Pollueurs Anonymes : répondre à la crise écologique par une politique du rétablissement
Les Alcooliques et Narcotiques Anonymes utilisent le terme recovery, qui signifie rétablissement, récupération…, pour cibler l’état recherché lorsqu’on lutte contre une addiction. Dans le cas des addictions sévères, il est rare en effet d’aboutir à une guérison complète au sens de la disparition du désir pathologique qui pousse à retourner sans cesse vers l’objet addictif, malgré ses conséquences négatives. On peut néanmoins espérer « vivre avec » ce désir compulsif en contenant son emprise sur les pratiques ordinaires par des méthodes qui consistent par exemple à changer d’environnement ou de relations, à éviter les situations propices à son déclenchement quotidien et surtout à trouver de nouveaux objets de satisfaction capables de prendre le pas sur ceux qui ont conduit au développement de l’addiction.
Ce genre de méthodes pourrait s’appliquer aux pathologies majeures des sociétés contemporaines telles que l’incapacité à réduire l’empreinte carbone ou l’usage de produits toxiques en agriculture, l’optimisation économique au-delà de toute limite sociale, environnementale ou de civilité, les emballements spéculatifs des banques et organismes financiers, ou encore le pillage des données personnelles et de la disponibilité mentale par le despotisme numérique.
Ces différentes pathologies sociales offrent en effet une parenté avec les addictions dont elles partagent l’impossibilité d’endiguer des pratiques dont tout le monde s’accorde pourtant sur les conséquences nuisibles : destruction des ressources naturelles, désindustrialisation dans certains pays et surexploitation du travail dans d’autres, gains financiers disproportionnés et collectivement coûteux, marchandisation et colonisation de l’intimité par les enregistrements numériques – en plus des addictions proprement dites de certains utilisateurs.
La société de récompense
Le rapport collectif à la détérioration du climat et de l’environnement naturel est typique de cette situation, puisqu’en-dehors des climato-sceptiques, personne ne doute qu’elle résulte d’une activité humaine incompatible avec la préservation de l’environnement. Or, malgré les réunions internationales et les proclamations officielles réitérées, les sociétés se montrent toujours incapables d’inverser le processus qui conduit à ce genre de conséquences, un peu comme un drogué toujours incapable de tenir sa promesse récurrente : « demain j’arrête ! ».
La catastrophe climatique et environnementale n’est toutefois que l’aspect émergent d’une apathie plus ou moins complice de gouvernements incapables de résister aux pressions des groupes industriels et à leurs stratégies de croissance économique, mais aussi, plus profondément, de l’enracinement de pratiques écologiquement et socialement nocives dans des habitus de vie dont tous les habitants sont partie prenante par le simple fait d’utiliser des automobiles, des conditionnements plastiques, des voyages en avion, des marchandises à bas coût, des services bancaires ou des réseaux électroniques.
La critique classique de la « société de consommation » avait déjà pointé cette implication des habitants dans les pathologies de la société, mais sans noter que les motivations à consommer, comme du reste celles à produire ou à commercer, reposent sur des mécanismes du désir enracinés dans des dispositifs neurophysiologiques ancestraux, en particulier ce qu’on appelle le circuit neurologique de la récompense, activé par toutes les occasions de plaisir ou de satisfaction. Suivant la psychologie évolutionniste, ces dispositifs auraient été générés par les contraintes de survie de l’évolution naturelle qui ont rendu hautement désirables non seulement les aliments et les abris, mais aussi les attachements parentaux, sexuels et sociaux réputés avoir une haute valeur adaptative.
Toutefois, ces dispositifs peuvent aussi être stimulés par des offres qui n’ont pas du tout la même valeur, mais sont capables de susciter des désirs dont l’intensité et la répétition induisent au contraire des dérèglements neurologiques durables. C’est le cas en particulier des drogues dont les usages incontrôlés peuvent « pirater » ces dispositifs et provoquer les symptômes addictifs classiques tels que le désir extrême, l’usage compulsif, le manque, la tolérance, le sevrage… Mais c’est aussi le cas des objets de consommation courante et des offres de gain et de succès que le capitalisme contemporain a su multiplier comme jamais aucun régime économique n’avait su le faire avant lui, stimulant de façon incessante et compulsive les dispositifs humains de la récompense par ses promesses, publicités et techniques d’enrôlement.
La propension naturelle des humains à rechercher des plaisirs et des satisfactions s’est ainsi trouvée confrontée à des formes de vie sans rapport avec celles qui l’avaient générée, de sorte que la recherche des récompense de vie courante, dont la fonction adaptative est en principe avérée, s’est mise à produire des effets de plus en plus contre-adaptatifs avec la surproduction industrielle et la surconsommation marchande qui détériorent irrémédiablement l’environnement naturel, et l’optimisation économique illimitée qui détruit des formes de vie sociale bien établies sans offrir d’alternative viable, en particulier dans les pays pauvres où la majorité des emplois ne sont pas considérés comme « décents », suivant les catégories de l’Organisation Internationale du Travail.
Quant aux pays et aux habitants les plus riches de la planète, ils souffrent d’une sorte de détournement permanent de leur désir tel qu’il avait été fabriqué par l’évolution naturelle, désormais pris en otage par des objets qui, en même temps qu’ils les satisfont, leur offrent le sentiment de contribuer à une sorte de naufrage collectif inéluctable, sur le modèle des usagers de drogues contraints à prendre régulièrement leurs doses alors qu’ils sont convaincus du caractère indésirable, voire de l’issue fatale de cet usage. C’est pourquoi, lorsqu’on se préoccupe de réformer la « société de récompense » telle que je viens de la décrire, c’est bien de « désintoxication » qu’il s’agit, et non pas seulement de prise de conscience, comme le pensaient les critiques de la société de consommation. Et si l’intoxication est vraiment profonde, il faudra sans doute, faute de guérison complète, se contenter d’une « politique de rétablissement » dont les contours sont aujourd’hui en train d’émerger.
Retour au commun
Pendant longtemps, on a espéré que les méfaits sociaux du capitalisme industriel – on pensait moins alors aux aux méfaits écologiques… – seraient endigués par les revendications de mise en commun des biens de base portées par les militants socialistes et la mobilisation populaire contre l’exploitation du travail. On croyait aussi que toutes les réformes à venir seraient sociales, sur le modèle du programme du Conseil national de la résistance qui, toutes tendances politiques confondues, annonçait la prochaine « éviction des féodalités économiques et financières sur la direction de l’économie », voire même du préambule de la Constitution de 1946 (repris dans celle de 1958) proclamant que « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».
Malheureusement, cette croyance optimiste a été profondément et insidieusement battue en brèche depuis un demi-siècle, non par le libéralisme lui-même, comme on le dit parfois, mais par sa dérive néo-conservatrice qui, sous l’impulsion de penseurs réputés en économie et en philosophie politique, a œuvré de façon obstinée pour rendre caduques les espérances d’émancipation non seulement du socialisme, mais aussi du libéralisme classique qui ne séparait pas les revendications de liberté de celles d’égalité.
L’une des clefs idéologiques de cette évolution malencontreuse a été, comme chacun sait, la théorie économique néo-classique, dite aussi néo-libérale, qui voit dans le libre jeu des marchés, indépendamment de toute interférence de l’État, la condition de l’amélioration du sort de tous les habitants – ce qui implique de diminuer les impôts et les dépenses publiques et limite aussi les possibilités de redistribution sociale et de contrôle public sur l’économie. Mais une autre clef, un peu moins visible et tout aussi décisive, a été la philosophie politique dite « libertarienne de droite » d’auteurs comme Robert Nozick, qui considère que la redistribution sociale à partir de l’impôt perçu sur les plus riches est une spoliation pure et simple du travail, et que la seule limite à l’appropriation privée des ressources naturelles est de ne pas nuire à la condition d’autrui « au moment » où on se les approprie, quoiqu’il puisse ensuite arriver.
La crise écologique contemporaine est, pour partie, une conséquence de cette conception philosophique qui exonère par principe les agents économiques de toute responsabilité future au plan social, écologique ou des libertés intimes. Et tandis que la catastrophe environnementale en cours rendait de plus en nécessaire un retour au sens du commun pour sauver ce qui peut encore l’être, le tournant néo-conservateur a facilité au contraire l’enfermement des habitants dans les pratiques compulsives d’un capitalisme totalement débridé, qui les en éloigne toujours davantage.
C’est pour répondre aux effets catastrophiques de cette évolution que s’est progressivement imposée ces dernières années l’idée alternative d’une responsabilité sociale et environnementale des entreprises, et que la prise en compte du commun dans toutes les décisions économiques et politiques est redevenue une revendication majeure de la société.
Mais le temps perdu et le chemin à parcourir pour revenir à une gestion collective et publique des ressources communes, naturelles ou issues des technologies humaines, sont considérables, du fait d’un demi-siècle de restauration conservatrice qui a affaibli les défenses existantes contre l’appropriation illimitée des ressources communes et accentué les dépendances des habitants aux pratiques les plus addictives du capitalisme. Il existe néanmoins aujourd’hui, dans tous les pays développés, un courant social profond qui recherche des issues pratiques aux modes actuels de production et d’échange, en essayant d’inventer de nouvelles formes de vie quotidienne.
Le désir de s’émanciper de l’emprise des grandes puissances financières s’exprime désormais sous de multiples formes : soutien à une agriculture paysanne pour consommer des produits agricoles locaux, saisonniers et non-traités, autofabrication dans des lieux comme les fablabs ou les hackerspaces en vue de relocaliser la production des biens manufacturés, esprit de « déconsommation » pour faire préférer les objets durables et réparables, les produits d’occasion, la réutilisation des déchets ou le partage des outils de travail, résistance de certains petits entrepreneurs à leur rachat par des groupes financiers, utilisation de services et d’outils numériques alternatifs pour s’opposer au despotisme des GAFA… et, de façon plus générale, efforts quotidiens pour réduire l’impact écologique des activités humaines, tout en œuvrant pour restaurer les obligations sociales de la collectivité à l’égard de ses habitants les plus vulnérables, anciens ou de fraîche date.
La puissance publique
Cette vision du rétablissement de la société « par le bas », c’est-à-dire par la transformation des usages qui entretiennent les tendances économiques et écologiques les plus dommageables, témoigne de la conscience diffuse qu’ont les habitants de leur implication personnelle dans les processus qui menacent le bien commun. Le producteur et le consommateur qui pourraient émerger de ces tendances est cependant bien loin de l’homme « nouveau », débarrassé de toutes les tares morales de l’ancien monde, qu’on rêvait de faire advenir dans les anciennes mythologies révolutionnaires. Son profil se rapprocherait davantage de celui des personnes addictes qui, sachant à quel point elles peuvent être envahies par les pulsions de leur dépendance, cherchent en priorité les moyens pratiques de s’en passer « une journée à la fois », de préférence à une improbable guérison totale.
Il semble toutefois difficile d’envisager un rétablissement de la société indépendamment du changement des grandes orientations de l’État, que réclament les activistes actuels de l’écologie et du progressisme social. Or, des deux principaux moyens existants pour changer ces orientations : élections ou mouvement social, le premier est aujourd’hui largement pollué par les techniques électorales de partis qui, en segmentant leurs cibles, à l’aide notamment des outils de l’intelligence artificielle, sont capables le moment venu de canaliser à leur profit les peurs des électeurs en tapant sur les migrants, les assistés et les minorités.
Reste alors le mouvement social, celui des manifestations de masse ou encore celui des idées qui, malgré la haine machiste que suscitent des figures comme celle de Greta Thunberg, pourrait, à terme, inverser les processus destructeurs. On le voit par exemple dans les flottements stratégiques actuels de l’industrie automobile qui pourrait la faire basculer vers l’abandon des moteurs à explosion, pour peu que les incitations de l’État deviennent suffisamment directives. Ce genre d’évolution favorable pourrait également se produire dans les domaine de l’énergie, de la chimie ou de l’agriculture, grâce à la multiplication des actions en justice contre les distributeurs d’agents toxiques.
Mais chacun pressent désormais que la panoplie des mesures à prendre, notamment sur le plan fiscal et des pénalités encourues, pour restaurer la place du commun et rétablir la société, ne peut se réduire à des appels à la bonne volonté des acteurs concernés, ni même à leurs intérêts bien compris, mais suppose au contraire une action énergique de la puissance publique pour réaffirmer sa prévalence sur ce que les libérateurs de 1945 avaient appelé « les féodalités économiques et financières » et accompagner ainsi le puissant désir de désintoxication qui parcourt toute la société.