantier, le 5 janvier 2019, on voit de cette façon surgir des graffitis du genre : « Encastrer la préf’ au transpalette », « Demain s’ouvre au Fenwick ! », « Génération Fenwick ! », « Rendez-nous le tractopelle ! » et « Nous sommes transpalette », reprise ironique de la structure du slogan « Je suis Charlie », popularisé après l’attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo du 7 janvier 2015.

Héritiers des slogans de mai 68 (en particulier du célèbre « CRS SS ») et de la tradition du dépavage, certains messages actualisent l’opposition entre les citoyens et les forces de l’ordre, à l’image du quasi-ducassien « Le vandalisme, c’est beau comme un pavé dans la gueule d’un flic », de « Sous les pavés la BAC » et de « Nous sommes les forces du désordre ». Les coups et dégradations sont légitimés par manière de dérision, au détour de rimes délibérément naïves (« Acte neuf : vole un bœuf », « Acte dix : nique la police », « Boxons Macron », « 2019, caillasse un keuf », « 2019, mange un keuf » ou « Mettons la BAC en vrac » ), et d’aphorismes ou formules figées au second degré (« On ne fait pas d’omelettes sans casser de keufs », « À la chaleur du banquier qui brûle », « Pour Noël, ne faites pas les vitrines, cassez-les », « Le père Noël n’existe pas ; le pillage si »). De même, l’insulte aux forces de l’ordre s’énonce avec le sourire, au moyens de formules du type « Nietzsche la BAC ! », « Ma grand-mère nique la BAC ! » ou « La BAC n’a pas de style », tandis que, face à l’enlisement du conflit, certains osent un narquois « Alors les flics, on fatigue ? ».

Certains messages misent davantage sur des élans lyriques, qui participent à la constitution d’une image pacifique du mouvement : « Soyez aux aguets, ils enterrent les oiseaux qui se couchent sur le sol », « Chantez camarades, la liberté nous écoute », « La poésie est dans la rue » ou « Cet hiver est un printemps », qui, en affirmant le dérèglement des saisons, revendique la filiation du mouvement avec ceux de 1848 (« Printemps des peuples »), ceux qui ont animé le monde arabe entre 2010 et 2012 (« Printemps arabe »), voire celui porté par les étudiants montréalais en 2012 (« Printemps érable »).

De façon générale, toutefois, c’est une dimension comique qui s’active dans les écrits « sauvages » des Gilets jaunes, où domine la poétique du calembour. Celle-ci témoigne de l’articulation de l’engagement et du comique, héritière du « rire de Mai », mais aussi de la Commune de Paris, dont le souvenir est avivé par certains tags (« Vive la Commune ! », « Demain c’est 1871 ! », « 1871 raisons de niquer Macron »). On l’observe notamment à travers les plaisanteries permises par le nom du mouvement politique fondé par Emmanuel Macron, « La République En Marche ! », souvent résumé à ses deux derniers mots, et qui, dans le discours oppositionnel, donne lieu à « En marche ou crève », « En marchandise », « En marche sur la tête des rois » ou au caustique « 1984 en marche », postulant la concrétisation de la dystopie de George Orwell.

Nombreuses sont les déplorations dont l’amertume est voilée par une énonciation ironique (à l’image de « L’ISF ou la vie ! », actualisant par dérision une injonction de bandit de grand chemin) ou par l’usage du jeu de mots, déclinable en détournements onomastiques (« Guy Yotine président ! » ou « L’anagramme de Macron, c’est “cramon” »), reprises parodiques d’axiomes illustres (calqués sur Beauvoir, « On ne naît pas casseur, on le devient » ; Descartes, « On pense donc on ne vous suit plus » ; Sartre, « L’enfer c’est les actionnaires » ; Marie-Antoinette, « Eh bien, donnez-leur du biocarburant » ― ce dernier étant signé par dérision « Brigitte Macron ») et autres calembours (« Ils ont la police, on a la peau dure », « Fin du moi, début du nous », « 2019 : que des bonnes révolutions », « Au bout du rouleau la révolte », « Enragez-vous ! », « On joue à casse-casse », « Victoire par chaos », « The chômeuse go on », « Tout cela m’émeut(e) beaucoup » ou « Macron et les CAC40 voleurs »). Plus, quelques messages muraux témoignent d’un goût pour l’absurde, la réflexivité et l’autodérision, à l’image de « J’avais une citation de Kant, mais je l’ai oubliée », « Enfin les ronds-points servent à quelque chose » et un « Normalement, les barricades, c’est nous » peint sur les plaques protégeant la devanture d’un magasin parisien. L’autodérision peut également se mettre au service de la logique, dans le très efficace « Vous ne nous attraperez pas : nous n’existons pas », qui feint de tirer parti du mépris des élites autoproclamées pour les classes moyennes et populaires.

De même que certains moyens de perturbation mobilisés par les Gilets jaunes (comme l’occupation tout à fait légale des passages pour piéton pour interrompre le trafic) et la bonne humeur affichée par de nombreux acteurs de la mouvance (peu avare en danses, chansons et autres chorégraphies immortalisées par des vidéos postées sur YouTube), la prolifération des blagues, apophtegmes sardoniques et autres slogans au second degré peut contribuer à donner au grand public et aux opposants de la mouvance l’image d’une insurrection fantaisiste. Voire. Ces slogans jetés sur les murs, les banderoles et les pancartes ont pour fonction de marquer les esprits ; en cela privilégient-ils volontiers le bon mot à l’argumentation rationnelle, qui n’a pas vocation à s’énoncer sur les mêmes supports et selon les mêmes formats. Le rôle de ces écrits sauvages est d’assurer le rayonnement du mouvement, d’accroître sa visibilité au moyen de formules percutantes et de favoriser, sinon l’adhésion, du moins la sympathie de ceux qui n’en sont pas grâce à la puissance charismatique de ces formules, dont la réception est plus immédiate que celle d’un manifeste présentant l’ensemble des revendications socio-économiques de la collectivité. Le rire, du reste, est loin d’empêcher la lucidité.

Détournements et intertextes

De la même façon que les étudiants de 68 se plaisaient à apposer slogans contestataires, invectives et autres saillies ironiques sur les affiches publicitaires ornant les murs de la capitale, les Gilets jaunes, portés par des revendications anticapitalistes, ont largement ciblé les dispositifs publicitaires et grands magasins parisiens dans le but de les parasiter en rendant leurs messages originaux inefficaces et en les retournant contre eux-mêmes. Sur les façades du groupe Cartier, spécialisé dans la joaillerie et les produits de luxe, on peut lire « Pas de Cartier pour les riches ». Celles de la maroquinerie Lancel offrent l’occasion d’un « LancelE PAVÉ ». Sur une succursale de l’opérateur téléphonique Orange, « Pas Orange, jaunes ! ». Sur la vitrine fortifiée d’une boutique Nespresso, « Insurrection, what else ? », qui détourne le slogan de la marque. Sur une enseigne Chanel, « Un parfum de victoire ». Mais les grandes marques ne sont pas les seules à permettre une récupération satirique : un magasin d’appareils auditifs voit sa porte ornée d’un « Magasin pour Macron » ; un centre dentaire est barré d’un « Macron, on va te péter les dents ! » ; la devanture d’un coiffeur est marquée d’un « La lacrymo, ça décoiffe ! ». Les affiches publicitaires font également l’objet d’une attention particulière : un médicament pour crises hémorroïdaires voit son message d’accroche « Vous êtes 3 millions à souhaiter en parler » surmonté d’un « La fin du capitalisme » ; une campagne de sécurité routière titrant « Protégeons-nous » est complétée par « DE LA POLICE ». « Nos émeutiers ont du talent » indique un autre écrit mural : ils ont en tout cas de l’à-propos et savent faire flèche de tout bois.

Mais les réclames sont loin d’être les seuls discours figés faisant l’objet d’une reprise et d’un détournement. Parmi les relations interdiscursives éprouvées par les Gilets jaunes, les reconfigurations critiques visent en particulier certaines formules employées par le Président Emmanuel Macron. Les grandes déclarations politiques prêtent le flanc à la parodie en tant que discours portés par une nécessité de distinction et de prestige. Le célèbre « Je vous ai compris » prononcé par Charles De Gaulle depuis le balcon du Gouvernement général, à Alger, le 4 juin 1958, est passé à la postérité en tant que locution figée, mais se révélait aussi propice à un détournement homophonique dont se sont emparés les opposants du Général : « Je vous hais, compris ? ». Bien avant l’ère de Twitter et de l’information en direct, De Gaulle comprendra que certaines « petites phrases » prononcées à l’écart des caméras peuvent se diffuser largement dans la sphère publique, après que Georges Pompidou a relayé la formule par laquelle il avait ouvert le conseil des ministres du 19 mai 1968 : « La révolte, oui ! La chienlit, non ! » L’expression, désuète, se retournera contre l’homme d’État, les étudiants se faisant une joie de la reprendre sur des affiches indiquant « La chienlit c’est lui » sous la silhouette du Général.

Les détracteurs d’Emmanuel Macron se plaisent à récolter les faux-pas médiatiques d’un Président qui, par ses discours officiels et les dialogues qu’il noue avec ses compatriotes, a souvent suscité la polémique. Les écrits sauvages des Gilets jaunes exploitent fréquemment ces discours, qu’ils retournent contre leur émetteur. On trouve de cette manière des slogans comme : « Ceux qui ne sont rien sont partout » ; « La meilleure façon de se payer un costard, c’est de piller chez Zadig et Voltaire » ; « Le revenu des fainéants, c’est le dividende » ; « Soyons l’étincelle qui met le feu à la poudre de perlimpinpin » ; « Vas-y Jupiter, fais briller la caillasse » ; « Ok Manu, on traverse » ; « Le seul endroit où ça ruisselle, c’est dans ton froc » et « Ton ruissellement c’est notre sang qui coule » ; « Nous sommes le bug dans la start-up nation » ; « Des efforts ? On en fait, on vient tous les samedis » et « Le goût de l’effort peut-être, mais pas celui du charbon ». Nombreux sont aussi les écrits muraux qui rappellent le discours prononcé lors du meeting du 10 décembre 2016, que le candidat à l’élection présidentielle avait conclu en s’époumonant (« Ce que je veux gagner, c’est que vous, partout, vous alliez le faire gagner ! Parce que c’est notre projet ! Vive la république, et vive la France ! ») ; l’image de Macron éructant avait à l’époque donné lieu à différents mèmes répandus sur les réseaux sociaux ; sa mémoire parodique est désormais prolongée par des tags comme « L’insurrection c’est nooootre projet », « Parce que c’est notre projectile » et « Parce que c’est notre rejet ».

Actualité et acteurs

Loin de s’en tenir à une collection de blagues érigeant l’insurrection en valeur absolue, les écrits « sauvages » des Gilets jaunes réagissent à un ensemble d’éléments très précis (mesures, actions, décisions politiques, discours), dont ils informent la réception. Si les griefs économiques sont forcément omniprésents au sein de ces discours parallèles (depuis les calembours du type « Macron, fais comme moi : taxe tes potes » et « Homo Economicus, vivement l’extinction ! », jusqu’à l’incontournable « Rends l’argent », popularisé au moment de l’affaire Fillon et viral depuis lors), ceux-ci ont aussi une fonction dialogique, en ce qu’ils répondent à ce qui est énoncé au sujet du mouvement. La proposition de « Grand débat national » est ainsi tenue pour une manœuvre dilatoire et se voit largement fustigée (« Le grand débat, c’est dans le rue », « On débattra quand on vous aura tous virés », « Ce n’est qu’un débat, le combat continue », « La grande débâcle », « Une bonne émeute vaut mieux que deux grands débats » ; « Grand débat national : la guillotine ou la corde pour Macron ? », « Vivement le grand dégât national ! », « On préfère les grands ébats au grand débat » et « On veut pas votre débat, on veut votre départ. Tu saisis la nuance, connard ? »), tandis que la lecture de la « Lettre aux Français » par le Président en fonction, le 13 janvier 2019, favorise l’apparition du tag « La seule lettre qu’on veut recevoir : celle de ta démission ».

Si Emmanuel Macron est la cible principale des écrits sauvages des Gilets jaunes, d’autres personnalités sont également visées, à l’image de Christophe Castaner, Ministre de l’intérieur (« Apprenons à casta(g)ner », « Plutôt casseur que Castaner », « Opération transpalette : encastrer Castaner et sa caste policière », « Castanerfs à vif », « Castaner on va te sidérer », « Si tu casses, castaner ! », « Castaner collabo », « Qui sème Castaner récolte la colère »), d’Alexandre Benalla, ancien responsable de la sécurité d’Emmanuel Macron démis de ses fonctions après avoir usurpé la fonction de policier et porté des coups à des individus lors des manifestations du 1er mai 2018 et qui aurait, en outre, bénéficié de nombreux privilèges (« Serre la ceinture Macron, tu perds ton Bennala ! », « On veut tous des passeports diplomatiques », « Stop à la benallisation des violences policières »), la secrétaire d’État Marlène Schiappa, qui a animé une émission de Balance ton post autour du « Grand débat national » avec Cyril Hanouna sur C8, le 25 janvier 2019 (« Schiappa au bûcher ! », « Schiappanouna=Mort au spectacle ! »), et l’ancien Ministre Luc Ferry, qui a suscité la polémique en invitant les forces de l’ordre à faire usage de leurs armes contre les manifestants (« La guillotine pour Luc Ferry ! », « Feu sur Luc Ferry ! »).

Aux côtés de ces marques d’hostilité, les Gilets jaunes saluent certains alliés, parfois improbables, qui se sont déclarés au fil des manifestations. C’est le cas de l’actrice américano-canadienne Pamela Anderson, célèbre pour son rôle dans Alerte à Malibu et que rien ne supposait lier aux débats politiques français jusqu’en 2017, où elle s’était déjà signalée en supportant le candidat de La France Insoumise lors de l’élection présidentielle : ayant affirmé son soutien au mouvement des Gilets jaunes, l’actrice est érigée en héroïne par des manifestants articulant une nouvelle fois l’humour à l’engagement (« Pamela help us ! », « Pamela Anderson présidente ! », « Pamela m’a radicalisée »). L’adhésion est plus manifeste encore à l’égard de Christophe Dettinger, ancien champion de France de boxe en catégorie poids lourds-légers (2007) et surnommé « Le gitan de Massy » : le 5 janvier 2019, celui-ci est filmé en train de porter des coups à deux gendarmes pendant une manifestation ; recherché par la police, il finit par se rendre deux jours plus tard. Une cagnotte de soutien est alors organisée par les Gilets jaunes et permet de rassembler 117.000 euros en quelques heures, provoquant la colère de la secrétaire d’État Marlène Schiappa qui, sur France Info et BFMTV, indique le 8 janvier qu’elle souhaite identifier les participants à ladite cagnotte, qu’elle tient pour des « complices de ces violences ». Sur les murs, pancartes et banderoles, Dettinger compte parmi les hérauts des Gilets jaunes, qui y voient le symbole d’une résistance active contre la répression policière : « Dettinger président, Macron en prison ! », « La légion d’honneur pour Dettinger ! », « Gloire au gitan de Massy ! Rendez la cagnotte ! », « Boxeur.euse : cagoulez-vous ! », « Pour un éborgné, dix Dettinger », « Tout le monde aime le gitan de Massy », « Dettinger 2022 », « Gloire à Christophe Dettinger » et « On va Dettinger la police ».

Un rire jaune

Au lendemain de l’« acte XI » des Gilets jaunes, moment de la rédaction de cet article, 19 civils ont perdu un œil à la suite de tirs de LBD (lanceur de balle de défense, également appelé « Flash-ball »). Jérôme Rodrigues était lui-même occupé en train de filmer une manifestation, le 26 janvier 2019, quand il a été touché par l’un de ces tirs. Les images qu’il a captées et celles prises par les manifestants qui l’entouraient s’ajoutent à une masse d’archives aussi terribles qu’insupportables, donnant à voir comment, de gueules cassées en éborgnements, de tabassages en mains arrachées, l’État accepte que l’insurrection soit écrasée. Il reviendra à des juristes, historiens et sociologues de les analyser. Sur le plan des discours, les violences subies par les Gilets jaunes ont donné lieu à une série de réactions, qui s’énoncent, là encore, sur le ton de l’humour. Mais au rire franc de l’émergence, à l’enthousiasme des premières heures a succédé un rire qui porte désormais, comble de l’ironie, la couleur des gilets. Rire jaune, c’est feindre de rire. C’est accepter, temporairement, de rire avec les autres de ses propres malheurs, en présentant un masque réjoui pour mieux dissimuler son aigreur.

Ce rire-là est dangereux, parce qu’il est une concession : faisant mine de se moquer de lui-même, celui qui rit jaune pense surtout à la revanche qu’il prendra. De nombreuses traces en témoignent, qui laissent deviner l’endurance d’un mouvement : c’est tantôt un paradoxe cruel (« Pourquoi un peuple qui marche les yeux ouverts doit-il toujours finir les yeux crevés ? »), tantôt la réinvention de la devise nationale (« Liberté, égalité, flashball ») ; c’est la réinvention parodique d’une célèbre réplique de Jean Gabin (« J’avais d’beaux yeux tu sais ») ; c’est le détournement des discours commerciaux (« Soldes sur les monocles pour les mutilés » sur la devanture d’un opticien) ; ce sont des promesses de soulèvement (« Pour chaque œil perdu, 10.000 dans la rue », « Pour chaque main arrachée une ville embrasée », « On ne recule pas, on prend de l’élan ») ; c’est un titre de champion du monde de football que la crise nationale a déjà fait oublier (« La France championne du monde de flashball ») ; c’est la parodie de maximes classiques (« Le gaz a ses raisons que les gilets jaunes ignorent ») et de slogans préventifs (« Le tabac tue, la BAC aussi ») ; c’est la collusion de revendications sociales et écologiques (« Non aux émissions de gaz lacrymo ») ; c’est, enfin, la synthèse d’une opposition entre la situation ressentie par les manifestants et le discours médiatique, qui a largement fustigé les violences commises par ceux que le défilé expose au risque de la mutilation (« La “foule haineuse” porte l’uniforme »).

Les écrits sauvages des Gilets jaunes réagissant aux violences policières sont emblématiques de la variété rhétorique déployée par le mouvement. Assurant des fonctions multiples, du défouloir à la dénonciation, de la récréation à la commémoration, ces discours parallèles nourrissent l’imaginaire d’une révolte et rappellent ses enjeux, ses visées, ses espoirs.

Cet article a été publié pour la première fois le premier février 2019 sur AOC.


Denis Saint-Amand

Enseignant-chercheur en littérature