Immigration

Asile et immigration : réouverture du marché des « vérités définitives » (ou presque)

Sociologue

Le président de la République a souhaité instaurer un débat annuel sur l’immigration au parlement, qui devait se tenir demain avant d’être reporté pour cause d’hommage à Jacques Chirac. Si le but affiché est de dégager un consensus, de pacifier le débat, il faut se rendre à l’évidence : le pouvoir est prisonnier depuis bien longtemps en France d’un paradoxe entre l’image mythique d’un pays terre d’asile pour les opprimés du monde, et l’obsession pour la gestion et la maîtrise des flux.

Nous voilà de nouveau mis (quasiment) devant le fait accompli : celui qui n’était pas là depuis le début (autrement dit, l’étranger, l’immigré, le clandestin, le demandeur d’asile, etc., au choix et la liste n’est pas limitative) est réintroduit avec gravité et urgence dans l’ordre des préoccupations prioritaires de la nation. Le plus haut personnage de l’État a rappelé, exactement comme tous ses prédécesseurs, qu’il fallait prendre à bras le corps une angoisse sociale de première importance, celle de la présence illégitime de personnes ou de groupes de personnes étrangères à l’ordre national. Et cela, faut-il le remarquer au passage, en pleine discussion sur les retraites.

Il y aurait donc ainsi certaines catégories en trop (en particulier les « faux » demandeurs d’asile et les « clandestins ») mais, plus encore, leur présence serait à la source d’un double phénomène dommageable pour le parti majoritaire et par extension, la société française : d’une part, une mésintelligence ou une proximité sociale et culturelle négative entre les « immigrés » et les « classes populaires » ; d’autre part, une usure et une perte de confiance d’une fraction des classes populaires à l’égard du pouvoir d’État et des partis politiques les poussant à aller voir ailleurs, principalement vers le Rassemblement national.

Et pour bien appuyer les enjeux contenus dans ce double aspect le président de la République lui-même en propose une petite analyse en termes de rapports de classe qui depuis tourne en boucle sur les réseaux sociaux et les médias : « La question est de savoir si nous voulons être un parti bourgeois ou pas. Les bourgeois n’ont pas de problèmes avec ça : ils ne la croisent pas. Les classes populaires vivent avec (…). Les bourgeois de centre-ville, eux, ils sont à l’abri ! » (LREM n’est pas un « parti bourgeois » ? Difficilement croyable, mais passons.) Et le tout se terminant par une recommandation à forte tonalité psychologisante : surtout, sur cette question de l’immigration, se méfier des « bons sentiments ».

Tous les ans, ou presque, l’immigration et les demandeurs d’asile font l’objet de disputes convenues et absolument prévisibles.

Il ne s’agit pas ici de se laisser aller à quelques identifications idéologiques et insensées entre Macron et Marine Le Pen mais on peut, tout de même, repérer quelques similitudes discursives entre les deux personnages, ce qui à mon sens est rendu à la fois possible et facile précisément par ce thème par définition polémique. Marine Le Pen en 2012 : « C’est bien de faire de la générosité, surtout quand on est confortablement installé […] dans le XVIe arrondissement. L’immigration que nous avons accueillie depuis trente ans, ce ne sont pas les élites qui la vivent et qui la subissent, ce sont les classes populaires » (Le Monde, 17 septembre 2019).

Peu importe ce que disent les sondages, dont raffolent portant les politiques d’ordinaire. Un sondage Ipsos-Sopra Steria publié lundi 16 septembre 2019 pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut Montaigne, indiquait qu’à « titre personnel » les Français plaçaient en tête de leurs préoccupations « la protection de l’environnement » (52 %), devant « l’avenir du système social » (48 %) et « les difficultés en termes de pouvoir d’achat » (43 %). Je suis parfaitement conscient que ce ne sont que des sondages et comme toute procédure de mesure instantanée ce qui est saisi, entre autres, ce sont des « déclarations » possiblement modifiables à la suite d’un évènement proche ou personnel. Tous les ans, ou presque, l’immigration (quelle que soit la condition juridique de l’immigré), et les demandeurs d’asile font l’objet de disputes convenues et absolument prévisibles. Bref, quasiment réglé comme un rite compulsif.

Il y aurait quelque chose d’ennuyeux dans ces polémiques à répétition (tout le contraire d’une controverse réglée par l’échange d’arguments et la révision possible des points de vue) si l’enjeu ne concernait pas, d’une manière ou d’une autre, la stabilité d’existence très fragile de personnes atteintes de traumas dus à des tortures ou des conditions de voyage extrêmement violentes, je pense en particulier aux femmes faisant le voyage seules ou « accompagnées ». Mais il faut se rendre à l’évidence ; aucun discours, ordinaire ou savant, sur l’immigration et les immigrés ne peut se défaire de ces deux catégories consubstantiellement liées, celle de la légitimité ou de l’illégitimité de leur présence (c’est-à-dire de leur coût et profit) et celle de leur dénombrement.

Il est vrai qu’il faudrait historiquement nuancer. Ce lien fut surtout prégnant des années 70 jusqu’aux années 90. Durant ces années-là l’asile fait l’objet de très peu de débats. Souvenons-nous. La Commission des recours des réfugiés créée par la loi no 52-893 du 25 juillet 1952 et devenue Cour nationale du droit d’asile [1] en vertu de l’article 29 de la loi du 20 novembre 2007 relative à la « maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile » tient sa première séance le 30 juillet 1953. Jusqu’à la fin des années 1970 le nombre de recours déposés tout comme le nombre de décisions rendues avoisinera, en moyenne, les trois cents dossiers par an. Pour l’anecdote, lors de cette première séance, en juillet 1953, la Commission des recours des réfugiés rendra cinq décisions, dont une « annulation » (la décision de rejet par l’OFPRA est annulée par la Commission qui octroie le statut de réfugié au requérant) et sept avis.

Les années 1980 modifieront de manière irréversible cette configuration. Mais voilà, le monde a beaucoup changé et les relations internationales avec. Écartons-nous d’une bataille de chiffres sans fin car les « quantités » ne convaincront que ceux qui le sont déjà et jamais ne réussiront à modifier la perception des sceptiques et de ceux qui pensent que les chiffres ne sont qu’une forme pseudo-savante de l’idéologie ; particulièrement en matière d’immigration. Simplement quelques précisions nécessaires, et même celles-ci pourront être indéfiniment re-précisées et discutées.

Ce n’est pas tant la recherche du juste pourcentage qui est peut-être l’enjeu premier, mais bien celui, polémique à souhait, de la distinction entre le « vrai » et le « faux » demandeur d’asile.

En 2018, il y a eu 91 865 premières demandes d’asile adultes (+24,7% par rapport à 2017) ; 21 457 mineurs accompagnants (+11%) et 9 431 demandes de réexamens (+24%). Il est vrai qu’il s’agit-là du plus grand nombre de demandes à l’OFPRA depuis 1952. Mais, les associations les plus sérieuses et les plus compétentes en la matière notent, à juste titre, que cette augmentation significative de la demande d’asile en 2018 ne s’est pas traduite automatiquement par une hausse des accords de statuts de réfugiés. Ainsi, la Cimade remarque qu’en 2018 « un peu plus de 46 700 personnes (y compris les mineurs) ont ainsi été placées sous la protection de l’OFPRA au titre du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire, soit une hausse de 9% par rapport à 2017. Pour sa part, le taux des protections accordées (décisions favorables) demeure inchangé : 27% à l’OFPRA et 36% en prenant en compte les décisions en appel de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ».

Mais ce n’est pas tant la recherche du juste pourcentage qui est peut-être l’enjeu premier, mais bien celui, polémique à souhait, de la distinction entre le « vrai » et le « faux » demandeur d’asile [2]. L’équation paraît simple : réduire le nombre des « faux » demandeurs à une quantité négligeable c’est ramener leur nombre à un pourcentage « acceptable » sans se renier. Voilà le plus important : accomplir tout cela sans donner l’impression de se renier. Qu’est-ce à dire ? Et bien que le pouvoir central depuis bien longtemps en France est prisonnier d’un paradoxe qui est le suivant : l’accueil des demandeurs d’asile potentiellement réfugiés (une personne ayant obtenu le statut international de réfugié) informe sur la disposition de la nation française à être à la hauteur de son mythe : la France pays des droits de l’homme et terre d’asile pour les opprimés où qu’ils se trouvent dans le monde.

C’est bien la France qui a inscrit dans sa Constitution de juin 1793 l’octroi de l’asile aux « étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté ». De ce point de vue, Delphine Diaz (Un asile pour tous, Armand Colin, 2014), est parfaitement fondée à dire que probablement, l’enjeu que dessinait les XVIIIe et XIXe siècles était cet « imaginaire national » encore présent aujourd’hui : la France terre d’asile pour les opprimés de tous les peuple du monde entier.

Mais il y a les mythes que l’on souhaite effectifs et indiscutables (et non moins réels aussi) et les contraintes de la realpolitik, celles consistant à restreindre sensiblement les octrois de protection ; et donc à moins accueillir de réfugiés. Cette embarrassante (ou périlleuse ?) négociation, en réalité n’a jamais cessé depuis les XVIIIe et XIXe siècles. Faut-il encore le rappeler ?

La persécution existe, massive ; elle est même, sur cette planète, une forme répandue de gouvernement des hommes et pour cette raison des dizaines de millions de femmes et d’hommes doivent, d’une manière ou d’une autre, pouvoir échapper des mains de leurs bourreaux et accéder à des espaces de refuge protégés par des puissances souveraines. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés (États, sociétés, catégories spécifiques de personnes, etc.) et qui sont liés au fait migratoire ne constituent pas uniquement notre présent ils sont aussi notre avenir. Inutile de remonter jusqu’au début du XXe siècle.

Depuis la fin des années 1980, se sont multipliés les guerres et les violences frontalières, ainsi que des soulèvements insurrectionnels et des mouvements séparatistes. L’Afrique, l’Asie et les Balkans sont les principales « zones de tension ». Sans aucun doute faut-il compter avec la multiplication du nombre des États (de 51 en 1945 à 192 en 2013) qui a suscité des mouvements forcés de populations comme lors de l’effondrement des empires coloniaux africains et asiatiques ; ainsi que de l’éclatement de l’URSS en quinze républiques indépendantes (1991) et de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie après la chute de leur régime communiste. Entre 1984 et 1989, les demandes d’asile vont tripler à cause de nombreuses guerres civiles en Afrique (Angola, Zaïre, Ghana et Mali), ainsi qu’au Sri Lanka et en Haïti. Ce sont d’abord les populations qui sont touchées par ces conflits. Un indice : le nombre de recours enregistrées devant la Commission des recours des réfugiés en 1989 atteint le chiffre de 16 515.

Par ailleurs, on assiste à un changement de « paradigme migratoire » à partir de la moitié des années 1980 : d’un côté, la mise en place d’une « politique d’intégration » pour les immigrés déjà installés en France [3] ; de l’autre, la perspective optimiste d’une « gestion et maîtrise des flux » ; en clair, la volonté de ne plus accueillir celles et ceux qui n’ont pas été autorisés à séjourner sur le territoire national (clandestins, sans-papiers, « faux » demandeurs d’asile, etc.). Puis, il y a eu 2015 et l’afflux, vers l’Europe de l’Est et de l’Ouest, de centaines de milliers de demandeurs d’asile, dont de très nombreux Syriens. Alors les pays de l’UE se sont violemment opposés et déchirés, de manière inédite, sur le traitement qu’il fallait réserver à ces populations fuyant, dans leur écrasante majorité, des guerres internes.

La dépolitisation des persécutions ou de l’exil forcé fait de plus en plus place à l’action humanitaire sous toutes ses formes, comme instrument de gestion des flux migratoires.

Que l’immigration soit un problème, au même titre que le chômage, la retraite, le dérèglement climatique, la précarité, l’inaccessibilité aux droits, à la santé ou à la formation, voilà qui est incontestable, pour autant que l’on s’entende sur l’acception du mot « problème ». Si, comme l’origine du mot l’indique, un problème est une difficulté (un obstacle, un embarras, une objection, une opposition) à laquelle l’esprit est confronté et que son effort incessant vise à construire une solution admissible, alors, oui, l’immigration appelle une pluralité de visions du monde et de la société qui ont toutes en partage de vouloir résoudre le problème de l’immigration dans des conditions définies mais sans connaître, quoi qu’elles en aient, la solution idéale. Le fait migratoire est devenu aujourd’hui plus que jamais un produit de la guerre entre États et des guerres civiles (ou intérieure), et ses enjeux sont par définition internationaux et largement imprévisibles.

À cela s’ajoute un fait historique relativement récent. La dépolitisation des persécutions ou de l’exil forcé fait de plus en plus place à l’action humanitaire sous toutes ses formes, comme instrument de gestion des flux migratoires, de fixation et de stabilisation des populations déplacées dans leur propre pays, virtuellement ou réellement sur le départ vers les pays capitalistes développés. Les notions d’« asile humanitaire » et du « droit de rester en sécurité dans son pays » en sont une parfaite traduction. Autrement dit, depuis un peu plus d’une vingtaine d’années, l’intervention humanitaire contribue, avec les États nationaux et les institutions internationales, à faire de la protection des victimes sur place un mécanisme privilégié de prévention de mobilité des populations déracinées. Aussi, la conceptualisation des interventions humanitaires doit-elle être réinterrogée.

Si des États peuvent intervenir, au nom des Nations-Unies, pour protéger des populations civiles sans protection au sein de leur territoire national, il entre dans les mœurs étatiques et internationales des interventions humanitaires dont le « devoir » est, implicitement ou explicitement, de « protéger » un pays (plus ou moins proche) d’une arrivée de flux migratoires. C’est, me semble-t-il, ce nouveau paradigme migratoire qui tend aujourd’hui à devenir le paradigme dominant. Cela ne peut pas ne pas avoir d’effets sur la « demande » d’asile dans l’espace européen. Ne pas voir, ne pas entendre et ne pas dire le juste en matière de malheur social n’augure jamais rien de bien.

 


[1]. La Cour nationale du droit d’asile est rattachée au Conseil d’État (décret no 2008-1481 du 30 décembre 2008) depuis le 1er janvier 2009.

[2] Qu’on me permette de renvoyer sur cette question à mon dernier ouvrage Croire à l’incroyable, Gallimard, 2018.

[3]. Accueil et contrat d’intégration, lutte contre les discriminations, égalité des chances dans l’éducation, prise en compte de la « diversité » dans les médias, création de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, etc.

Smaïn Laacher

Sociologue, Professeur de sociologie à l'Université de Strasbourg

Rayonnages

SociétéMigrations

Notes

[1]. La Cour nationale du droit d’asile est rattachée au Conseil d’État (décret no 2008-1481 du 30 décembre 2008) depuis le 1er janvier 2009.

[2] Qu’on me permette de renvoyer sur cette question à mon dernier ouvrage Croire à l’incroyable, Gallimard, 2018.

[3]. Accueil et contrat d’intégration, lutte contre les discriminations, égalité des chances dans l’éducation, prise en compte de la « diversité » dans les médias, création de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, etc.