Politique

La gauche et le progressisme : du pléonasme à l’oxymore

Géographe et Urbaniste

Lors des dernières élections européennes, Emmanuel Macron insistait, comme pour les présidentielles, sur l’existence d’un clivage entre progressistes et populistes (ou nationalistes), reléguant les défenseurs d’un clivage droite / gauche au rang de conservateurs. Si la gauche veut mériter sa place aux « États généraux » d’aujourd’hui, elle devra se situer en tête du mouvement progressiste, c’est-à-dire être plus avancée dans le progressisme que ceux qui se réclament actuellement de cette notion.

La gauche est née en France (et, à sa suite, dans le Monde) par la répartition topologique des délégués aux États généraux de 1789 : ceux qui siègent à gauche se réclament des Lumières, de la république (état de droit, séparation des pouvoirs, libertés civiles), de l’amélioration des conditions d’existence de tous et d’un mouvement vers la démocratie représentative, comme projet volontaire, historique et ouvert.

Les Lumières supposent acquise l’idée de progrès, c’est-à-dire le fait que l’évolution des humains vers une situation meilleure que l’actuelle est possible et qu’elle est le résultat d’une action des humains eux-mêmes [1]. Face à ce courant, on trouve ceux qui, soit refusent tout changement parce qu’ils pensent le mouvement vers le mieux impossible ou illégitime (conservatisme), ou ceux qui considère que les transformations ne peuvent procéder d’un mouvement des citoyens ordinaires, mais d’acteurs individuels ou collectifs surplombants (despotisme). Gauche et progressisme sont donc, au départ, synonymes.

Gauche et mouvement ouvrier : forces et faiblesses d’une alliance stratégique

Pourtant, un demi-siècle plus tard, quelque chose bascule. Dans la mémoire historique française, tout se joue aux alentours de 1848, on pourrait même dire entre février et juin. D’un côté, la gauche (qu’on appelle alors les « libéraux ») demandent l’avènement d’une république démocratique, au sein de laquelle la « question sociale » est légitime, de l’autre, le mouvement ouvrier naissant réclame la désexclusion urgente d’un prolétariat surexploité. A priori, rien de contradictoire, il suffirait d’ajouter « sociale » à démocratie, et c’est ce qui pousse une grande partie de la gauche à s’allier aux associations ouvrières.

Sauf que… dans la pensée de Karl Marx et de ses amis, qui finissent par occuper l’axe central du mouvement ouvrier européen, la « classe ouvrière » ne doit pas se voir comme une composante du courant progressiste mais viser à sa propre libération en se séparant des autres groupes sociaux et en imposant par la force sa propre vision au reste de la société. Au-delà des arguments, déjà fort discutables à l’époque, sur les spécificités historiques du capitalisme, Marx et ses amis font le choix de jouer sur l’exclusion économique et culturelle des ouvriers et font du communautarisme prolétarien un privilège historique des démunis qui devient une précieuse ressource politique [2]. Dès 1850, Marx [3] parle de dictature du prolétariat en des termes très clairs : critiquant les mesures liberticides et antidémocratiques des gouvernements « bourgeois », il assume la symétrie et propose de faire la même chose, mais dans une perspective « prolétarienne ».

On ne peut donc pas reprocher à Lénine d’avoir trahi la pensée marxiste en la mettant en actes. On observe aussi que l’opposition marxiste au progressisme des Lumières n’est pas contingente : la théorie de l’avant-garde révolutionnaire, déjà présente chez Marx, se fonde sur l’idée que la société ne peut pas se transformer elle-même et qu’il faut fabriquer, autant que possible de l’extérieur, une force indépendante pour contrer les tendances spontanément « réformistes » des ouvriers.

À cette vision politique, fait ensuite écho le courant structuraliste des sciences sociales qui, d’Émile Durkheim à Pierre Bourdieu, refuse l’idée que des individus ordinaires puissent être des acteurs et non simplement des agents. Le versant despotique du mouvement anti-Lumières s’impose et, le désir de faire le bonheur des « masses » peut conduire, selon une certaine logique, jusqu’au totalitarisme stalinien. Le divorce avec les Lumières constitue donc une posture intellectuelle majeure de ceux qui siègent le plus à gauche dans les parlements.

Ce n’était pas fatal puisque, à partir de la fin du XIXe siècle, la social-démocratie allemande (déjà avec Friedrich Engels à la fin de sa vie) et scandinave bifurque et recherche un compromis, d’abord tactique, puis stratégique entre les acquis de la république démocratique et les exigences du mouvement ouvrier. Elle cherche à limiter la place du capitalisme dans la société en donnant des avantages et du pouvoir aux travailleurs sans pour autant se couper du reste de la société et sans remettre en cause, mais au contraire en renforçant, les libertés civiques et l’état de droit. Cela donne lieu à une rupture violente entre communistes et socialistes allemands à partir de 1918. Le travaillisme anglais opte pour une vision communautariste et corporatiste : le monde ouvrier cherche à arracher le maximum d’avantages en fonctionnant comme une société autonome. Dans les deux cas, la relation avec la conception marxiste reste ambiguë : la prise de distance est davantage pragmatique que théorique.

Là où la gauche sous domination ou influence marxiste donne le ton, se met en place un dispositif idéologique dans lequel la liberté est posée comme l’antithèse de l’égalité. Dans un premier temps, l’alternative entre l’égalité et la liberté semblait factice. Dans des systèmes politiques qui restaient dictatoriaux, il n’y avait pas d’empêchement à demander à la fois la république, la démocratie et la solidarité. Cependant, la gauche des Lumières, celle qu’on peut lire en continu de 1789 à 1848 ou même 1870, s’est trouvée devant un dilemme, qui a duré un siècle : soit plus de liberté et moins d’égalité, soit l’inverse.

On peut sans difficulté défendre l’idée que, dès les origines, ce dilemme a toujours été absurde et que les deux termes, loin de s’opposer, se renforcent mutuellement. Le fait est cependant que cette antinomie fonctionnait car elle était adoptée par les deux principaux adversaires : la droite dénonçait la gauche comme liberticide et présentait l’égalité comme une chimère tandis que la gauche brocardait la liberté du « renard libre dans le poulailler libre » (selon l’expression attribuée à Félicité de Lamennais ou à Ferdinand Kürnberger).

La tentation de la gauche de se lier stratégiquement au mouvement ouvrier reposait sur le constat que, sans la force des exploités du monde industriel, il serait impossible d’imposer aux entrepreneurs et aux propriétaires des mesures de justice. Cependant, dès l’entre-deux-guerres mais surtout après 1945, une dynamique alternative voit le jour : ce qu’on appelle en Allemagne soziale Marktwirtschaft (« économie sociale de marché ») est une autre manière de nommer la social-démocratie, à ceci près que les partis de « centre-droit », « démocrates-chrétiens », « conservateurs » ou étatistes-souverainistes (comme les gaullistes en France), peuvent s’en réclamer ou la mettre en œuvre sans le dire.

Cette convergence explique l’affaiblissement progressif des différences entre les politiques menées par les deux blocs, de « droite » et de « gauche », qui se succèdent au pouvoir à partir des années 1960 en Europe. Les thèmes clivants (comme, de part et d’autre, l’immigration) se réduisent de plus en plus à une rhétorique abstraite. Les campagnes électorales deviennent des comédies convenues et éphémères. Dès l’élection passée, les discours extrêmes laissent la place à des politiques publiques ondoyantes, opportunistes et paresseuses [4], ce qui entraîne déception et irritation chez les électeurs.

Du côté de la société civile, la généralisation de l’État-providence a eu pour acteurs des groupes sociaux divers qui ont défendu leurs intérêts en constituant des corporations, ceux-ci devenant des corporatismes lorsqu’il s’est agi de défendre des droits acquis. Il en résulte d’abord une conséquence paradoxale : des personnes modestes peuvent bénéficier de privilèges. Ainsi, en France, les régimes spéciaux de retraite consistent à faire financer des groupes (comme les anciens salariés d’une entreprise d’État) par tous les contribuables, y compris par ceux qui sont plus pauvres que les membres de ces groupes.

En outre, le corporatisme d’État, particulièrement développé en France, a permis à ces « corps » de bénéficier de la protection des institutions publiques y compris lorsqu’elles violaient la loi ou mettaient en cause la liberté pour les citoyens de définir librement une action publique sectorielle. Les Français ont dû se résoudre à ce que les syndicats d’agriculteurs, de cheminots ou d’enseignants définissent à leur place les politiques de l’alimentation, de la mobilité et de l’éducation, alors mêmes qu’il s’agit chaque jour davantage d’enjeux majeurs pour toute la société.

Enfin, l’État au sein duquel s’est développé puis induré cette protection sociale a été surtout l’État national. Dès 1870, en Allemagne puis au Royaume-Uni et en France, c’est sur la base d’un contrat géopolitique : tu donnes ton sang, on paie ta santé, puis ton école, puis tes vacances, puis ta retraite. La spécificité européenne de forts prélèvements obligatoires vient de là et, même si, comme aux États-Unis, l’État-providence est faible, il y a au moins le protectionnisme qui assure des privilèges au territoire national et à ses habitants. Il existe donc un lien fort entre la redistribution et la géopolitique, définie comme ensemble des rivalités territoriales entre États.

En mettant le doigt dans l’engrenage consistant à s’appuyer sur les allégeances communautaires d’un groupe social démuni pour changer la société, la gauche a pris un risque qui a de plus en plus pris la forme d’un oxymore, puisque ce qu’il pouvait y avoir de progressiste dans l’ouvriérisme s’affaiblissait à mesure que le monde des ouvriers bénéficiait de la solidarité du reste de la société, que l’intégration dans le groupe moyen était une perspective envisageable et que, en fin de course, la société postindustrielle décalait vers la périphérie la contribution productive des ouvriers.

Ce communautarisme « de classe » a fait dans l’ensemble bon ménage avec un autre communautarisme, national. Au-delà du contrat géopolitique qui lie ces deux allégeances, le monde ouvrier parce que dominé économiquement et culturellement s’est toujours méfié de la sortie d’un univers postcommunautaire de la société d’individus égaux dans la liberté et dans la responsabilité, qui exigeait des personnes dotées de moindres capitaux sociaux que, en dépit de la redistribution de biens privés, ils fassent plus d’efforts que les autres pour se mettre à niveau en matière d’accès aux biens publics comme l’éducation, la santé, la culture, l’urbanité, la mobilité, la nature… Autrement dit, le monde ouvrier n’est pas seulement communautariste pour des raisons contingentes (défense de sa condition et de ses acquis, alliances tactiques) mais pour des raisons fondamentales qui ont à voir la modernité depuis les Lumières, c’est-à-dire à l’idée d’émancipation par désexclusion : s’ils obtiennent satisfaction sur leurs demandes, les groupes dominés ont vocation non à s’indurer comme groupes mais à se fondre dans la société et à disparaître. C’est ce à quoi on assiste aussi, dans un autre registre, avec l’émergence inéluctable d’une société postgenre, malgré les efforts désespérés des mouvements féministes communautaristes, qui rêvent d’un monde hypergenré.

Dans son tableau final du communisme, Marx avait entrevu cet horizon là, mais pour dans très longtemps. En attendant, l’appartenance exclusive à la classe ouvrière devait être absolument confortée. Le problème, c’est que cette prophétie, si elle ne s’est pas complètement réalisée, est au moins devenue crédible dès aujourd’hui et ceux qui s’enferment dans une « ouvriéritude » devenue un boulet sont désormais les plus démunis parmi les perdants. Le primat de la « classe ouvrière » s’est dégradé en une posture caritative qui remplace et éloigne le souci de justice. Elle ne permet pas de s’attaquer aux racines de la pauvreté et elle déçoit inévitablement ses bénéficiaires. Quoi d’étonnant à ce qu’ils aillent chercher ailleurs une cohérence politique ?

La fin du système « égalité contre liberté »

Au faîte de sa puissance, parce qu’il avait joué son rôle mais aussi parce qu’il était miné par ses contradictions, ce système est entré en crise.

Ainsi, les inégalités consécutives au poids des corporatismes étaient justifiées par ses défenseurs comme une projection vers l’avenir : les salariés les plus favorisés, comme encore aujourd’hui les dockers ou, naguère, les travailleurs du Livre étaient présentés comme une préfiguration utile de ce qu’obtiendraient bientôt, par leurs luttes, tous les salariés. Cela a fonctionné pendant toute la période où l’expansion de l’État-providence procédait par généralisation à tous de droits acquis par certains. Ce processus résiste de moins en moins à des transformations convergentes.

D’abord, le contrat social n’a pu être maintenu que par l’augmentation considérable de la redistribution, rendue possible par une flambée de l’endettement [5]. C’est une réalité qui est de moins en moins ignorée et cela pèse sur la perception d’ensemble des acteurs. Il est difficile d’imaginer que la France, qui se situe, à l’échelle mondiale, à un point extrême du curseur de la dépense publique. Personne n’imagine que la France puisse faire durablement cavalier seul ou même s’écarter davantage du groupe des pays développés et l’idée que l’on évalue sérieusement, ex-ante et ex-post, l’usage de l’argent public dans un contexte où son abondance illimitée n’est plus acquise fait inévitablement son chemin.

Ensuite, tandis que, dans la société, l’idée d’égal traitement pour tous (la composante « équité » de l’égalité) progresse rapidement, le maintien d’avantages non justifiés par une situation de faiblesse spécifique, exigeant une compensation provisoire (pauvreté) ou permanente (handicap), ne peut plus se maintenir comme un idéal qui s’équilibrerait sur un temps infini. C’est à l’échelle de leur vie que les citoyens veulent une société juste. On l’a vu clairement dans le mouvement des Gilets jaunes, qui voulaient des réponses immédiates à des problèmes immédiats. L’ouvriérisme mythologique a cédé la place à un ouvriérisme populiste : un corporatisme qui s’assume et réclame le maintien des acquis indépendamment de toute idée de justice discutée et partagée avec les autres citoyens.

Au-delà des vicissitudes de l’histoire politique, les notions de liberté et d’égalité ont changé de nature : dans une république démocratique où un large consensus existe sur leur mise en œuvre constitutionnelle, le débat se déplace des citoyens vers les personnes : qu’est-ce qu’être libres et égaux dans une existence individuelle ? Il existe désormais un vaste groupe moyen, représentant la grande majorité de la population, dont les membres sont capables d’opérer des arbitrages stratégiques et ne peuvent donc bénéficier d’une totale irresponsabilité par rapport à leurs choix, ce qui avait un sens lorsque, au contraire la masse de la population appartenait au groupe inférieur, presque totalement dépendant des actions des autres acteurs, mieux dotés que lui en capitaux sociaux.

Dans ce contexte, la redistribution, disent nos contemporains [6], sert à apporter un socle d’égalité, notamment grâce à un égal accès à un niveau d’éducation élevé, qui permet à chacun d’inventer librement sa vie. Liberté et égalité ne sont donc plus perçus, « en parallèle » comme situées aux deux bornes entre lesquels un curseur se déplacerait, mais « en série », l’une étant une condition de l’autre. Or, pour que la contribution de la société à l’égalité de tous soit effective, elle ne peut être un simple versement compensatoire, c’est une aide à la construction par l’individu de capacités qui vont elles-mêmes entrer dans la coproduction, avec le reste de la société, de biens publics. La solidarité exige que ses bénéficiaires soient actifs et la transforment en un capital social qui leur permet d’être acteurs de leur propre vie.

Ici apparaît donc un troisième changement, encore plus fondamental, qui provient des limites de l’État-providence et remet sur la table le débat, qui semblait depuis longtemps enterré, entre redistribution et égalité.

La redistribution publique de biens privés a joué un grand rôle dans la désexclusion du monde ouvrier, mais elle bute sur une difficulté croissante : sa contribution à l’égalité s’affaiblit progressivement. C’est vrai pour la distribution d’argent ou de biens monétaires ; ce l’est aussi pour les biens publics, qui supposent une coproduction entre la société dans son ensemble, qui offre des services publics (à ne pas confondre avec « fonction publique » ou entreprise d’État) qui ne permettent la production du bien qu’avec l’implication des bénéficiaires de ce bien : le rôle de l’élève est décisif dans la production de compétences cognitives et cette disposition à jouer ce rôle ne peut être obtenue par un seul ajout de moyens financiers donnés au système scolaire.

Enfin, l’émergence d’autres échelles que nationale a mis en question le contrat social. La correspondance entre système économique et territoire national est depuis longtemps obsolète, tandis que, dans tous les domaines, l’Europe et le Monde s’imposent comme espaces sociétaux pertinents. La multi-appartenance de chaque individu à plusieurs géographies n’est pas nouvelle, mais, elle est devenue un régime de croisière de la spatialité contemporaine et, d’autre part, elle est une nécessité pour aborder les enjeux de développement et de durabilité d’aujourd’hui. Être-au-monde, ce n’est pas vivre dans un « anywhere » et pratiquer un zapping spatial vibrionnant et dépourvu de sens, comme le dénoncent les heideggériens (ou les pétainistes ?) de « gauche [7] », mais, fixe ou mobile, évoluer dans une constellation de somewheres, de lieux forts et singuliers.

Associé à une partie des « classes moyennes traditionnelles », le monde ouvrier tend à devenir le plus nationaliste des groupes sociaux, comme on le voit avec l’électorat de Donald Trump. Cela explique pourquoi la droite de gouvernement s’est depuis les années 1980 séparée de l’extrême droite nationaliste plus facilement (même s’il y a des exceptions en Autriche, au Danemark et en Italie) que la gauche qui continue dans la plupart des pays d’Europe à s’allier avec une extrême gauche souverainiste anti-européenne et ennemie de la mondialisation. C’est cohérent avec le fait que l’étatisme d’échelle nationale est associé dans une partie des couches populaires, autrefois soutien principal de la gauche, aux « conquêtes sociales ».

Cela explique que, aujourd’hui l’alignement idéologique sur les attentes dominantes du monde ouvrier (l’une des options de la « reconquête » pour une partie de la gauche) conduit à se situer dans la zone la plus réactionnaire du spectre de l’offre politique. La prophétie de Marx s’est inversée : les « prolétaires » n’ont pas que leurs chaînes à perdre et ils interviennent dans un système productif où leur utilité est bien plus fragilisée qu’au XIXe siècle par les mutations techniques. Et l’existence d’ouvriers moins payés que lui, ici ou ailleurs, qui lui font concurrence lui rappelle chaque jour que la question n’a rien d’abstrait. L’ouvrier d’aujourd’hui ne peut avoir pour horizon personnel d’appartenir à la communauté éternelle des ouvriers mais plutôt à sortir de la condition ouvrière.

Il faut se rendre à l’évidence : l’alliance stratégique avec le monde ouvrier a été un choix progressiste cohérent entre 1850 et 1970. Elle est devenue absurde et même dangereuse car il enferme les démunis dans une démarche sans perspective, dont l’issue logique est une orientation politique uniquement négative fondée sur la frustration et l’exaspération. Être progressiste aujourd’hui, c’est aussi avoir le courage de dire aux plus démunis que l’espoir pour eux passe inévitablement par le changement de soi (formation, culture, ouverture au monde) en même temps que par le changement de l’action publique. C’est ce que demande une partie des enfants d’ouvriers aujourd’hui, notamment dans les banlieues, qui ne cultivent pas de nostalgie de la classe ouvrière mais veulent accéder à la mobilité sociale et à la modernité des modes de vie [8].

Quel horizon progressiste pour une société d’individus libres et égaux ?

Le rejet structuraliste de la notion d’acteur se fracasse sur la réalité de la « société des individus » telle que la décrit Norbert Elias : le monde contemporain, c’est simultanément plus de société et plus d’individu avec de petits acteurs qui montrent chaque jour davantage leur capacité à définir des horizons stratégiques et à s’en approcher par leur propre action. La défense des communautarismes, quels qu’en soit les principes (biologique, territorial, religieux, classiste ou étatiste), apparaît comme l’antithèse même d’un projet émancipateur. C’est désormais sur cette base, qui était déjà celui des Lumières, mais que l’histoire contrastée des XIXe et XXe siècle conforte, que le clivage conservatisme/progressisme se reconfigure. La force d’Emmanuel Macron a été et reste d’avoir pris la mesure de ces changements et de remettre en phase vie politique et enjeux de société.

Inversement, l’ironie veut que la gauche française ait fini par se rallier, à contrecœur, au projet social-démocrate tel qu’on pouvait l’imaginer en 1950 à un moment où celui-ci a perdu son sens. La France occupe ici une position caricaturale, mais on observe une incapacité des partis de gauche à se renouveler dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest comme le Royaume-Uni, la Suisse pour les socialistes ou pour les communistes et l’extrême gauche, l’Allemagne, l’Espagne et la Grèce. Ne parlons pas non plus des mouvements issus des anciens partis communistes d’Europe de l’Est dont certains, comme en Roumanie, en Bulgarie, en Tchéquie et en Slovaquie en conservent de lourdes traces. Dans l’ensemble, la simple euphémisation progressive du message marxiste n’a pas suffi à recréer une nouvelle interaction de qualité avec des sociétés qui ont peu à voir avec ce qu’elles étaient non seulement en 1850, mais même en 1950. On peut donc s’attendre à ce que le déclin de ces courants, qui s’est accéléré depuis dix ans, se poursuive.

La gauche telle que l’histoire politique l’a fossilisée a divorcé du progressisme. Le couple, initialement pléonastique, est devenue un oxymore. La conséquence directe en est, en France comme ailleurs, que ceux qui se réclament du progressisme ont rompu avec les partis officiels de la gauche, tout en s’écartant encore davantage de la droite traditionnelle.

Face aux forces régressives communautaristes-étatistes (qu’elles viennent de l’extrême droite ou de l’extrême gauche), des alternatives sont bien sûr possibles, mais à l’intérieur de la matrice progressiste. Si elle veut reprendre contact avec les enjeux, elle ne peut se contenter de dire à ses anciens soutiens du monde ouvrier : ne changez rien, nous ferons le reste. Être progressiste et contemporain se révèle de moins en moins compatible avec l’idée que le monde extérieur devrait s’adapter à une identité fixe des individus, fussent-ils des démunis.

Si la gauche veut mériter sa place aux « États généraux » d’aujourd’hui, elle devrait logiquement se situer en tête du mouvement progressiste, c’est-à-dire être plus avancée dans le progressisme que d’autres qui se réclament de cette notion. Cela pourrait signifier concrètement de remettre en cause ce qui reste d’assignation biologique (genres, âges), de placer l’éducation tout au long de la vie au cœur du projet, en faisant de la formation initiale un cas particulier de la formation permanente, et de promouvoir le fédéralisme à toutes les échelles du local au mondial, en s’engageant notamment pour de vrais gouvernements urbains, pour un État européen à large compétence et pour une mondialisation déterminée du politique.

Au lieu d’espérer de l’enjeu écologique une divine surprise qui permettrait, au nom de l’urgence, de mettre les autres questions sous le tapis, cela passerait par un engagement clair vers une sortie par le haut du Néolithique en explorant toutes les richesses du couple développement + durable, l’idée de développement, qui, contrairement à la « croissance », inclut la justice, constituant une autre manière de définir l’idéal progressiste. Symétriquement, on pourrait s’attendre à une droite se situent dans un progressisme faible, plaidant pour une modération dans les vitesses du changement. C’est ce qui se passe dans ailleurs en Europe notamment là (Pays-Bas, Belgique, pays nordiques, Espagne, Portugal) où la culture du débat public, les institutions et les modes de scrutin permettent une évolution parfois lente, parfois rapide de l’offre politique.

Ce qui sera de plus en plus impraticable, en tout cas, c’est de se couper des mutations du monde, de faire du rapport gauche/droite une métaphysique hors de l’histoire et d’attendre tranquillement, comme l’ont fait jusqu’ici en France tant les Républicains que la nébuleuse de la gauche (socialistes, communistes, extrême gauche, Verts), que l’on revienne à l’ancien monde, pour eux si confortable. Ils risquent d’attendre longtemps.

 


[1]. La définition qu’en donne Emmanuel Kant : « Les Lumières, c’est l’émancipation des humains vis-à-vis d’une sujétion dont ils sont eux-mêmes responsables » (Was ist Aufklärung, 1784) est parfaitement claire à cet égard.

[2]. Dans l’ensemble de son œuvre et dès le Manifeste du parti communiste (rédigé avec Friedrich Engels et publié en 1848), Karl Marx défend l’idée que, contrairement à d’autres dynamiques historiques, celle qui caractérise le capitalisme interdit toute émergence du nouveau dans l’ancien et que, parce qu’ils ne possèdent rien d’autre que leur force de travail, les prolétaires sont, selon lui, les seuls à pouvoir faire advenir la société à venir. On peut comprendre que, à son époque, l’immense population paysanne et ouvrière semblait par sa masse et par son identité anthropologique appartenir à un monde à elle, sans communication avec celui des dominants. Pourtant, Marx lui-même et l’univers dans lequel il évoluait (journalistes, essayistes, militants cultivés) montrait déjà que, à travers le capital culturel, des éléments d’un système productif post-capitaliste possédait déjà une préfiguration sociologique effective. La mobilité sociale ascendante était faible mais non nulle et les logiques des castes étaient déjà atténuées par rapport aux sociétés d’« ordres » de l’Ancien Régime. Sans doute parce que cela convenait mieux à sa matrice théorique, Marx a donc fait preuve d’un certain auto-aveuglement en ne voulant voir dans la société où il vivait que le pur face-à-face entre deux camps irréconciliables dans une « guerre des classes » sans merci. En tout cas, c’est bien le contraire qui s’est produit : le groupe des individus qui ne sont ni exploiteurs, ni exploités et dont les marxistes ne voulaient pas reconnaître l’existence sinon par le mot dévalorisant de « petite bourgeoisie » s’est considérablement étendu. Les métiers à qualification élevée (« professions intermédiaires », « professions intellectuelles supérieures » dans la terminologie de l’Insee), qui disposent de revenus convenables et disposent d’une réelle autonomie dans leur travail pèsent désormais en France un poids comparable (44,1% des actifs en 2018) à l’ensemble des ouvriers et des employés (47,5%) et plus de deux fois plus que les ouvriers et employés non qualifiés (21,2%), qui incarnent le mieux l’idée que les marxistes se faisaient des prolétaires. Même dans ses versions plus ou moins ajustées (avec la reconnaissance tardive des « couches moyennes ») qui ont inspiré la gauche européenne au XXe siècle, le paradigme marxiste a donc enfermé la gauche dans une approximation qui se révèle chaque jour plus éloignée du monde réel, mais qui continue de justifier, dans un arrière-plan toujours présent, la supériorité morale et la suprématie historique des exclus.

[3]. Marx, Karl, 2002 (1850). Les luttes de classes en France, Paris : Folio-Gallimard.

[4]. Ainsi, en France, depuis 1974, la croissance absolue et relative de la dépense publique a été constante, mais avec une augmentation plus nette sous les présidences de Jacques Chirac (sauf pendant la période où Lionel Jospin était premier ministre) et de Nicolas Sarkozy.

[5]. Entre 1970 et 2018, le PIB par habitant a un peu plus que doublé (de 20 000 à 43 000 $ constants), mais le rapport entre dépense publique et PIB a lui aussi presque doublé (de 30 à 55%). La dette publique, qui était à peu près nulle en 1970 approche aujourd’hui les 100% du PIB.

[6]. C’est ce qu’a montré une enquête réalisée en France par Chôros pour le Commissariat général à l’égalité des territoires, dont les résultats ont été publiés dans : Lévy, Jacques, Fauchille, Jean-Nicolas & Póvoas, Ana, Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste, Paris : Odile Jacob, 2018.

[7]. L’opposition entre un somewhere stable et permanent qui serait le fait des couches populaires enracinées et un anywhere qui serait le mode de vie des hypermobiles aisés a été proposée par David Goodheart (The Road to Somewhere : The Populist Revolt and the Future of Politics, Londres : C. Hurst & Co., 2017). La réalité est tout autre. Les spatialités métropolitaines reposent sur un fort attachement à des lieux de toutes échelles. Inversement, le choix d’habiter à l’écart des grandes villes ne témoigne pas du maintien d’un « enracinement » multiséculaire, mais le choix de localisations génériques définies par la compatibilité entre un mode de vie désiré et les moyens financiers pour y parvenir. Les périurbains d’aujourd’hui ne sont reliés aux paysans d’autrefois que par le mythe d’une continuité transhistorique. La force de ce mythe mérite d’être entendue, mais pas pour le traiter avec complaisance, comme s’emploie à le faire, au mépris de toute factualité, Christophe Guilluy.

[8]. Dans L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Paris : Le Seuil, 2019), Jérôme Fourquet montre le clivage sociologique, culturel et géographique qui affecte la jeunesse vivant dans les banlieues populaires : d’un côté, ceux, plutôt des hommes, qui utilisent leur habitat dans les « cités » comme une ressource de construction personnelle (solidarités de quartier, rejet de l’école, trafics, pouvoir de contrôle social), de l’autre, ceux, plutôt des femmes, qui cherchent à quitter un environnement étouffant, misent sur la formation, la culture et l’ouverture au monde et tendent à se déplacer vers les quartiers à forte urbanité.

Jacques Lévy

Géographe et Urbaniste

Mots-clés

Gauche

Notes

[1]. La définition qu’en donne Emmanuel Kant : « Les Lumières, c’est l’émancipation des humains vis-à-vis d’une sujétion dont ils sont eux-mêmes responsables » (Was ist Aufklärung, 1784) est parfaitement claire à cet égard.

[2]. Dans l’ensemble de son œuvre et dès le Manifeste du parti communiste (rédigé avec Friedrich Engels et publié en 1848), Karl Marx défend l’idée que, contrairement à d’autres dynamiques historiques, celle qui caractérise le capitalisme interdit toute émergence du nouveau dans l’ancien et que, parce qu’ils ne possèdent rien d’autre que leur force de travail, les prolétaires sont, selon lui, les seuls à pouvoir faire advenir la société à venir. On peut comprendre que, à son époque, l’immense population paysanne et ouvrière semblait par sa masse et par son identité anthropologique appartenir à un monde à elle, sans communication avec celui des dominants. Pourtant, Marx lui-même et l’univers dans lequel il évoluait (journalistes, essayistes, militants cultivés) montrait déjà que, à travers le capital culturel, des éléments d’un système productif post-capitaliste possédait déjà une préfiguration sociologique effective. La mobilité sociale ascendante était faible mais non nulle et les logiques des castes étaient déjà atténuées par rapport aux sociétés d’« ordres » de l’Ancien Régime. Sans doute parce que cela convenait mieux à sa matrice théorique, Marx a donc fait preuve d’un certain auto-aveuglement en ne voulant voir dans la société où il vivait que le pur face-à-face entre deux camps irréconciliables dans une « guerre des classes » sans merci. En tout cas, c’est bien le contraire qui s’est produit : le groupe des individus qui ne sont ni exploiteurs, ni exploités et dont les marxistes ne voulaient pas reconnaître l’existence sinon par le mot dévalorisant de « petite bourgeoisie » s’est considérablement étendu. Les métiers à qualification élevée (« professions intermédiaires », « professions intellectuelles supérieures » dans la terminologie de l’Insee), qui disposent de revenus convenables et disposent d’une réelle autonomie dans leur travail pèsent désormais en France un poids comparable (44,1% des actifs en 2018) à l’ensemble des ouvriers et des employés (47,5%) et plus de deux fois plus que les ouvriers et employés non qualifiés (21,2%), qui incarnent le mieux l’idée que les marxistes se faisaient des prolétaires. Même dans ses versions plus ou moins ajustées (avec la reconnaissance tardive des « couches moyennes ») qui ont inspiré la gauche européenne au XXe siècle, le paradigme marxiste a donc enfermé la gauche dans une approximation qui se révèle chaque jour plus éloignée du monde réel, mais qui continue de justifier, dans un arrière-plan toujours présent, la supériorité morale et la suprématie historique des exclus.

[3]. Marx, Karl, 2002 (1850). Les luttes de classes en France, Paris : Folio-Gallimard.

[4]. Ainsi, en France, depuis 1974, la croissance absolue et relative de la dépense publique a été constante, mais avec une augmentation plus nette sous les présidences de Jacques Chirac (sauf pendant la période où Lionel Jospin était premier ministre) et de Nicolas Sarkozy.

[5]. Entre 1970 et 2018, le PIB par habitant a un peu plus que doublé (de 20 000 à 43 000 $ constants), mais le rapport entre dépense publique et PIB a lui aussi presque doublé (de 30 à 55%). La dette publique, qui était à peu près nulle en 1970 approche aujourd’hui les 100% du PIB.

[6]. C’est ce qu’a montré une enquête réalisée en France par Chôros pour le Commissariat général à l’égalité des territoires, dont les résultats ont été publiés dans : Lévy, Jacques, Fauchille, Jean-Nicolas & Póvoas, Ana, Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste, Paris : Odile Jacob, 2018.

[7]. L’opposition entre un somewhere stable et permanent qui serait le fait des couches populaires enracinées et un anywhere qui serait le mode de vie des hypermobiles aisés a été proposée par David Goodheart (The Road to Somewhere : The Populist Revolt and the Future of Politics, Londres : C. Hurst & Co., 2017). La réalité est tout autre. Les spatialités métropolitaines reposent sur un fort attachement à des lieux de toutes échelles. Inversement, le choix d’habiter à l’écart des grandes villes ne témoigne pas du maintien d’un « enracinement » multiséculaire, mais le choix de localisations génériques définies par la compatibilité entre un mode de vie désiré et les moyens financiers pour y parvenir. Les périurbains d’aujourd’hui ne sont reliés aux paysans d’autrefois que par le mythe d’une continuité transhistorique. La force de ce mythe mérite d’être entendue, mais pas pour le traiter avec complaisance, comme s’emploie à le faire, au mépris de toute factualité, Christophe Guilluy.

[8]. Dans L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Paris : Le Seuil, 2019), Jérôme Fourquet montre le clivage sociologique, culturel et géographique qui affecte la jeunesse vivant dans les banlieues populaires : d’un côté, ceux, plutôt des hommes, qui utilisent leur habitat dans les « cités » comme une ressource de construction personnelle (solidarités de quartier, rejet de l’école, trafics, pouvoir de contrôle social), de l’autre, ceux, plutôt des femmes, qui cherchent à quitter un environnement étouffant, misent sur la formation, la culture et l’ouverture au monde et tendent à se déplacer vers les quartiers à forte urbanité.