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Tunisie : le coup d’arrêt

Journaliste

Surprenant et très hostile aux partis traditionnels, le résultat du premier tour du scrutin présidentiel tunisien rebat certes les cartes politiques du pays. Mais il ne permet pas encore d’envisager sereinement le passage à la troisième phase de la transition dans laquelle la Tunisie est engagée depuis la révolution : l’émergence d’une nouvelle classe politique en capacité de mener les réformes d’un pays où les contextes politique et judiciaire demeurent confus.

Au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, les Tunisiens se sont réveillés perplexes face à un résultat que personne n’avait anticipé. Doté de 18,9 % des suffrages, le constitutionnaliste Kaïs Saïed figurait certes, depuis plusieurs mois et dans de nombreux sondages, au second tour, mais en deuxième position derrière le communicant Nabil Karoui.

Candidat ultra-conservateur sur les questions sociétales et considéré comme totalement « hors système », assistant à la faculté de droit de Tunis, juriste respecté, régulièrement invité par la télévision nationale pour des débats juridiques et constitutionnels, Saïed est, à 61 ans, le premier candidat des jeunes (37 % de son électorat). Il devance Nabil Karoui (56 ans, 15 % des suffrages) toujours en prison pour faits supposés de fraude fiscale.

Dimanche soir, le score de Saïed a surpris tout le monde. Dans l’entourage politique proche de Karoui, joint ce lundi midi, on admettait que le juriste et son succès politique demeuraient un « mystère ». Les résultats du scrutin rebattent ainsi les cartes des alliances possibles. Les tractations d’ici au second tour – qui doit avoir lieu avant le 13 octobre – s’annoncent nombreuses et complexes. Elles risquent en particulier de réactiver un clivage « Islamiste/non-islamiste » qui avait joué à plein en 2014 mais que l’on disait dépassé. Dans ce contexte indécis, le premier tour du scrutin est déjà le révélateur d’un triple coup d’arrêt.

Une sanction électorale pour le chef du gouvernement, Youssef Chahed

Depuis 2017, le premier ministre mène une politique de lutte anti-corruption que beaucoup de Tunisiens ont dénoncé comme une véritable chasse aux sorcières au service d’intérêts partisans. Avec 7,2 %, il n’apparaît qu’à la 5e position d’un scrutin qu’il a pourtant essayé d’influencer en favorisant une révision de la loi électorale pour désavantager Nabil Karoui, qu’il identifiait comme son principal rival.

Comparé à la campagne discrète menée par Kaïs Saïed, le score obtenu par Chahed malgré les moyens matériels déployés par ses équipes, en dit long sur le désaveu subit par le premier ministre. Cet échec, qui ne le place pas non plus en position favorable pour les legislatives à venir, constitue un soulagement pour beaucoup de Tunisiens, lassés par un gouvernement qu’ils identifient comme affairiste et incapables d’améliorer leur quotidien.

Un coup d’arrêt pour les partis traditionnels

Le premier tour du scrutin révèle en premier lieu une gauche divisée et inaudible. Le symbole d’un Hamma Hammami, opposant historique à la dictature de Ben Ali et crédité de 0,7 % des suffrages, est de ce point de vue implacable.

L’échec touche aussi les tentatives récupération des résidus du parti Nida Tounes de l’ancien président Béji Caïd Essebsi. Candidat de l’establishment, ministre de la défense soutenu par l’armée, et derrière lequel se rangèrent non seulement une partie de l’appareil de Nida Tounes, et du syndicat patronal Utica, mais aussi la centrale syndicale unique UGTT, et en tout dernier lieu les candidats Mohsen Marzouk et Slim Riahi, Abdelkarim Sbidi n’a pu faire mieux que 9,9 %.

De son côté, le parti à référence islamique Ennahda demeure dans une position ambiguë : considéré comme l’organisation la mieux structurée et disposant d’une masse militante sans équivalent dans le pays, première ou deuxième force politique de la Tunisie depuis la révolution de janvier 2011, son candidat n’est tout simplement pas présent au second tour. Abdelkader Mourou récolte 13, 1 % des votes. Un signe qu’une part substantielle des électeurs traditionnels d’Ennahda lui ont préféré Kaïs Saïed. Présentée à contrecœur après avoir contacté la plupart des états-majors des autres candidats – et en particulier Youssef Chahed – dans l’espoir d’une alliance qui lui laisserait tout le loisir de se concentrer sur l’élection législative toute proche, la candidature Mourou n’en était pas moins un test pour un parti divisé, et qui a perdu un million d’électeurs entre les législatives de 2011 et les élections municipales de 2018.

À une semaine de l’élection, plusieurs cadres admettaient que le parti se trouvait dans un moment charnière de son histoire, et que le cycle électoral à venir constituait une occasion importante pour Ennahda de capter l’essentiel du vote conservateur pour rebondir et poursuivre son processus de normalisation au sein de la scène politique tunisienne. Dans cette optique, le dirigeant du parti, Rached Ghannouchi, se présentera ainsi pour la première fois aux législatives et vise la présidence de l’Assemblée, un poste important au sein du régime parlementaire tunisien.

Menaces de coup d’arrêt pour la poursuite de la transition politique

Au lendemain d’un scrutin à la participation modeste (45%), le contexte politique et judiciaire demeure incertain. L’un des deux candidats, Nabil Karoui, a célébré son score en prison. Le second tour aura-t-il lieu dans les délais s’il reste en détention ? Sa candidature sera-t-elle maintenue ? L’équipe de Nabil Karoui se veut confiante et juge que le dossier ne contient pas de charges solides. Elle déposera un appel mardi devant le juge, en espérant le faire sortir rapidement pour mener une campagne « sur le fond, sur le programme, face un adversaire respectueux qui est Kaïs Saïed », explique-t-on dans son entourage politique. Si la détention de Karoui se prolonge néanmoins, la confusion autour de son cas annonce une campagne du second tour tronquée.

Au-delà de cet imbroglio juridique et judiciaire, les résultats du premier tour interrogent sur la suite de la transition tunisienne, et sa capacité à faire émerger une classe politique en mesure d’administrer le pays et de représenter l’ensemble des Tunisiens. Pour l’heure, Kaïs Saïed demeure un candidat sans appareil, hostile envers l’État et partisan d’une démocratie directe et décentralisée. Cette argumentaire orignal lui a permis de construire une campagne dont le message a pleinement fonctionné face au dégout des organisations politiques qui a gagné peu à peu les Tunisiens. Mais il est aussi porteur d’un discours ultra-conservateur, hostile à l’égalité homme/femme dans l’héritage, à la dépénalisation de l’homosexualité ou à l’abolition de la peine de mort.

De son côté, Karoui continue d’effrayer une large partie des Tunisiens. Son passif sous la présidence Ben Ali et ses liens avec la dictature – qui lui permirent d’ouvrir sa chaîne de télévision, Nessma, en 2007 – demeurent dans les mémoires. Depuis 2011, Karoui s’est aussi montré favorable à la remise en cause de la loi régissant les associations, qui constitue l’un des grands acquis de la révolution. « Karoui, c’est le pire, c’est le vide, c’est la mafia », glissait-t-on à la veille du premier tour dans les rangs d’Ennahda, sans nier toutefois que le parti a également cherché à se rapprocher de Karoui avant de présenter Mourou.

Pour tenter rassurer les Tunisiens, le couple Karoui a accueilli les déçus et adversaires de Youssef Chahed, parmi lesquels le très respecté Fadhel Abdelkefi, ancien ministre des finances, pour déployer un programme pensé autour d’une « constitution économique ». Mais ses liens avec plusieurs hommes d’affaires controversés, sa chaine de télévision et son tempérament explosif font craindre à une large partie des Tunisiens impliqués dans la société civile que son émergence ne nuise aux libertés et au processus de transitons démocratique. Cela sera d’autant plus le cas si, à l’image des scrutin français, l’« effet d’entraînement » recherché par son équipe opère et si les législatives accordent une large majorité au président élu.

Karoui contre Saïed, le « mafioso » contre « Robocop » – surnom donné à Saied en raison du rythme saccadé de sa diction – aucun des deux hommes ne paraît, pour l’heure, un allié évident d’une transition démocratique toujours en court et qui doit accélérer les nécessaires réformes pour assurer sa pérennité. Création d’une haute cour constitutionnelle, plan de développement économique pour réduire les inégalités, nouveau code pénal… Près de dix années après la révolution, cinq années après le vote de la constitution, la troisième étape de la transition tunisienne – l’émergence de partis politiques capable de porter des réformes indispensables au pays – reste encore incertaine.


Pierre Puchot

Journaliste, spécialiste du Moyen-Orient