Politique

La gauche et le progressisme : du pléonasme à l’oxymore

Géographe et Urbaniste

Lors des dernières élections européennes, Emmanuel Macron insistait, comme pour les présidentielles, sur l’existence d’un clivage entre progressistes et populistes (ou nationalistes), reléguant les défenseurs d’un clivage droite / gauche au rang de conservateurs. Si la gauche veut mériter sa place aux « États généraux » d’aujourd’hui, elle devra se situer en tête du mouvement progressiste, c’est-à-dire être plus avancée dans le progressisme que ceux qui se réclament actuellement de cette notion.

La gauche est née en France (et, à sa suite, dans le Monde) par la répartition topologique des délégués aux États généraux de 1789 : ceux qui siègent à gauche se réclament des Lumières, de la république (état de droit, séparation des pouvoirs, libertés civiles), de l’amélioration des conditions d’existence de tous et d’un mouvement vers la démocratie représentative, comme projet volontaire, historique et ouvert.

Les Lumières supposent acquise l’idée de progrès, c’est-à-dire le fait que l’évolution des humains vers une situation meilleure que l’actuelle est possible et qu’elle est le résultat d’une action des humains eux-mêmes [1]. Face à ce courant, on trouve ceux qui, soit refusent tout changement parce qu’ils pensent le mouvement vers le mieux impossible ou illégitime (conservatisme), ou ceux qui considère que les transformations ne peuvent procéder d’un mouvement des citoyens ordinaires, mais d’acteurs individuels ou collectifs surplombants (despotisme). Gauche et progressisme sont donc, au départ, synonymes.

Gauche et mouvement ouvrier : forces et faiblesses d’une alliance stratégique

Pourtant, un demi-siècle plus tard, quelque chose bascule. Dans la mémoire historique française, tout se joue aux alentours de 1848, on pourrait même dire entre février et juin. D’un côté, la gauche (qu’on appelle alors les « libéraux ») demandent l’avènement d’une république démocratique, au sein de laquelle la « question sociale » est légitime, de l’autre, le mouvement ouvrier naissant réclame la désexclusion urgente d’un prolétariat surexploité. A priori, rien de contradictoire, il suffirait d’ajouter « sociale » à démocratie, et c’est ce qui pousse une grande partie de la gauche à s’allier aux associations ouvrières.

Sauf que… dans la pensée de Karl Marx et de ses amis, qui finissent par occuper l’axe central du mouvement ouvrier européen, la « classe ouvrière » ne doit pas se voir comme une composante du courant progressiste mais viser à sa propre libération en se séparant de


[1]. La définition qu’en donne Emmanuel Kant : « Les Lumières, c’est l’émancipation des humains vis-à-vis d’une sujétion dont ils sont eux-mêmes responsables » (Was ist Aufklärung, 1784) est parfaitement claire à cet égard.

[2]. Dans l’ensemble de son œuvre et dès le Manifeste du parti communiste (rédigé avec Friedrich Engels et publié en 1848), Karl Marx défend l’idée que, contrairement à d’autres dynamiques historiques, celle qui caractérise le capitalisme interdit toute émergence du nouveau dans l’ancien et que, parce qu’ils ne possèdent rien d’autre que leur force de travail, les prolétaires sont, selon lui, les seuls à pouvoir faire advenir la société à venir. On peut comprendre que, à son époque, l’immense population paysanne et ouvrière semblait par sa masse et par son identité anthropologique appartenir à un monde à elle, sans communication avec celui des dominants. Pourtant, Marx lui-même et l’univers dans lequel il évoluait (journalistes, essayistes, militants cultivés) montrait déjà que, à travers le capital culturel, des éléments d’un système productif post-capitaliste possédait déjà une préfiguration sociologique effective. La mobilité sociale ascendante était faible mais non nulle et les logiques des castes étaient déjà atténuées par rapport aux sociétés d’« ordres » de l’Ancien Régime. Sans doute parce que cela convenait mieux à sa matrice théorique, Marx a donc fait preuve d’un certain auto-aveuglement en ne voulant voir dans la société où il vivait que le pur face-à-face entre deux camps irréconciliables dans une « guerre des classes » sans merci. En tout cas, c’est bien le contraire qui s’est produit : le groupe des individus qui ne sont ni exploiteurs, ni exploités et dont les marxistes ne voulaient pas reconnaître l’existence sinon par le mot dévalorisant de « petite bourgeoisie » s’est considérablement étendu. Les métiers à qualification élevée (« professions intermédiaires », « professions intellectuelles supérieures » dans la terminologie de l

Jacques Lévy

Géographe et Urbaniste

Mots-clés

Gauche

Notes

[1]. La définition qu’en donne Emmanuel Kant : « Les Lumières, c’est l’émancipation des humains vis-à-vis d’une sujétion dont ils sont eux-mêmes responsables » (Was ist Aufklärung, 1784) est parfaitement claire à cet égard.

[2]. Dans l’ensemble de son œuvre et dès le Manifeste du parti communiste (rédigé avec Friedrich Engels et publié en 1848), Karl Marx défend l’idée que, contrairement à d’autres dynamiques historiques, celle qui caractérise le capitalisme interdit toute émergence du nouveau dans l’ancien et que, parce qu’ils ne possèdent rien d’autre que leur force de travail, les prolétaires sont, selon lui, les seuls à pouvoir faire advenir la société à venir. On peut comprendre que, à son époque, l’immense population paysanne et ouvrière semblait par sa masse et par son identité anthropologique appartenir à un monde à elle, sans communication avec celui des dominants. Pourtant, Marx lui-même et l’univers dans lequel il évoluait (journalistes, essayistes, militants cultivés) montrait déjà que, à travers le capital culturel, des éléments d’un système productif post-capitaliste possédait déjà une préfiguration sociologique effective. La mobilité sociale ascendante était faible mais non nulle et les logiques des castes étaient déjà atténuées par rapport aux sociétés d’« ordres » de l’Ancien Régime. Sans doute parce que cela convenait mieux à sa matrice théorique, Marx a donc fait preuve d’un certain auto-aveuglement en ne voulant voir dans la société où il vivait que le pur face-à-face entre deux camps irréconciliables dans une « guerre des classes » sans merci. En tout cas, c’est bien le contraire qui s’est produit : le groupe des individus qui ne sont ni exploiteurs, ni exploités et dont les marxistes ne voulaient pas reconnaître l’existence sinon par le mot dévalorisant de « petite bourgeoisie » s’est considérablement étendu. Les métiers à qualification élevée (« professions intermédiaires », « professions intellectuelles supérieures » dans la terminologie de l